Les Ribaud/05

La bibliothèque libre.
Eusèbe Sénécal & Cie (p. 85-97).

V

DES VIEUX AMIS

— Bonsoir, curé.

— Bonsoir docteur.

Et les deux amis échangèrent leurs cordiales poignées de mains.

Le plus souvent on entendait ces bonsoirs successifs chez le docteur.

Vers sept heures, le vieil abbé s’en venait en trottinant, sa soutane relevée à cause de la neige en hiver, en été, à causes des plantes sauvages qui bordaient la route de leurs tiges étendues et l’embarrassaient.

Il frappait d’ordinaire légèrement deux coups à la porte du cabinet du docteur, entrait familièrement et disait : bonsoir les amis. Il renversait son large chapeau rougi, amputé d’un gland et tout effiloché, sur un bocal vert étiqueté : Pulvis Rhei, puis furetait sans gêne parmi les livres, derrière les fioles oubliées, dans les recoins de la bibliothèque en quête du dernier numéro du Libéral.

— Ça le connaissait si bien d’ailleurs tous ces fauteuils vieux comme lui, la pharmacie dont il pouvait de mémoire donner l’ordre des bouteilles avec leurs étiquettes latines, ces anciens tableaux dévernis à la poussière des années revus chaque soir, que tout ça était presque devenu sa propriété à lui et il en usait sans façon.

Ce soir là, cependant, ce fut le docteur qui alla chez le curé.

 

— Et tu crois comme ça que la condamnation peut nous venir de ceux-là même qui devraient nous absoudre et nous bénir ?

— J’en ai peur.

— C’est bien ce que tu nous as fait pressentir ce matin dans ton sermon. Et toi, que dis-tu ? que penses-tu ?

— En tant que prêtre ?

— En tant que prêtre.

— En cette qualité, je prêche l’évangile de paix. Jésus l’a dit plus haut et plus fort que personne ne saurait le faire : Pax vobiscum. Les siècles ont répété sa parole, les peuples l’ont mise dans leur code, l’humanité tout entière l’a approuvée, j’y crois. Mais prêcher la paix ce n’est pas prêcher la lâcheté.

— Je t’approuve, Michaudin.

Seul à seul, ces deux hommes se tutoyaient, s’appelaient de leurs noms, tout court, et dépouillaient ainsi leurs entretiens de tout mot qui leur semblait inutile. Pas d’apparat entre eux, ni contrainte, ni manifestation superflue de respect mutuel. Leur estime n’était pas dans les mots mais dans leur cœur et leur pensée.

— Comme curé, je prie pour la paix, comme citoyen et patriote, je prie encore pour la paix, mais j’ajoute : « Bon Dieu de Chambly, prenez mes paroissiens sous votre haute protection, faites qu’ils aient de bons fusils, qu’ils tiennent leur poudre bien sèche, leurs bourres toutes prêtes, ils se tireront bien d’affaire ensuite. Ainsi soit-il »… Je base ma prière sur la légende du bon Dieu de Chemillé… Tu la connais ?

— Non, quelle est-elle ?

— Tu ne connais pas la prière du brave curé de Chemillé… le curé de Chemillé qui dépose à terre, sur une touffe de fougère, le Viatique qu’il porte à un malade, pour flanquer une raclée à un mécréant qui lui barre sa route ? « Bon Dieu de Chemillé, dit-il tu vois ce que ce païen me force de faire ; sois sans crainte, j’ai les bras solides ; reste bien tranquille à regarder la bataille et ne sois ni pour ni contre. Je me tirerai bien d’affaire. »

— Elle est charmante, ta légende… Ce curé-là devait être un patriote.

— Oui ; mais ajoute qu’il avait les poignets solides et qu’il croit pouvoir demander à son petit bon Dieu de Chemillé, couché sur la fougère, de n’être ni pour ni contre. Hélas ! vous me paraissez si faibles à côté des soldats anglais du Fort, des Casernes — ils ont chacun un fusil eux… que je demande, moi, à mon bon Dieu de Chambly, qu’il soit pour vous et qu’il vous protège.

— Ton évêque demande qu’il soit contre…

— Du haut de la chaire, oui. Peut-être fait-il comme moi et qu’il… — le vieux curé baissa la voix… — et qu’il vous approuve, au fond, qui sait ?

— N’importe, on peut toujours se faire tuer, n’est-ce pas ? Des hommes, ça se remplace ; la liberté, l’honneur, non pas. Quand on façonne à une race un caractère servile et bas, qu’on l’habitue à se courber sous les Fourches Caudines à tous les tournants des routes, il me semble que nous sommes responsables devant la postérité, devant l’avenir… devant Dieu, peut-être ; moi, je le crois.

Le docteur se leva, la taille haute et grandie de tout l’enthousiasme qui l’enflammait ; il se campa droit devant son ami, comme s’il eut voulu le provoquer, et continua :

— Pourquoi sont-ils ici, eux, là, sous nos yeux, s’assouplissant les muscles à l’exercice, s’habituant au tir à la cible ? Pourquoi cet entraînement ?… Pour mieux tuer les nôtres. Et l’on est témoin, nos enfants, toi, moi, de ce spectacle, et l’on voudrait…

Il eut un geste qui indiquait le réveil subit d’une pensée qui dormait. Il reprit :

— Détruits nos journaux, bafouée la justice, vendus ou achetés les juges, en prison les nôtres, dépouillés les prêtres, les tiens, au cimetière, dans leur fosse, les miens…

— Ribaud, interrompit le curé, derrière le nuage qui attriste, il y a toujours l’étoile qui réjouit.

Le docteur continua sa pensée inachevée.

— Les miens… les miens, mon père, mon fils, ils me les ont pris morts… c’est bon, je les donne à ma race, à mon pays… Il me reste encore une fille, Madeleine… celle-là, mon Dieu, j’ai peur qu’ils ne me la prennent vivante.

Et un ressaut de poitrine le secoua comme d’un hoquet, si violemment, qu’il retomba assis sur son fauteuil.

Il se fit un silence pesant sur les deux interlocuteurs.

L’abbé eut une expression de figure qui interrogeait.

— C’est vrai… tu ne sais pas, toi… c’est la seule chose que je ne t’aie point dite, peut-être, reprit le docteur… Ça me faisait horreur… Imaginerais-tu ça, moi Ribaud, moi Français, avoir des petits-fils qui ne seraient plus ni Ribaud ni Français, qui seraient Smith et Anglais ?… Ma fille aime…

— Le capitaine Smith…

— Tu le savais ?

— Je le savais.

— Et tu ne m’en as point parlé ?

— Non… M’en as-tu parlé, toi ?

— Moi, je suis son père et je n’osais.

— Moi aussi, je suis son père et je pleurais.

Il se fit un nouveau silence.

Seul, quand on discute ou raisonne ces situations, aux questions que l’on se pose on trouve toujours un argument triomphant. Plus l’interrogatoire qui se fait alors dans le cerveau est serré, plus on cherche une réplique adroite, sophistique ou autre.

Le docteur Ribaud s’était trouvé souvent, depuis quelques mois, face à face avec le problème qui se posait entre son cœur de père et son orgueilleux patriotisme de race, et toujours il avait cherché à en éluder la solution, se leurrant lui-même de ses propres mensonges… Peut-être se trompait-il ?… Il aimait tant sa Madeleine.

Mais là, devant l’abbé qui avouait tout connaître, — c’était donc évident, alors, que l’amour de Madeleine pour Percival Smith existait, — il eut à envisager une réalité bien définie, et cette réalité lui apparut terrible.

Le docteur Ribaud avait connu à ses vingt ans ce qu’était l’amour, il en avait senti les chaînes si douces et si fortes à la fois, c’était ces chaînes qu’il voulait rompre ; il avait lui aussi pleuré à propos d’un mot, d’un rien, c’était des larmes semblables qu’il pensait à réveiller chez Madeleine ; il se représenta le broiement de cœur qu’il aurait enduré autrefois, si on l’eut séparé en pleine floraison d’amour de celle qu’il avait si profondément aimée, c’est ce broiement qu’il lui faudrait opérer. Et chez qui ? chez sa fille.

Et, comme en face d’une catastrophe imminente, le coude sur le genou, le front dans les mains, il songea.

L’abbé Michaudin l’interpella.

— À quoi songes-tu, docteur, mon ami ?

— Je sonde la profondeur d’un abîme, … Écoute, Michaudin, je vais te dire quelque chose d’affreux ; je vais te le dire comme en confession, ainsi tu seras obligé de me pardonner. Écoute, il me passe des idées de crime parfois dans la tête ; je rêve de le tuer, de l’empoisonner, lui, pour en arracher du cœur de ma fille jusqu’à son nom. Je regarde mes poisons, je les mesure de l’œil, je les secoue dans leurs flacons,… il faut si peu d’acide prussique, si peu d’arsénic, et je juge la quantité nécessaire. Je la marque du doigt sur le verre de la bouteille… Il en faudrait si peu… si peu… et ce serait si facile quand je vais au Fort,… s’il était malade, une bonne fois.

— Es-tu fou, Ribaud, lui cria le curé, comme pour le réveiller ?

— En effet, je suis fou.

— Voyons, mon ami, il ne faut plus que je te vois avec ces idées épouvantables. Tu me fais de la peine. Je ne crains pas, sans doute, que tu les mettes à exécution, mais que tu les aies seulement, n’est-ce pas affreux ?

— Pardonne-moi. Michaudin,… je te l’ai dit que c’était affreux.

— Tu as plus besoin de pitié que de pardon… Quand je vois un vieil ami comme toi, dont la conscience toujours si droite se sent envahie par de telles pensées, je ne lui pardonne pas, je le plains.

— Mais qui donc est plus à plaindre que moi ?

— Plus… je l’ignore ; mais autant, je le sais bien, c’est moi.

Et une fois de plus ces deux amis sentirent combien l’affection qui les liait était grande et jusqu’à quelle profondeur ils étaient frères.