Les Ressuscités/Jules Janin

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Calmann Lévy, éditeur (p. 145-160).

JULES JANIN

Tout ce qu’il y a au monde de gai, de vif, de riant, de brillant, d’alerte, de jeune, d’inconscient, de spirituel, s’éveille à ce nom. Le facile talent et l’heureuse existence ! Voyez Jules Janin arriver à Paris vers les dernières années de la Restauration, confiant, hardi, les cheveux joliment bouclés. Il s’annonce tout d’abord, comme Figaro, par un bruissement de guitare et par un frémissement de tous les grelots cousus à sa veste. Sur-le-champ il pose un genou en terre et se met à écrire sur l’autre. Le voilà parti, il ne s’arrêtera plus.

Et toujours il a écrit sur son genou, fredonnant, insouciant, aussi à l’aise dans les journaux que Figaro sur la place publique. Dirai-je tout le chemin qu’il a fait, c’est-à-dire tous les arpents de papier qu’il a couverts de ses indéchiffrables pattes de mouche, avant d’arriver à l’Académie française ? Cela me conduirait bien loin et cela m’égarerait parfois. À peine débarrassé de la poussière des collèges, il avait pris un pied dans la critique théâtrale ; il en prit bientôt quatre. Ce n’est pas qu’il s’intéressât plus que de raison à l’art dramatique ; au fond, comme toujours, il s’en est médiocrement soucié. Le principal pour lui, à l’heure où il arrivait, — c’est-à-dire au milieu de la mêlée romantique, — c’était de publier un livre. Ce livre, le nouveau débarqué de Saint-Étienne ne manqua pas de le faire, et il le fit aussi bizarre, aussi monstrueux, aussi charmant, aussi paradoxal, que l’époque le demandait.

L’année 1829, qui vit naître Notre-Dame de Paris et les poésies de Joseph Delorme, vit paraître l’Âne mort et la femme guillotinée, une fantaisie à rendre Sterne jaloux dans sa tombe. Je laisse à penser l’effet que produisit dans le public un titre pareil. Peu de temps après, M. Janin publia Barnave, un ouvrage plus singulier encore, moitié roman, moitié histoire, auquel plusieurs collaborations anonymes donnèrent la saveur d’un pamphlet. La préface en est toute dirigée contre la branche d’Orléans.

Je possède la première édition, devenue rarissime, de ce Barnave ; j’y relève, en tête des chapitres, un grand nombre d’épigraphes (c’était la mode alors) qui me sont une source précieuse d’indications pour fixer les sympathies et les amitiés d’alors de Jules Janin.

« Approchez, il n’y a que des fauteuils ici. — F. PYAT.

» Tu es faux comme la poignée de main d’un ministre de l’intérieur. — NESTOR ROQUEPLAN.

» Combien as-tu vu de corneilles ? — BRUCKER.

» De la barbe, les capucins en ont ; les boucs en ont aussi. — H. DE LATOUCHE.

» Prenez ceci, je suis en fonds. — AUGUSTE BARBIER.

» Nous allions au feu, la poitrine nue, en chemise, et chantant l’air national : la Joyeuse Margot. — ARMAND CARREL.

» Dites-moi si je m’amuse, mon précepteur. — LÉON BERTRAND.

» Les heures ne seront plus que de quatre-vingt-dix minutes à l’horloge de l’Institut. — V. BOHAIN.

» Ton roman commence bien tard. — ÉTIENNE BÉQUET.

» Gilpain partit au grand galop ; adieu son chapeau et sa perruque ! Une se doutait guère en partant qu’il courrait si grand train. — GOZLAN.

» Il est trop tard. — EUGÈNE SUE. »

Et bien d’autres encore, plus ou moins extraordinaires, signées Roger de Beauvoir, Alphonse Royer, Eugène Chapus, etc., etc. On voit que Jules Janin fraternisait, sauf quelques rares exceptions, avec toute la jeune génération littéraire. Ce Barnave n’est, à proprement parler, qu’un accès de fièvre chaude ; on s’en effraya presque autrefois ; on en sourirait aujourd’hui. On y lit cette profession de foi qui porte bien la marque de M. Janin : « Si la critique vient me dire : Ceci s’est passé le 31 décembre 1789 et non pas le 1er janvier 1790 ; celui-ci vivait alors, celui-là était mort ; je me rangerai du côté de la critique, mais je soutiendrai que ce n’est pas ma faute, que l’un a eu tort d’être vivant, l’autre d’être mort, ne fût-ce que par mon histoire, et que, pour les punir l’un et l’autre, je ne changerai pas à mon histoire un seul mot. »

Ces deux ouvrages, qui avaient la valeur de deux coups de pistolet tirés par la fenêtre (il y avait de quoi se boucher les oreilles à cette époque, tant ces sortes d’explosions étaient fréquentes !), jetèrent le nom de Jules Janin à la foule.

Comment se fait-il que les frères Bertin, du Journal des Débats, le choisirent alors pour remplacer dans le feuilleton dramatique Hoffmann et Duvicquet, les plus corrects d’entre les écrivains classiques ? C’est ce que je ne me charge pas d’expliquer. À peine installé au rez-de-chaussée de cette importante feuille, Jules Janin y fit un vacarme de tous les diables ; il y importa le style de Diderot, du Diderot du Neveu de Rameau et de Jacques le fataliste, du Diderot débraillé, gesticulant dans sa robe de chambre et jetant sa pantoufle au nez du lecteur. On s’étonna d’abord, puis on s’habitua à cette note enjouée, qu’il a comparée lui-même à celle du fifre, à ce turlututu de tous les huit jours. Cette modeste signature de J. J. acquit bientôt l’importance d’un Mané, Thécel, Pharès. On était alors dans les premiers temps du journalisme ; un monsieur qui parlait d’un acteur était un être redouté. Jules Janin acquit et mérita bientôt le surnom de prince des critiques.

Les gens de mon âge (lequel n’a rien cependant de fabuleux, ô lectrices !) se souviennent d’un Janin rayonnant, flamboyant, la poitrine tapissée d’un immense gilet blanc, — ce fameux gilet blanc du « critique influent » dont il est question dans les Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger. La caricature et les petits journaux mirent le sceau à sa réputation en s’emparant de sa vie privée ; à les en croire, il ne pouvait travailler que coiffé d’un bonnet de coton, — et Grandville a rendu légendaire ce bonnet de coton dans une planche lithographique coloriée.

Il faut l’excuser s’il lui est arrivé d’abuser de son pouvoir (à de certaines hauteurs, le vertige vous gagne facilement), s’il a, tour à tour, inventé et renversé Rachel, s’il a patronné l’école du bon sens et poussé Lucrèce à travers les Burgraves, s’il a malmené Alexandre Dumas, George Sand, Balzac. Tout cela est connu et ressassé ; tout cela se perd dans un ensemble considérable de travaux qui désarme par son charme incessant, par son entrain continuel.

Le Journal des Débats ne l’accaparait pas tellement qu’il ne pût déverser le trop-plein de sa verve (Molière aurait dit : le superflu) dans les recueils environnants, dans la Revue de Paris, dans le Musée des Familles, dans le Journal des Enfants, dans l’Artiste, dans les encyclopédies, dans les dictionnaires, dans mille autres lieux encore. Il ne savait se refuser à aucune commande ni à aucune demande, à aucune préface, à aucun prospectus. Il obéissait à son tempérament d’improvisation. Comme Mercier, il aurait pu s’intituler le premier articlier de France. Sa profession de foi, il a éprouvé le besoin de l’écrire, à cette époque, sous le titre de Manifeste de la littérature facile, et c’est une page exquise, un enchantement, une joie, pour parler son propre style.

Ce manifeste répondait à un article, d’ailleurs très-bien fait, de M. Nisard, sur les intempérances de la littérature facile. — Ah ! il fallut voir l’ardeur, la pétulance, l’impertinence adorable avec lesquelles Jules Janin se hâta de riposter ! J’ai les pièces sous les yeux.

« C’est un honneur que j’accepte avec toutes ses conséquences, écrivait-il, je ramasse votre gantelet de fer ; venez ramasser le frêle gant jaune serin que j’emprunte, tout exprès pour vous le jeter, à la plus jolie femme de France ! »

Quel aimable temps que celui-là ! Les belles passions littéraires ! Le noble emportement ! Et, comme jusqu’à : Je vous hais ! tout se disait tendrement, spirituellement ! — M. Jules Janin n’y allait pas cependant de main morte lorsqu’il criait à son contradicteur : « Va-t’en, paria, va-t’en écrire des traductions à vingt-cinq francs la feuille pour M. Panckoucke ! Tu n’es plus des nôtres ; tu n’es plus le facile bohémien qui improvisait, mollement couché au soleil, sous l’ombre du hêtre ; tu es un savant, un annotateur, un homme à palmes vertes, en un mot tout ce qu’on n’est plus. Malheureux et infortuné, tu seras de l’Institut ! »

C’était la grande injure alors : Tu seras de l’Institut ! Alfred de Musset écrivait, de son côté, le fameux vers :

Nu comme le discours d’un académicien.

Ils en étaient tous là, ou à peu près, et Théophile Gautier aussi. Plus tard, comme les autres, Jules Janin devait revenir de ses préventions sur l’Institut et sur les palmes vertes. Il se présenta une première fois en 1865, et fut refusé ; il en prit gaiement son parti et publia son Discours de réception… à la porte de l’Académie française. Ce n’était pas, comme on pouvait le supposer, une charge à fond de train contre l’institution du cardinal de Richelieu. On y remarquait des restrictions avisées qui permettaient et faisaient même pressentir un retour à cette porte mal close.

Voici en quels termes M. Jules Janin s’exprimait : « Qui que nous soyons, petits ou grands, inconnus ou célèbres, parlons avec respect de l’Académie ! Elle assistait, courageuse, aux plus cruelles tempêtes ; elle a subi les plus terribles orages ; encore aujourd’hui, après tant de gouvernements emportés dans l’abîme, elle est restée un refuge, un abri. C’est la plus ancienne de toutes les institutions abolies, et cependant la voilà vivante encore. Elle a tout subi, tout supporté ; elle a fait des choix indignes… elle a recruté des hommes qui l’ont trahie, outragée et reniée… Soudain la voilà qui se relève et qui resplendit d’une clarté inattendue. Aux événements vraiment glorieux, elle ajoute un peu de gloire ; aux vaincus elle prête une auréole : elle donne à tout le monde, elle n’ôte à personne ; et même ceux qu’elle accable injustement de ses rigueurs, elle ne les laisse pas tels qu’ils étaient avant qu’ils eussent supporté ses refus… Un refus de l’Académie est une distinction qui se compte, et c’est déjà un certain honneur d’en avoir été éconduit. »

Tout cela est fort bien, mais à une autre époque, M. Jules Janin n’aurait sans doute pas accepté la chose aussi patiemment ; l’âge amène la prudence et modifie les points de vue. À vrai dire, le refus de l’Académie n’était qu’un ajournement. Il arrive toujours une heure où il lui faut compter avec les gens d’esprit ; cette heure est plus ou moins tardive, selon que la polémique a tenu plus ou moins de place dans leur vie, comme chez M. Jules Janin. — Songez donc aux amours-propres, aux vanités, aux intérêts qu’il avait dû froisser, depuis plus de quarante ans qu’il s’escrimait de cette plume qu’il appelait un « outil léger, » en empruntant une image au sculpteur Falconet ! Si léger qu’ait été cet outil entre les mains de Jules Janin, la pointe d’acier s’en est souvent fait sentir à ses contemporains. De là les retards, les difficultés, les hésitations de l’Académie française. Dirai-je qu’il â fallu attendre certains décès et pactiser avec certaines rancunes ? On doit le supposer.

Enfin, trois ans après, on lui donna le fauteuil de Sainte-Beuve, qui avait été aussi le fauteuil de Fénelon ; mais (admirez la fatalité !) il n’eut pas la douceur de pouvoir s’y asseoir tout de suite ; la révolution et la guerre se disputaient notre malheureuse France ; le rôle de l’Académie était interrompu. M. Jules Janin dut attendre deux ans encore, jusqu’au mois de novembre 1871. Il avait alors soixante-sept ans, des cheveux blancs et la goutte. Voilà les conditions dans lesquelles le triomphe vint le chercher.

J’assistais à sa séance de réception, ; je peux dire comment les choses s’y passèrent. M. Camille Doucet présidait. Le public n’était ni plus ni moins brillant qu’à l’ordinaire ; depuis plusieurs années, les réceptions académiques avaient beaucoup perdu de leur éclat.

On était venu à l’Institut bourgeoisement, les femmes en mantelet, les hommes en paletot. Plus de cravates blanches, plus de gants blancs. Ô décadence ! ô fin de toutes les traditions ! Jadis, dans cette enceinte, que d’épaules nues ! que de riches costumes officiels sous cette coupole ! que d’uniformes variés ! C’est là que j’ai pu voir, dans ma jeunesse, les dernières Muses du règne de Louis-Philippe, coiffées des derniers turbans et des derniers oiseaux de paradis, le cou ceint d’un long boa. Aujourd’hui il n’y a plus de Muses, il n’y a plus que de braves dames, habillées comme tout le monde et faisant partie de la Société des gens de lettres.

Après que les tambours eurent battu aux champs, M. Jules Janin fut introduit par ses deux parrains, soutenu par eux, car la goutte ne l’avait pas quitté. Cette ronde figure, éclairée par deux petits yeux fins, et encadrée encore par quelques mèches voltigeantes, produisit une impression singulière sur le public. Toute une époque réapparaissait, fatiguée, mais complète. On se tut pour l’écouter. Alexandre Dumas fils le guettait des yeux. Le duc d’Aumale attendait sa parole. Jules Janin semblait heureux de son bel habit vert, et sa main s’appuyait avec complaisance sur sa belle épée à poignée d’argent. — Une épée ! un habit vert ! Tout ce qu’un homme de lettres ose à peine rêver dans ses rêves les plus extravagants ! Plus qu’un commissaire de police ! plus qu’un président de société agricole !

Et cependant, au bout de quelques minutes, le front de M. Jules Janin se rembrunissait. M. Janin se disait sans doute, en dépit de la sympathie évidente dont il se sentait l’objet, que les temps étaient bien changés, et que ces honneurs lui arrivaient bien tard, après tous ses frères d’armes, tous ses collègues, tous ses émules, tous ses contemporains, la plupart disparus, emportés ou éteints, après Villemain, Vitet, Alfred de Vigny, Lamartine, Musset, Prosper Mérimée et les autres. Il se disait cela en écoutant d’un air surpris, et comme un écho lointain, son propre discours lu par M. Cuvillier-Fleury, et qui semblait un discours de M. Cuvillier-Fleury lui-même.

Ce discours peut compter parmi les bons feuilletons de Jules Janin, mais ce n’est qu’un feuilleton. Sainte-Beuve y est caressé plutôt qu’analysé. On y sent la main d’un successeur plutôt que le scalpel d’un confrère. Et puis l’auteur des Gaietés champêtres est-il bienfait pour goûter et apprécier l’auteur de l’Histoire de Port-Royal ?

Quant à la réponse de M. Camille Doucet, tenez-la pour un morceau charmant de tous points, et qui aurait été applaudi même au théâtre.

L’heure de l’Académie avait semblé sonner l’heure de la retraite pour M. Jules Janin. De loin en loin, on put le lire encore dans les Débats, mais on ne le vit plus dans les théâtres. L’âge saisit aux jambes ce vigoureux athlète.

Embrassons d’un rapide regard la carrière parcourue et les livres semés en route, comme autant de pommes d’or. Le nombre en est prodigieux ; dirai-je que les plus petits sont les meilleurs ? cela aurait l’air d’un mauvais compliment ; et cependant, je suis tenté de rappeler, parmi ces derniers, Deburau (une plaquette devenue introuvable), les Catacombes, Béranger et son temps, Voyage en Italie, l’Amour des livres, les Contes fantastiques et les Contes nouveaux, etc.

Autant il excelle dans le chef-d’œuvre en quelques pages, où il fait tout tenir, autant il paraît se dérober dans les compositions de longue haleine. Il manque des qualités les plus essentielles du romancier. Il s’essouffle vite ; son style, qu’on a souvent essayé de caractériser, va de l’homélie à la tarentelle. Rien de plus facile à pasticher ; Balzac est celui qui y a le mieux réussi. Si vous voulez en être convaincu, lisez, dans Un grand homme de province à Paris, ce surprenant compte rendu de l’Alcade dans l’embarras :

« On entre, on sort, on parle, on se promène, on cherche quelque chose et l’on ne trouve rien ; tout est en rumeur. L’alcade a perdu sa fille et retrouve son bonnet ; mais le bonnet ne lui va pas, ce doit être celui d’un voleur. Où est le voleur ? On cherche de plus belle ; l’alcade finit par trouver un homme sans sa fille et sa fille sans un homme, ce qui est satisfaisant pour le magistrat et non pour l’alcade. Le calme renaît, l’alcade veut interroger l’homme ; ce vieil alcade s’assied dans un grand fauteuil d’alcade, en arrangeant ses manches d’alcade. L’Espagne est le seul pays où il y ait des alcades attachés à de grandes manches, où se voient autour du cou des alcades ces fraises qui sont la moitié de leurs fonctions. Et quel admirable alcade ! quelle bêtise importante ! quelle dignité stupide ! quelle hésitation judiciaire ! Comme homme cet alcade sait bien que tout peut devenir alternativement faux et vrai ! etc., etc. »

Tout le morceau est enlevé sur ce ton ; à coup sûr, c’est du Janin.

Ce qui est au-dessus de tout pastiche, c’est sa ravissante traduction d’Horace, paraphrase plutôt que traduction, mais paraphrase miraculeusement imprégnée du sentiment du poëte latin et de son époque.

Il est sur les hauteurs de Passy, dans la rue de la Pompe, une habitation coquette en forme de chalet, environnée de beaux et grands arbres. C’est là que Jules Janin a terminé son existence au milieu de ses parents et de ses amis.