Les Ribaud/06

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Eusèbe Sénécal & Cie (p. 98-123).

VI

JOURNAL DE MADELEINE

6 juin, 37.

Mon gros cahier, causons. Tu m’écoutes bien. Tu ne me contredis pas, jamais tu ne révèles mes secrets… Tu fais bien d’ailleurs, car je te déchirerais en miettes si tu allais me trahir. Vois-tu, je te conte tant de choses.

Je viens de relire la page que je t’ai confiée hier ; tu ne saurais croire l’effet que ça m’a produit. Voyons, c’est bien moi qui en ai tracé chacune des lignes, et hier, ce n’est pas loin ; eh ! bien, c’est comme si tu les eusses répétées à une parfaite étrangère ; Madeleine est devenue une inconnue, ainsi que Percival, et j’ai joui de leur histoire comme d’une fiction de roman.

Pourtant, c’est bien la mienne et de moi cette histoire ; j’en suis toute heureuse quand je me le représente.

Je me dis : Madeleine, c’est moi, Percival, c’est lui, et toutes les agréables émotions que j’ai ressenties alors me reviennent au galop.

Je terminais en me demandant : Quand le reverrai-je ? Je me le demande encore aujourd’hui. Nous nous sommes séparés en échangeant un « au revoir » qui en disait gros de désirs inexprimés… Au revoir… mais quand ? mais où ? Je n’irai toujours pas le relancer dans le Fort, parmi les canons, les tourelles, les ponts-lévis, et je crains beaucoup qu’il n’ose pas affronter le regard sévère de mon père.

Il est pourtant bien bon ce pauvre père ; ce n’est pas lui, oh ! non, par exemple, qui voudrait en aucune manière contrister le cœur de sa Madeleine. Pour rien au monde, non plus, sa Madeleine ne voudrait lui faire du chagrin.

 

Vous aimeriez ça, vous, être cantinière ? Il a prononcé sans façon cantignière, mon vieux François, et son petit œil narquois me reluquait en dessous ou en dessus.

— Que veux-tu dire ?

Il s’éclata de rire tout simplement, en esquissant un haussement moqueur d’épaules.

— C’est que je ne te comprends pas du tout, mon canaillon de François, repris-je.

— Bien, oui, c’est joli les costumes de cantignières,… une petite jupe courte… rouge ; un petit képi… rouge… comme ceux des soldats, vous savez ; un bidon au côté ; toutes les jeunes filles aiment ça…

— Mais encore, pourquoi ça te vient-il cette idée bizarre ?

— C’est une imagination, quoi… Et il s’est sauvé, sans ajouter rien de plus, porter la ration de Carillon.

Bon, faut-il que j’aie le nom de Percival Smith imprimé au long au milieu du front pour que tout le monde se permette de me taquiner à ce propos, Gaston,…papa, — car il se doute de quelque chose aussi lui, — aujourd’hui, c’est François… Non, imprimé, ce n’est pas assez ; il faut que Percival y soit photographié de pied en cap. Tiens, je vais m’examiner dans ma glace

J’ai eu beau m’écarquiller les yeux, je n’ai rien vu et je me suis simplement mise à rire en cherchant, en face de mon miroir, à me découvrir une empreinte quelconque sur le front.

N’empêche que ça m’agace à la fin ; et si Percival n’a point dévoilé ses sentiments, je vais bientôt ouvertement afficher les miens. Après tout, puisque tout le monde paraît le savoir, hein ?


7 juin 37.

Par la porte, en passant, j’ai aperçu, tranquillement assis dans sa chambre, mon vieux François qui lisait le journal de papa.

Ça me tentait fort de lui parler, de le questionner sur les traits moqueurs qu’il m’a lancés hier.

Une folie m’est venue.

Tout doucement… tout doucement, à pas de loup, je me suis approchée, et dans son dos, j’ai crié : Brrr…

François a cru que la maison croulait, car il a fait un bond… sa pipe d’un côté, son journal de l’autre.

Tout autre se serait fâché un peu, mais lui… Sa surprise passée, il s’est mis à rire. D’ailleurs, c’était une gaminerie que je voulais lui faire. Ça l’amuse toujours ces folies-là.

— Ça me reporte, m’a-t-il dit déjà, à votre âge d’enfance, à ce temps joyeux, où, comme à mes anciens jours de maître d’école, je vous apprenais à lire sur les feuilles de gazette, sur les vieux livres dont je vous expliquais les images, à vous et à Gabriel… M’en faisait-il alors… ce pauvre petit Gabriel…

Ce bon François, il n’en peut parler encore sans tristesse. En me disant ça, je voyais trembler ses lèvres d’émotion.

Alors je n’ai pas osé revenir sur notre conversation d’hier.

Commencé en riant, notre entretien menaçait de se terminer en pleurant.

— C’est bon, continue ta lecture, François, lui dis-je et je suis repartie le cœur gros.

19 juin 37.

Je viens de voir pour la première fois papa en colère, mais là une vraie colère. Il est entré furieux, parlant haut, avec une dizaine d’hommes également très excités. Je n’ai reconnu que M. Franchère, M. Viger ; les autres étaient tous des étrangers. Il y en avait un qu’ils appelaient docteur, qui jetait des mots durs, frappait du poing sur la table, sur les murs ;… j’entendais le cliquetis des bouteilles de la pharmacie.

Il y avait également un autre homme, grand, robuste, à stature de héros ; ses cheveux grisonnants, relevés drôlement sur le sommet du crâne, lui faisaient une figure originale… J’ai pourtant vu souvent cette tête-là quelque part. C’est le seul qui paraissait calme ; quand il parlait, tous les autres cessaient leurs éclats de voix et écoutaient ; c’était comme le chef.

Tout à coup, j’ai entendu : « les gueux, » — c’était la voix de M. Viger — … « les gueux, je leur aurais passé leurs sabres à travers le corps, s’ils n’avaient pas cessé leurs criailleries. »

— Viger, vous êtes un brave, reprit, je crois, l’homme à la chevelure relevée en faisceau sur la tête, je vous dois d’avoir pu être écouté aujourd’hui… N’importe, l’assemblée aura son bon effet… La population commence à comprendre que nous luttons pour deux idées que tous les habits rouges réunis ne sauraient étouffer : la justice et la liberté.

Les autres l’approuvèrent.

La voix monta et reprit plus haut, comme sous l’invasion brusque d’un flot de pensées. Je l’entendis clairement :

— Non, plus d’entraves, plus de presse bâillonnée, plus de juges achetés, plus de mépris, plus d’esclaves, plus de joug. Assez d’aplatissements comme ça ; non, plus de joug.

Les autres approuvaient toujours. La voix continua :

— Nous avons de notre côté le droit, plus fort que le droit, la justice, plus fort que la justice, l’équité, avec ces trois massues, brandies par le bras puissant du peuple, nous broierons tous ceux qui se mettront contre nous.

Mon père ajouta : Très bien.

Puis ce fut un renouvellement d’apostrophes, d’interpellations qui se croisaient en tous sens. Les uns approuvaient, les autres désapprouvaient. Des calculs, des projets, des plans étaient un instant combattus, plus tard acceptés, et vice versa.

Et toujours le poing du monsieur inconnu qui faisait danser les fioles.

J’en ai tiré suffisamment pour conclure : affaires politiques.

Car on en parle de ce temps-ci de politique. Ce n’est que bureaucrates, patriotes, Desrivières, Papineau, etc… Tiens, j’y reviens, mais c’est lui Papineau que l’on écoutait tantôt si religieusement. Ce doit être un grand homme.

Mais ils ne l’ont pas écouté aussi religieusement à ce qu’il paraît à l’assemblée publique que les patriotes viennent de tenir en face de l’église. Les soldats l’ont souvent interrompu… Ah ! pas mon Percival j’en suis bien certaine, il est trop gentilhomme pour ça ; d’ailleurs, il n’est pas soldat, lui, il est capitaine.

27 juin 37.

Sainte Madeleine, ma patronne pour moi.

C’est la supplication intérieure qui m’est montée aux lèvres instinctivement ce matin, car le danger n’était pas très grand.

Quand j’ai vraiment peur, je crie : mon Dieu !

Non, en y réfléchissant, je reconnais qu’il n’y avait pas de danger. Si je n’avais pas été dans la charrette, j’en aurais pouffé de rire tant ce devait être drôle de voir Carillon, mon vieux Carillon, avec ses dix-sept ans, son nom glorieux, son plumet de crinière en l’air, s’emballer, le mors aux dents, fuyant comme un peureux le bruit des tambours, et entraînant derrière lui François embrouillé dans les guides et la cantignière… tout le régiment, donc.

Mais voilà, j’ai dit : Sainte Madeleine, priez pour moi, et sainte Madeleine, m’a ménagé une petite aventure pour laquelle je la bénirai tout le temps de ma vie.

C’est évident que tous les saints du paradis s’intéressent à nous… Comment expliquer la chose autrement.

Je viens de raconter que Carillon a pris subitement peur ; c’est un roulement de tambour qui lui a fait ainsi perdre la tête. Je l’avais bien un peu perdue moi-même, quand je vis un militaire voler à mon secours, saisir Carillon d’un bras vigoureux à la bride et le clouer sur place.

Sainte Madeleine, tu savais bien qui tu m’envoyais. Ah ! je n’aurais pas empêché les autres de me tirer du danger, mais sauvée par Percival c’est être sauvée deux fois.

J’en fus toute secouée et de peur et d’émotion en sa présence. Lui était très pâle, les lèvres agitées, sans pouvoir prononcer un mot. C’était à moi de parler, à moi de remercier ; j’y mis toute la ferveur de mon âme et je tirai du fond de mon cœur, de ce tréfonds qui ne s’ouvre que pour exprimer l’inexprimable, des phrases que je ne saurais jamais retrouver.

— Permettez, s’il vous plaît, répondit-il, que j’aille vous reconduire ; votre cheval n’aurait qu’à prendre peur de nouveau. C’est très prudent. Et par excès de protection pour moi, par désir aussi peut-être de ne point perdre l’occasion de continuer l’échange de nos sentimentalités, — je l’espère du moins, — il enjamba lestement les ridelles de mon charreton, laissant sa compagnie toute débandée au commandement du lieutenant, et s’assit à mon côté.

Mon vieux François, qui n’aime pas beaucoup les militaires, je ne sais pourquoi, gêné et resserré dans un coin par les longues jambes du capitaine, grogna bien un peu, mais moi je me serais ainsi rendue au Labrador.

Nous sommes retournés lentement, orgueilleux, comme sur un char triomphal, et j’avais des tentations de crier aux passants : Voyez comme il m’aime. Car je n’en doute plus maintenant, il m’aime autant que je l’aime.

En me révélant une à une ses pensées et ses actions depuis notre rencontre au bal, il m’a laissé lire dans sa conscience et j’y ai reconnu chacune de mes propres pensées et de mes propres actions, comme si mon âme eut été l’écho de la sienne, comme si nos cœurs n’eussent eu qu’un seul battement.

J’ai vu sur ses lèvres l’offre de tous les sacrifices, de tous les dévouements… ces choses-là, on ne les imagine pas, on les voit.


2 juillet, 37.

Nous, avons fait notre pèlerinage annuel aux tombes de nos chers morts, l’abbé Michaudin, mon père et moi. Les rosiers sont en fleurs, les fougères reverdies. Il me semble que leur âme est passée dans ces plantes.

Je n’ai pas ressenti l’impression douloureuse et lugubre de l’an dernier ; j’en ai été consolée et attristée en même temps. Consolée… car ces émotions me bouleversent péniblement et j’ai été heureuse de ne les point éprouver ; attristée,… car je me suis demandée : est-ce que tu oublies, Madeleine ?

Non, va, je n’oublie point.


12 août, 37.

Il est venu, oui, venu.

Comment a-t-il bien pu savoir que c’était ma fête ? C’est ce que je cherche.

Que ça m’a donc secouée, quand je l’ai aperçu en ma présence, presque timide. …J’ai fait : Ah !… non de surprise, mais de joie, de douce émotion, de cette émotion qui ne déchire pas le cœur, mais qui le berce, l’endort et l’emporte dans des béatitudes infinies où l’on se sent mourir.

Je savais qu’il viendrait néanmoins.

Je n’ai pas voulu te le dire, l’autre jour, mon gros cahier ; sais-tu que je me suis même défiée de toi ? J’ai craint jusqu’à ton mutisme.

Dans une arrière-pensée d’amour-propre, je n’osais point m’exposer à la honte d’avoir à me rappeler mon invitation dédaignée, d’avoir peut-être à la relire encore une fois sur tes feuilles avant de les déchirer.

Car tu aurais toujours été là, avec tes grandes pages jaunes qui s’étalent comme par ressort, à me dire : vois, regarde… oh ! la belle invitation, refusée… ratée… ouitche ! pas plus de Percival que ça. Tu m’en aurais donc fait des niques du coin de tes feuilles ridées et pointues.

Mais je m’en moque maintenant de tes niques et je t’écris en grosses lettres, à coups de pinceau :

Je l’avais invité.

C’était trop triste aussi, notre séparation. Si tu nous avais vus.

L’angelus était sonné ; le canon du Fort avait fait entendre son coup du midi et cependant Percival était toujours là, avec des feintes de départ remis, des mouvements de recul, des mots inachevés, à ajuster des lambeaux de phrases qui ne disaient rien et qui disaient tout. Puis, regardant là-bas, loin, bien loin, la tête en arrière pour refouler deux larmes dans ses yeux débordants :

— Bonjour, made… moiselle, — j’ai cru qu’il dirait, Made… leine, — a-t-il achevé brusquement.

Alors moi, j’ai repris timidement :

— Au revoir, monsieur… et plus bas, en roulant un brin d’herbe sous le bout de mon soulier… Vous reviendrez…

Je ne l’ai point regardé, car j’avais les yeux baissés et humides aussi, mais je savais bien qu’il m’avait entendue.

Et il est venu.

 

C’est une drôle de chose que l’amour.

J’y pourrais rêver toute la nuit sans en rien comprendre. Depuis une heure, je songe, le regard perdu ; je lève le bras pour moucher ma bougie, je plonge avec ravissement mes narines au milieu de ce gentil bouquet de fête qu’il vient de m’apporter, — des roses, des pensées, des marguerites, des œillets — et c’est comme si j’étais somnambule, je ne vois rien, je n’entends rien.

Oui, c’est une singulière chose.

L’autre jour, nous nous sentions des tristesses infinies, une torturante envie de pleurer comme des fous tous les deux, au milieu du chemin, et ce soir c’était la joie, le bon rire, la folle gaieté ; c’était le bonheur, c’était la vie.

J’aime éperdument la musique, lui pareillement, et l’on m’aurait fouettée pour me faire toucher seulement une note. Une autre harmonieuse et douce musique m’a bercée mieux et plus suavement que toutes les mélodies de Chopin. Cette musique ne résonne jamais sur un clavier métallique ; c’est sur les fibres du cœur qu’elle vibre… C’est là, là seulement qu’est toute la lyre.

Je l’ai questionné longtemps : Depuis quand il était à Chambly, s’il s’y ennuyait, si son père était mort, sa mère… si c’était difficile ses études militaires, pourquoi il s’était fait soldat, s’il aimerait ça la guerre…

Lui aussi m’a longuement interrogée, ses yeux sur les miens : Comment Gaston était mon cousin, de quoi était mort Gabriel, quelle amie j’estimais le plus. Puis d’autres questions pleines de sous-entendus charmants, des confessions qu’il m’a faites, des aveux réticents, des détails intimes où je sentais toute la tendresse de sa sympathie, et puis encore d’autres épanchements de cœur qui nous attiraient, — sans désir comme sans force de nous y soustraire, — dans un remous où je me sentais heureuse d’être submergée…

Mais je n’irai pas te raconter tout ça, mon bon cahier.

— Déjà !… a-t-il dit, en entendant mon coucou qui s’entêtait à sonner dix heures en ondulations tristes ; et il était si sincère, ce « déjà, » instinctivement poussé sous le coup de son étonnement désappointé, que j’en fus presque joyeuse. Les minutes, les heures, si tôt passées, il ne les avait donc pas plus que moi senties s’enfuir à tire-d’aile.

— Déjà dix heures, dites-vous ? mais c’est si tôt dix heures… la lune est belle… le grand chemin si large, et puis, des militaires, ça n’a pas peur, n’est-ce pas ?

— Non, ça n’a pas peur, — et il eut un soupir, — mais ça obéit. Dix heures, c’est le couvre-feu du Fort qui sonne ; c’est l’heure du sommeil. Voilà la discipline.

— Mon Dieu, pour obéir si bien, il faut que vous sachiez admirablement commander… Quand vous aurez une place de cantinière libre dans votre compagnie, repris-je en riant, vous savez…

Mais lui n’a point ri. Une expression navrée se répandit sur toute sa figure et, d’un ton singulier de pitié douloureuse pour moi, il ajouta :

— Non, demandez à Dieu de n’être jamais cantinière dans la deuxième compagnie du troisième bataillon, vous le regretteriez tant ; et, comme pour éviter une explication, en hâte aussi d’être à son poste, il me dit un « au revoir » où je sentis passer toute son âme.

Je suis restée debout, le nez aux vitres, conservant encore fixée dans mes yeux son élégante silhouette longtemps après qu’elle eut disparu derrière les grands ormes de la route.

— Allons ! me dis-je, et je me suis arrachée avec l’effort qu’on fait pour briser une chaîne.


18 Août, 37.

Je ne sais pourquoi, depuis quelques jours, je me sens gênée, comme sous l’oppression d’avoir commis une faute, en présence de mon père.

Je guette constamment sur ses lèvres, où je la vois voltiger, une question, une allusion quelconque ; mais elle ne vient pas. C’est comme si je lisais dans sa figure faussement indifférente un reproche caché dont je cherche en vain l’explication.

Mon Dieu, qu’y a-t-il ?

Ai-je mal fait ? Je me perds à trouver une raison à sa froideur feinte.

Parfois, je me sens prise d’épouvante ; j’imagine des choses impossibles ; j’entrevois des dessous terribles que je sonde et d’où je voudrais tirer la réalité… et je reste toujours en présence d’un mystère.

Mon père… Percival…

Et pourtant oui, il y a quelque chose d’inconnu entre ces deux hommes.