Les Ressuscités/Guizot

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Calmann Lévy, éditeur (p. 113-144).

GUIZOT
I

On raconte qu’un jour mademoiselle Rachel, ayant été conduite à la Chambre des députés, s’éprit d’une telle admiration pour le talent oratoire de M. Guizot qu’elle s’écria :

— J’aimerais à jouer la tragédie avec cet homme-là !

Toute la France, à un certain moment, a partagé l’admiration de Rachel. On peut avoir de l’admiration sans avoir de l’enthousiasme. M. Guizot a été, en effet, ce qu’on appelle en style de théâtre un grand premier rôle.

On ne s’attend pas à ce que j’écrive sa biographie ; elle est connue autant que celle de Voltaire ou de Jean-Jacques Rousseau. Tout le monde sait sa naissance à Nîmes, son éducation à Genève, sa jeunesse à Paris.

Cela court les dictionnaires.

Royer-Collard et Fontanes furent ses premiers protecteurs. Depuis, il a su marcher seul, — trop seul parfois. Je ne m’aventurerai pas à le suivre ; il me mènerait trop loin et là où je ne veux pas être conduit. Il me suffira d’indiquer ses principales étapes.

J’aurais désiré isoler l’homme d’État, le séparer de l’écrivain et du professeur ; mais cela est impossible. Tous les trois sont étroitement liés ; tous les trois accomplissent la même œuvre et tendent au même but, — le professeur par la leçon, l’écrivain par le livre, le ministre par le décret.

Pendant le premier Empire et pendant la Restauration on voit M. Guizot, dans toute la verdeur d’une jeunesse exclusivement vouée â l’étude, se débrouiller laborieusement et faire déjà plusieurs parts de son existence. Fonctionnaire quand il le peut, publiciste toujours, il attaque la notoriété par tous les côtés à la fois. Il parle sur tout, il écrit sur tout ; il publie un Dictionnaire des Synonymes et des Annales de l’Éducation ; il fait succéder les Vies des poëtes français du siècle de Louis XIV à l’État des beaux arts en France ; il traduit de l’allemand et de l’anglais ; il donne des éditions de Gibbon, de Shakspeare, de Mably, de Rollin. Il rappelle Beaumarchais par son activité, — un Beaumarchais à la glace. Comme Beaumarchais, il se jette dans de vastes entreprises de librairie, telles que la collection des Mémoires relatifs à l’histoire d Angleterre et celle des Mémoires relatifs à l’histoire de France, soit une cinquantaine de volumes. Il y a là une « capacité, » incontestablement, et une destinée.

À travers ces travaux considérables, l’homme politique trouve le temps de s’accentuer. Il ne laisse passer aucune question à l’ordre du jour sans se l’approprier et sans en faire l’objet d’une brochure ou d’un volume. Je cite au courant (il faudrait dire au torrent) de la plume : Quelques idées sur la liberté de la presse, Essai sur l’état actuel de l’instruction publique, Des moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France, Des conspirations et de la justice politique, De la peine de mort, etc., etc.

Reste le professeur. Il avait été pourvu d’une chaire d’histoire moderne dès 1812, et déjà il s’était montré orateur habile. Si vous en doutez, lisez l’exorde de son discours d’ouverture, sa première leçon et sa première parole publique. Il ne s’essayait pas encore à la domination ; il recherchait l’ingénieux, le séduisant, il ne fuyait pas l’anecdote.

« Messieurs, — disait-il, — un homme d’État célèbre par son caractère et par ses malheurs, sir Walter Raleigh, avait publié la première partie d’une Histoire du monde ; enfermé dans la prison de la Tour, il venait de terminer la dernière. Une querelle s’élève sous ses fenêtres, dans une des cours de la prison : il regarde, examine attentivement la contestation qui devient sanglante, et se retire, l’imagination vivement frappée des détails de ce qui s’est passé sous ses yeux. Le lendemain, il reçoit la visite d’un de ses amis, et la lui raconte. Quelle est sa surprise lorsque cet ami, qui avait été témoin et même acteur dans l’événement de la veille, lui prouve que cet événement a été précisément le contraire de ce qu’il croyait avoir observé ! Raleigh, resté seul, prend son manuscrit et le jette au feu, convaincu que, puisqu’il s’était si fort trompé sur ce qu’il avait vu, il ne savait rien du tout de ce qu’il venait d’écrire. »

M. Guizot part de là pour se demander : « Sommes-nous mieux instruits ou plus heureux que sir Walter Raleigh ?…… »

Un instant dépossédé de sa chaire en 1825, il y remonte en 1828 ; il y grandit, stimulé par le voisinage des Villemain et des Cousin. Sa parole est devenue plus grave, plus sûre d’elle-même. On accourt à ses leçons (où il puisera les éléments de son grand ouvrage sur la Civilisation) ; on l’écoute respectueusement, car c’est surtout le respect qu’il inspire. Bref, il acquiert une popularité que plus tard il ne retrouvera plus au même degré. Vienne la Révolution de 1830, M. Guizot est prêt pour le pouvoir.

Je ne sais pourquoi j’ai la mémoire obsédée par un fragment, d’ailleurs assez plaisant, d’un pamphlet paru en 1853 dans la Revue de Paris. Voici ce petit morceau vraiment caractéristique : « Quand le règne de Louis-Philippe sera devenu légende, ce roi apparaîtra à nos descendants sous la mine d’un vieux bourgeois, non dépourvu de bonhomie. Autour de lui se presseront ses nombreux enfants, et il s’avancera, escorté de deux petits bourgeois, ses favoris, comme Louis XI entre Olivier le Daim et Tristan l’Ermite. Le plus petit des deux favoris aura un museau de renard et de grosses lunettes pleines de malice ; il se nommera Thiers. Le second, Guizot, se tiendra grave comme un pélican. Ces deux personnages aussi distincts, aussi tranchés que les types de la farce italienne, se joueront une foule de mauvais tours qui divertiront singulièrement le vieux monarque.[1] »

Le divertissement est de trop. Quoi qu’il en soit, l’élévation rapide de M. Guizot sous le gouvernement de Louis-Philippe réalisa les espérances qu’avaient conçues ses partisans. Tour à tour ministre de l’intérieur et de l’instruction publique, il apporta dans l’exercice de ses fonctions son inflexibilité d’idées et de manières. Un instant il put croire à la stabilité d’un régime qu’il avait aidé à fonder. On était en 1836. L’Académie française l’appela à elle.

II

M. Guizot fut élu le 28 avril. Aucun concurrent ne se présenta, tous les candidats s’abstinrent devant lui. Il réunit la presque totalité des suffrages, puisque sur vingt-neuf académiciens présents, il eut vingt-sept voix. Les deux autres voix se traduisirent en billets blancs.

M. Guizot avait alors quarante-neuf ans ; il ne s’était ni pressé ni empressé pour arriver à l’Académie. On eût dit qu’il savait que la vie avait fait un pacte avec lui. Il s’était même effacé plusieurs fois poliment pour laisser passer quelqu’un. Il ne prit place qu’après Lamartine, après Cousin, après Dupin, après Charles Nodier, après Thiers, après Salvandy. Il est vrai qu’il appartenait déjà à deux classes de l’Institut : à l’Académie des sciences morales et politiques et à l’Académie des inscriptions et belles-lettres.

Sa réception, qui eut lieu le 22 décembre, eut les allures d’un triomphe.

Il revendiqua fièrement, dans son discours, les principes philosophiques du xviiie siècle. « Le xviiie siècle nous a faits ce que nous sommes, — s’écria-t-il ; — idées, mœurs, institutions, nous tenons tout de lui ; nous lui devons, et, pour mon compte, je lui porte une affection filiale. Qu’elle pénètre, qu’elle paraisse dans mes paroles, même les plus libres ! Si nos paroles sont libres, à qui le devons-nous ? Le xviiie siècle a fait notre liberté. Dans cette enceinte, hors de cette enceinte, partout, toute pensée qui se déploie, toute voix qui s’élève sans entraves, rend témoignage de la gloire du xviiie siècle et de son bienfait. Montesquieu, Voltaire, Rousseau, puissants génies, noms immortels, nous sommes libres comme vous nous avez voulus ; nous le serons envers vous-mêmes : mais notre liberté vous sera le plus digne hommage, et notre reconnaissance montera vers vous avec l’indépendance de notre jugement ! »

Il y a presque de l’exaltation dans ces paroles[2]. Après cette profession de foi, M. Guizot fit l’éloge de son éminent prédécesseur, Destutt de Tracy ; il le fit sans réserves. Commencé par une apothéose du xviiie siècle, ce discours s’acheva par cette fanfare en l’honneur du xixe ;

« Voyez : la pensée est libre, la conscience est libre, le travail est libre, la vie est libre. Des institutions puissantes, les institutions que Voltaire allait admirer au loin, que Montesquieu expliquait à l’Europe surprise, garantissent toutes ces libertés. Un acte souverain de la France a prouvé au monde que désormais les libertés et les institutions nationales ne seraient pas impunément violées. Un roi digne de nos institutions, inviolable comme elles, dévoue à leur affermissement son infatigable sagesse. Aussi déjà leurs fruits excellents et tant désirés, la sécurité, la prospérité, la civilisation, la raison publique, grandissent à vue d’œil… Quel siècle, quel pays a jamais si rapidement atteint un but si élevé ? Consultez, messieurs, interrogez ce grand ministre qui a honoré son nom en l’unissant au vôtre ; ce grand roi qui a donné le sien à tant de gloires de la France ; Richelieu, Louis XIV, eux qui ont tant vu, qui ont tant fait, dans leur longue et puissante vie, ont-ils rien vu, ont-ils rien fait qui approche de ce qui s’est passé sous nos yeux et par nos mains ? Ont-ils assisté, ont-ils eu l’honneur de concourir à une transformation si complète, à un si immense développement des idées, des institutions, des mœurs, des lois, de l’existence tout entière de tant et de tant de millions d’hommes ?… Certes jamais la Providence n’a plus magnifiquement traité un siècle et un peuple ! »

Voilà bien le langage du triomphe, en effet. C’est l’homme qui s’éblouit lui-même.

M. de Ségur, dans sa réponse, le prit sur un ton moins lyrique. Félicitant M. Guizot de son passage aux affaires, il ramena son œuvre à des proportions humaines ; il le remercia surtout d’avoir, comme ministre de l’instruction publique, multiplié les foyers de lumière : « Depuis 1833, cinq cents comités d’instruction et d’éducation volontairement réunis ; un grand nombre d’écoles normales primaires obtenues des conseils des départements ; cinq mille écoles communales ou instituées ou même construites à grands frais par nos municipalités, telles sont les fondations auxquelles votre nom restera attaché. En trois ans, six cent mille élèves ont été arrachés à l’ignorance. »

Ce passage fut unanimement et sincèrement applaudi. M. de Ségur avait touché la note juste, en rappelant les meilleurs titres de M. Guizot à l’estime et à la reconnaissance de ses concitoyens.

On me permettra d’insister sur cette période éclatante et heureuse de son existence. Tout homme aussi doué que M. Guizot a dans sa vie un de ces sommets, quelquefois deux.

Une académie en attire une autre. Celle de Stockholm voulut avoir l’honneur de compter M. Guizot dans ses rangs. Il reçut à cette occasion une lettre du roi de Suède, Charles-Jean (Bernadotte), avec lequel il n’avait jamais eu de relation. Cette lettre est curieuse, d’un style défrancisé, mais elle a un accent cordial qui trahit l’ancien soldat :

« Monsieur Guizot,

» Quand j’ai sanctifié votre nomination comme membre de l’Académie des sciences historiques, antiquités et belles-lettres de Stockholm, j’ai cédé à la spontanéité de mon âme en exprimant la satisfaction que j’éprouvais de ce choix. Les personnes qui liront vos ouvrages applaudiront aux paroles que j’ai prononcées ; et moi, monsieur Guizot, je me félicite de ce que le hasard et ma conviction m’aient fourni l’occasion de faire connaître à ceux qui se trouvaient en ce moment près de moi le tribut de l’estime que vous m’avez inspirée, et qui vous est due à tant de titres.

» Votre bien affectionné,

» Charles-Jean. »

Une autre lettre non moins curieuse est celle qu’il reçut de Béranger, lettre infiniment spirituelle, mais en même temps singulièrement narquoise. La voici :

« Passy, 13 février 1834.

» Monsieur le ministre,

» Excusez la liberté que je prends de vous recommander la veuve et les enfants d’Émile Debraux. Vous demandez sans doute ce qu’était Émile Debraux. Je puis vous le dire, car j’ai fait son éloge en vers et en prose. C’était un chansonnier. Vous êtes trop poli pour me demander à présent ce que c’est qu’un chansonnier, et je n’en suis pas fâché, car je serais embarrassé de vous répondre.

» Ce que je puis vous dire, c’est que Debraux fut un bon Français, qu’il chanta contre l’ancien gouvernement jusqu’à extinction de voix, et qu’il mourut six mois après la révolution de Juillet, laissant sa famille dans une profonde misère. Il fut une puissance dans les classes inférieures ; et soyez sûr, monsieur, que comme il n’était pas tout à fait aussi difficile que moi en fait de rime et de ce qui s’ensuit, il n’eût pas manqué de chanter le gouvernement nouveau, car sa seule boussole était le drapeau tricolore…

» … Si j’étais assez heureux, monsieur, pour vous intéresser au sort de ces infortunés, je m’applaudirais de la liberté que j’ai prise de me faire leur interprète auprès de vous. Ce qui a dû m’y encourager, ce sont les marques de bienveillance que vous avez bien voulu m’accorder quelquefois.

» Je saisis cette occasion de vous en renouveler mes remercîments, et vous prie d’agréer, etc., etc.

» Béranger. »

On aura remarqué l’étrange pointe d’irrévérence qui perce vers la fin du deuxième paragraphe. À quoi donc pensait le bonhomme en l’écrivant ?

Il me reste à examiner les œuvres publiées par M. Guizot depuis sa réception à l’Académie française.

C’est dans cette même année 1836 que M. Guizot acheta la terre du Val-Richer. Depuis longtemps il avait le désir d’acquérir en Normandie une maison champêtre où il pût venir se délasser de son labeur politique. Il ne la Voulait pas loin de ses électeurs. Le Val-Richer, situé à trois lieues de Lisieux, réalisa son idéal. C’était une ancienne abbaye, s’étendant sur une colline agréable et fertile, — bien de moines, c’est tout dire. L’apparence délabrée des bâtiments était rachetée par des points de vue très-pittoresques. « Le lieu me plut, — raconte M. Guizot dans ses Mémoires ; — la maison, située à mi-côte, dominait une vallée étroite, solitaire, silencieuse ; point de village, pas un toit en vue ; des prés très-verts ; des bois touffus, semés de grands arbres ; un cours d’eau serpentant dans la vallée ; une source vive et abondante à côté de la maison même ; un paysage pittoresque sans être rare, à la fois agreste et riant. Je me promis d’arranger commodément la maison, d’abattre des murs, de faire des plantations, des pelouses, des talus, des allées, des percées, des massifs, d’obtenir que l’administration ouvrit des chemins dont le pays avait besoin au moins autant que moi, et j’achetai le Val-Richer. »

M. Guizot, comme on voit, devient un peu poëte pour célébrer son enclos.

Aujourd’hui, le Val-Richer est inséparable du nom de M. Guizot, comme la Vallée-aux-Loups est inséparable du nom de Chateaubriand, comme Saint-Point est inséparable du nom de Lamartine[3].

La nébuleuse de M. Guizot commença à se former quelque temps après son entrée à l’Académie française. Sorti un instant des affaires publiques, il y rentra, pour y jouer jusqu’en 1848 un rôle continuel, difficile et diversement apprécié. J’ai dit comment il était arrivé au pouvoir, je ne dirai pas comment il en descendit. Ces faits sont trop connus.

La révolution de février ne le rendit pas sur-le-champ aux lettres. Il y eut, pendant quelque temps encore, lutte, révolte, déchirements, espoirs nouveaux, suivis de déceptions nouvelles. Même lorsqu’il lui fut cruellement prouvé par ses bons amis les électeurs normands que son prestige était fini, il ne voulut pas renoncer au rôle de conseiller. Il publia des brochures et des articles de revue, comme à l’époque de son arrivée à Paris : Nos Mécomptes et nos Espérances ; Monck ; Cromwell sera-t-il roi ? etc., etc. Je ne dirai pas que ces divers écrits laissèrent le public indifférent, on ne me croirait pas, mais ils n’eurent cependant ni le succès ni surtout l’influence auxquels leur auteur pouvait s’attendre. On trouva, à tort ou à raison, que le rôle de Cassandre ne lui allait pas.

Il laissa passer quelques années, et, en 1858, il se décida à écrire ses Mémoires.

Les Mémoires ! ce baisser de rideau de presque toutes les existences fameuses ! cette rentrée dans la coulisse de presque tous les acteurs célèbres ! ce dernier bruit et cette dernière lueur ! la fin de Napoléon et de Chateaubriand !

M. Guizot écrivit ses Mémoires, et il tint à honneur de les faire paraître de son vivant.

« Je publie mes Mémoires pendant que je suis encore là pour en répondre, — dit-il dans son avant-propos. — Voulant parler de mon temps et de ma propre vie, j’aime mieux le faire du bord que du fond de la tombe. Pour moi-même, j’y trouve plus de dignité, et pour les autres j’en apporterai, dans mes jugements et dans mes paroles, plus de scrupule. Si des plaintes s’élèvent, ce que je ne me flatte guère d’éviter, on ne dira pas du moins que je n’ai pas voulu les entendre, et que je me suis soustrait au fardeau de mes œuvres.

» D’autres raisons encore me décident. La plupart des Mémoires sont publiés ou trop tôt ou trop tard. Trop tôt, ils sont discrets ou insignifiants ; on dit ce qu’il conviendrait encore de taire, ou bien on tait ce qui serait curieux et utile à dire. Trop tard, les Mémoires ont perdu beaucoup de leur opportunité et de leur intérêt ; les contemporains ne sont plus là pour mettre à profit les vérités qui s’y révèlent et pour prendre à leurs récits un plaisir presque personnel. Ils n’ont plus qu’une valeur morale ou littéraire, et n’excitent plus qu’une curiosité oisive. »

Oisif tant qu’on voudra, mais je suis de ceux qui savent se contenter, au besoin, de cette valeur morale ou littéraire.

Commencée en 1858, la publication des Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps ne fut terminé qu’en 1867. L’ouvrage entier comprend huit volumes. On y chercherait en vain des renseignements biographiques ; M. Guizot ne donne sur sa vie privée que les détails qui sont étroitement liés à sa vie publique. — Passez, rêveurs et curieux ! il n’y a rien pour vous ici. — M. Guizot ne se met en scène qu’à vingt ans, c’est-à-dire à l’âge d’homme, et dès lors il appartient corps et âme à la politique. Son récit part de la Restauration pour s’arrêter au seuil de la Révolution de 1848, laissant de côté tout ce qui n’est pas le trône ou la tribune, les ministères ou les journaux ; on peut le considérer comme le résumé le plus complet, le plus scrupuleux, du gouvernement de Louis-Philippe, — comme un guide indispensable à travers ces ministères d’octobre, de mars, de juin, etc., où les lecteurs de l’avenir courent grand risque de s’égarer.

À ce point de vue, les Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps serviront en effet, et beaucoup. Ils seront souvent consultés, et même lus. Le ton apologétique qui y domine n’est fait pour étonner personne. Je ne sais plus qui est-ce qui avait proposé de changer le titre en celui-ci : Mémoires de quelqu’un qui a toujours eu raison. Il y a un peu de vrai dans cette plaisanterie, mais pas autant qu’on serait disposé à le croire. M. Guizot a protesté lui-même, dans le passage suivant, contre sa prétendue infaillibilité :

« Dans le laisser-aller de la conversation, M. de Metternich prenait à toutes choses, à la philosophie, aux sciences, aux arts, un intérêt curieux. Il avait, et il se complaisait à développer sur toutes choses, des goûts, des idées, des systèmes ; mais, dès qu’il entrait dans l’action politique, c’était le praticien le moins hasardeux, le plus attaché aux faits établis, le plus étranger à toute vue nouvelle et moralement ambitieuse. De cette aptitude atout comprendre, combinée avec cette prudence quand il fallait agir, et des longs succès que lui avait valu ce double mérite, était résultée pour le prince de Metternich une confiance étrangement, je dirais naïvement orgueilleuse dans ses vues et dans son jugement. En 1848, pendant notre retraite commune à Londres, l’erreur , me dit-il un jour avec un demi-sourire qui semblait excuser d’avance ses paroles, l’erreur n’a jamais approché de mon esprit. — J’ai été plus heureux que vous, mon prince, lui dis-je ; je me suis plus d’une fois aperçu que je m’étais trompé. »

Le plus heureux que vous est d’une rare finesse[4].

Comme tous les faiseurs de Mémoires, il se préoccupe des générations prochaines, et de ce qu’elles penseront de lui ; aussi n’épargne-t-il rien, selon une expression populaire, pour « mâcher la besogne » à la postérité, en vue d’un jugement définitif. Avec une bonhomie peut-être sincère, il annonce qu’il va donner la clef de sa politique et livrer le secret de son système gouvernemental. « Je voudrais, dit-il, transmettre à ceux qui viendront après moi, et qui auront aussi leurs épreuves, un peu de la lumière qui s’est faite pour moi, à travers les miennes. J’ai défendu tour à tour la liberté contre le pouvoir absolu et l’ordre contre l’esprit révolutionnaire, deux grandes causes qui, à bien dire, n’en font qu’une, car c’est leur séparation qui les perd tour à tour l’une et l’autre. »

Les Mémoires de M. Guizot forcèrent l’attention publique, et les premiers volumes s’enlevèrent rapidement. Ils eurent le privilège de raviver d’anciennes rancunes : mais en général l’impression fut favorable. M. Cuvillier-Fleury, dont l’admiration pour l’ancien ministre de Louis-Philippe va jusqu’à l’éblouissement, leur consacra un grand nombre d’articles dans les Débats. « Beau livre ! admirable ouvrage ! » s’écrie-t-il à chaque ligne. Et puis encore : « En le lisant, on se sent relevé de cette sorte de découragement douloureux où la défaite momentanée de leurs convictions plonge les plus fermes esprits. On y respire la sérénité, la santé morale. Si nous voulions nous servir d’une de ces comparaisons trop familières à la critique moderne, nous dirions que ce livre si élevé et si calme, avec tant de solides traces d’une expérience rompue à la pratique de la vie humaine, tant de hauteur et de diversité, tant de vif intérêt et d’altière élégance, donne l’idée de ces hautes montagnes aux courbes majestueuses et à l’aspect imposant, avec le bruit d’un grand fleuve qui roule ses eaux fécondes tout au loin dans la plus riche vallée… »

Pendant qu’il y était, M. Cuvillier-Fleury aurait pu comparer les Mémoires aux forets et aux mers. Mais où a-t-il vu que de telles comparaisons étaient familières à la critique moderne ?

Je ne saurais éviter plus longtemps de présenter quelques observations sur le style de M. Guizot. Les échantillons que j’en ai semés au cours de cet article suffisent pour le faire connaître. Ce style dit clairement ce qu’il veut dire ; c’est le premier des mérites, assurément, mais ce n’est pas le seul. Il manque bien des choses au style de M. Guizot ; il manque l’émotion, le charme, la rapidité. Et cependant M. Guizot écrit rapidement, trop rapidement quelquefois, ce qui explique des phrases du genre de celle-ci : « Bien des hommes commettent des actions beaucoup plus mauvaises qu’ils ne le sont eux-mêmes. »

De tous ses écrits, les Mémoires sont le plus important, et, par conséquent, celui sur lequel je me plais à m’arrêter ; il me satisfait souvent, mais jamais complètement. L’horizon y est limité, l’air y est mesuré. Tout se passe dans des cabinets, et à propos de cabinets. Un peu de ciel entrant tout à coup parla fenêtre ferait bien cependant, mais la politique ne veut pas de fenêtres ouvertes. M. Guizot trouve le moyen de raconter le gouvernement de Louis-Philippe, sans dire un mot du peuple, de la société, des mœurs, des habitudes, de tout ce que recherchent les autres historiens. C’est le triomphe de l’écorché.

Ses portraits ne sont pas tous également réussis, mais il y en a d’excellents, celui d’Armand Carrel, entre autres. Lamartine lui impose : il reconnaît en lui une attitude aussi noble que la sienne, avec la grâce en plus ; il s’avoue séduit par un langage doré, une expansion, une abondance harmonieuse qu’il a dû souvent envier. Il ne s’arrête pas autant qu’il le faudrait devant d’autres supériorités contemporaines. On sent qu’il a hâte de retourner à M. Molé, à M. Thiers, à M. Bro glie, à M. Duchâtel, ses collègues de tous les jours. Il se sent à l’aise avec eux, il est dans son élément.

Voilà pourquoi, malgré des traits de premier ordre, les Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps demeureront un ouvrage incomplet.

Entre temps (Shakspeare aurait dit : Activité, ton nom est Guizot !), l’auteur des Mémoires publiait la Correspondance de Washington ; et, conquis plus que jamais à la veine religieuse, développée sans doute par une solitude forcée, il donnait successivement à ses éditeurs : l’Église et la société chrétienne en 1861 ; Méditations sur l’essence de la religion chrétienne ; Méditations sur l’état actuel de la religion chrétienne. Excellents ouvrages, mais dénués absolument de ce qui fait le succès et surtout la popularité des ouvrages de ce genre, c’est-à-dire du zèle brûlant, de l’onction, de l’exaltation communicative[5].

III

En tout temps, à toutes les époques de sa vie, M. Guizot a cru à l’influence de l’Académie française, mais il y crut bien davantage lorsqu’il ne fut plus qu’académicien. Il rejeta toute son ardeur sur le Palais-Mazarin, qui devint pour lui comme un autre monastère de Saint-Just où il trompa les ennuis d’une abdication forcée. On prétend même qu’il s’amusa à y retarder les pendules. Dans tous les cas, les élections de la littérature lui rappellèrent les élections de la politique. Il se mit à la tête de la fraction la plus nombreuse de l’Académie ; ce fut chez lui qu’on alla prendre le mot d’ordre. Selon les circonstances, il fit de l’opposition ou de la concession aux gouvernements. Il a ouvert la porte à M. Dufaure et à M. le comte de Carné ; il a laissé passer M. Camille Doucet et M. de Champagny. À vrai dire, il ne se préoccupait que médiocrement des candidats purement littéraires. Cela se comprend de la part d’un homme qui ne tire pas sa principale supériorité de la littérature, — mais cela n’en est pas moins regrettable.

M. Guizot a été plusieurs fois directeur de l’Académie française ; comme tel, il a reçu tour à tour le comte de Montalembert, M. Biot, le père Lacordaire et Prévost-Paradol.

Le début de son discours à Lacordaire est resté particulièrement célèbre :

« Que serait-il arrivé, monsieur, si nous nous étions rencontrés, vous et moi, il y a six cents ans, et si nous avions été, l’un et l’autre, appelés à influer sur nos mutuelles destinées ?… Il y a six cents ans, monsieur, si mes pareils de ce temps vous avaient rencontré, ils vous auraient assailli avec colère comme un odieux persécuteur ; et les vôtres, ardents à enflammer les vainqueurs contre les hérétiques, se seraient écriés : « Frappez, frappez toujours ; Dieu saura bien reconnaître les siens ! » Nous sommes ici, vous et moi, monsieur, les témoignages vivants et les heureux témoins du sublime progrès qui s’est accompli parmi nous dans l’intelligence et le respect de la justice, de la conscience, du droit, des lois divines, si longtemps méconnues… Personne aujourd’hui ne frappe plus et n’est plus frappé au nom de Dieu. »

Ce discours fit beaucoup d’honneur à M. Guizot auprès des esprits élevés, mais il effaroucha quelques chefs du parti protestant. Il y eut réponses et querelles.

La harangue au malheureux Prévost-Paradol ne rencontra pas les mêmes écueils ; toutefois, M. Guizot ne s’y montra pas bon prophète. Voici en quels termes il apostropha l’Eliacin de l’Université, le Benjamin des Débats :

« Vous êtes jeune, et l’avenir est devant vous ; qui sait quelle destinée il vous réserve, et quel emploi il fera de vous pour le service de la France ? Vous êtes d’une génération en qui la France espère. La France est la patrie de l’espérance ; elle s’égare quelquefois à la poursuite de ses grands désirs de progrès et de liberté, et elle ne s’arrête pas toujours au but, même quand elle y touche ; mais elle n’y renonce jamais ; même fatiguée et découragée en apparence, elle garde toujours dans son cœur ses généreux instincts, décidée à toujours compter sur ses fils, quels qu’aient pu être les mécomptes et les revers de leurs pères. Vous êtes, monsieur, de ceux à qui il appartient d’aider au succès de notre époque dans sa difficile tache, la pratique efficace du gouvernement libre. Vous aurez autant, vous n’aurez pas plus de respect et de dévouement que vos devanciers pour la vérité, le droit, la liberté, l’ordre légal, le bien public. Je vous souhaite de moins rudes combats et plus de bonheur. »

Est-ce le mot de l’amertume ? est-ce le mot de la résignation ?

Guizot est mort à près de quatre-vingt-dix ans.


  1. Les Hommes et les Mœurs sous le règne de Louis-Philippe.
  2. Ces élans, cette chaleur, ne sont pas aussi rares chez M. Guizot qu’on veut bien le croire. Témoin cette page sur Strafford :
    « C’était non-seulement un esprit supérieur, mais une âme élevée, en proie, il est vrai, au tumulte des passions mondaines, dépourvue de moralité patriotique, et pourtant capable de conviction, d’affection, de désintéressement. Je comprends que Hampden l’ait condamné ; je ne comprends pas que l’histoire, en le chargeant de ce qui fit sa ruine, ne prenne pas plaisir à lui rendre ce qui faisait sa grandeur ; et pour mon compte, je suis sûr qu’en assistant à sa glorieuse défense, à son tranquille départ pour l’échafaud, en le voyant ne baisser la tête que pour recevoir sur son passage la bénédiction d’un vieil ami de prison, j’aurais senti le besoin de lui tendre la main, de serrer la sienne, et, au dernier moment, de sympathiser avec ce grand cœur. »
    Beaucoup de pages comme celle-ci, et M. Guizot serait sans rival parmi les historiens.
  3. Je m’arrête et m’amuse souvent aux petits pamphlets. Il est rare qu’ils ne me fournissent pas quelque trait, quelque indication. Voici un portrait de M. Guizot, à la date de 1844, rencontré dans un livre parfaitement ignoré : Les Petits Mystères de l’Académie française, révélations d’un curieux, par Arthur de Drosnay (Paris, Saint-Jorre, libraire) :
    « C’est un homme déjà d’un certain âge, à la figure pleine de dignité, à la tournure la plus convenable. Ses cheveux gris donnent à sa physionomie un air digne et imposant. Sa mise, toujours soignée, n’a rien d’exagéré ; tout en lui enfin annonce impérieusement l’homme de bonne compagnie. C’est, du reste, le seul ministre convenable que nous ayons maintenant ; tous, sous ce rapport de l’extérieur, sont vraiment malheureusement doués, à commencer par MM. Cunin, Martin, Roussin, Cousin, Villemain, et toute la bande en in ! »
    Tout le monde connaît le beau portrait de M. Guizot par M. Paul Delaroche, popularisé par la gravure.
  4. Je surprends encore M. Guizot en flagrant délit d’anecdote : « En 1830, au milieu de la perturbation qu’avait causée la révolution de Juillet, je vins un jour, comme ministre de l’intérieur, demander au Conseil où le baron Louis siégeait aussi comme ministre des finances, de fortes allocations. Quelques-uns de nos collègues faisaient des objections à cause des embarras du Trésor. — Gouvernez bien, me dit le baron Louis ; vous ne dépenserez jamais autant d’argent que je pourrai vous en donner. »
  5. En quête d’un morceau brillant pour son Trésor littéraire, recueil dans le genre de Noël et de La Place, la Société des gens de lettres n’a su découvrir qu’une page sur la Science et la Foi, qui résume la manière, — sérieuse jusqu’à la tristesse, — de M. Guizot, avec une monotonie qu’on n’est pas en droit d’attendre de lui : « Toute science se sent bornée et incomplète ; tout homme qui étudie, quelque soit l’objet de son étude, quelque avancé et quelque assuré qu’il soit lui-même dans sa connaissance, sait qu’il n’a pas touché le terme de la carrière, et que, pour lui ou pour un autre, de nouveaux efforts amèneront de nouveaux progrès. La foi, au contraire, est à ses propres yeux une croyance complète et achevée ; s’il lui semblait que quelque chose lui reste encore à acquérir, elle ne serait pas ; elle n’a rien de progressif, exclut toute idée que rien lui manque, et se juge en pleine possession de la vérité qui en est l’objet. De là une prodigieuse inégalité de [puissance entre ces deux genres de conviction : la foi, affranchie de tout travail intellectuel, de toute étude, puisqu’elle est complète en tant que connaissance, tourne vers l’action toutes les forces de l’homme ; dès qu’il en est pénétré, une seule tâche lui reste à accomplir, celle de faire régner, de réaliser au dehors l’idée qui a sa foi. L’histoire des religions, et de toutes les religions, prouve à chaque pas cette énergie expansive et pratique des croyances qui ont revêtu les caractères de la foi. Elle se déploie même dans des occasions où elle ne semble nullement provoquée ni soutenue par l’importance morale ou la grandeur visible des résultats…
     « C’est à lui-même que l’homme doit sa science : elle est son ouvrage, le fruit de son travail, la preuve et le prix de son mérite. Peut-être, au sein même de l’orgueil que lui inspire souvent une telle conquête, un secret sentiment vient-il l’avertir qu’en réclamant, en exerçant l’autorité au nom de la science, c’est à la raison, à l’intelligence d’un homme qu’il prétend soumettre les hommes : titre faible et douteux à un grand pouvoir, et qui, au moment de l’action, peut bien, même à leur insu, répandre dans l’âme des plus superbes quelque timidité. Rien de pareil ne se rencontre dans la foi. Quoique profondément individuelle, dès qu’elle est entrée, n’importe par quelle voie, dans le cœur de l’homme, elle en bannit toute idée d’une conquête qui lui soit propre, d’une découverte dont il se puisse attribuer la gloire : ce n’est plus de lui-même qu’il s’occupe ; tout entier à la vérité à laquelle il croit, aucun sentiment personnel ne se mêle plus pour lui à sa connaissance, si ce n’est le sentiment du bonheur qu’elle lui procure et de la mission qu’elle lui impose. Le savant est le conquérant, l’inventeur de sa science ; le croyant est l’agent, le serviteur de sa foi…
    « Qu’on regarde combien différent l’orgueil qui naît de la science et celui qui accompagne la foi : l’un est dédaigneux, plein de personnalité ; l’autre est impérieux et plein d’aveuglement ; le savant s’isole de ceux qui ne comprennent pas ce qu’il sait ; le croyant poursuit de son indignation ou de sa pitié ceux qui ne se rangent pas à ce qu’il croit ; le premier veut qu’on le distingue, le second que tous s’unissent à lui sous la loi du maître qu’il sert, etc., etc. »
    Cela pourrait aller ainsi jusqu’à demain. J’ai tenu à donner ce fragment parce qu’il caractérise tout à fait M. Guizot, écrivain religieux. Là encore l’attrait manque complètement. Il faut écrire au bas le mot terrible : Ennuyeux.