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Les Ribaud/15

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Eusèbe Sénécal & Cie (p. 291-305).

XV

ANGOISSES ET DOULEURS

Oh ! la maladie au foyer, quelle tristesse !

Le docteur Ribaud, dans sa longue expérience de médecin, avait côtoyé bien des malheurs, assisté à beaucoup de scènes navrantes, vu couler bien des larmes, et il n’y était pas resté indifférent, sans doute ; mais quel changement ce fut pour lui d’endurer ces angoisses pour son propre compte.

Depuis vingt-quatre heures, la fièvre le brûlait presqu’à l’égal de Madeleine. Tout l’épouvantait, tout l’oppressait dans la maison. Ces voix et ces pas en sourdine des domestiques, les chocs des verres à potions, les chuchotements inquiets, les gestes navrés des visiteurs, les portes fermées doucement, puis cette crainte mortelle qui l’étranglait subitement en constatant chez Madeleine une menace d’aggravation de la fièvre, du pouls, — toutes ces choses l’écrasaient et le laissaient sans la moindre énergie.

Mais, en même temps, quel soulagement, quel dégonflement de poitrine il avait, quand, comptant tout bas sur son vieux chronomètre niellé : un, deux, trois, quatre, cinq, six, il concluait à une amélioration des symptômes.

Il vivait ainsi, dans des alternatives de consolation et de découragement, suivant les indications que lui donnait le pouls ou la fièvre de Madeleine.

Pendant ce temps-là, celle-ci, toujours étendue sur son lit blanc, laisse entendre un soupir, un gémissement, ouvre tantôt un œil, se retourne sur elle-même, murmure des lambeaux de phrases délirantes où se mêlent, dans une divagation complète, des noms, des mots dont elle embrouille et tronque les syllabes.

On voit cependant qu’il se fait un travail dans son cerveau à ses négations de têtes, ses gestes qui appellent ou repoussent, ses mouvements de lèvres, tantôt caressants, tantôt suppliants, qu’épie anxieusement son père assis auprès d’elle.

— Souffres-tu ? lui demanda-t-il, tout bas.

Elle fit signe que oui.

— Où souffres-tu ? reprit-il.

Elle montra son front.

— Tu as mal à la tête ?… hein ?… Me reconnais-tu, maintenant ?… Regarde-moi.

— Oui… Ah !… les tambours… cours vite… tu le guériras, toi,… tu es si bon ;… lui aussi est si bon… Les voilà…

Le docteur eut un froncement, de sourcils.

Encore,… toujours,… murmura-t-il,… pauvre Madeleine,… comme elle l’aimait,… et il se mit à réfléchir profondément.

Qu’il avait donc durement payé les moments de bonheur qu’il avait eus dans sa vie. Comme tout lui avait menti. Il s’était fait un point d’orgueil et d’honneur d’aimer sa famille et son pays ; ces sentiments si nobles, qu’il avait fièrement affichés, lui avaient menti comme le reste. Sa torture avait été plus douloureuse, ses angoisses plus poignantes, le fiel bu plus amer, justement parce que son cœur avait été meilleur, son âme plus généreuse, son patriotisme plus ardent.

Sa conscience ne lui reprochait rien, non, rien,… pas même la mort de Percival. Il souffrait horriblement de la maladie de sa fille ; il n’avait pas dormi un seul instant durant les quarante heures, longues comme des années, qu’il venait, le cœur tenaillé par l’angoisse, de passer auprès d’elle, et pourtant,… s’il ne pouvait rien se rappeler, rien revoir sans frémir de la scène de là-bas, dont le tableau lui traversait si souvent l’esprit dans un éclair, — il n’éprouvait ni regret ni remords.

Il combattait constamment pour oublier le rapport qu’il y avait entre ces deux noms : Madeleine et Percival. Car il ne voulait point, en s’accusant avec larmes du sort pénible de sa fille, envelopper dans la même douleur le sort du capitaine anglais.

Ce qu’il avait fait avait eu un contrecoup très rude. C’était bien triste pour Madeleine,… mais pour Gabriel ?… Et ceci le consolait.

Une plainte, lentement soupirée, le tira de ses réflexions.

— Tu n’es pas mieux, Madeleine ?… Parle-moi donc,… à moi, ton père… ton père.

— Je t’aime bien,… oui ;… si tu voulais, tu le ressusciterais… Il s’est laissé tuer sans défense…

— À quoi songes-tu ?… Qui est-ce qui est mort sans défense ?… Réponds-moi…

— Cours,… cours,… le voilà,… couvert de sang, reprit-elle, en faisant un effort pour se soulever.

— Ne bouge pas,… tu es trop faible, Madeleine ; tiens, recouche-toi ; et de ses mains tremblantes, comme on dépose dans son berceau un enfant endormi, qu’on caresse et qu’on berce encore, il lui plaça la tête sur l’oreiller, la recouvrit avec mille précautions puis il l’embrassa longuement.

Tout à coup, un pas dans l’escalier, un frappement léger, une poussée de porte, et tout de suite, la figure bouleversée de l’abbé Michaudin fit son apparition.

— Mon Dieu, je ne fais que d’apprendre et j’accours… Est-ce sérieux, Ribaud ?

— Sérieux comme dans tous les cas où le cerveau est en jeu…

— Comment expliques-tu cette maladie soudaine ?

Le docteur eut envie de tout avouer franchement, mais il crut remarquer un reproche tout prêt à s’échapper des lèvres de son ami et il s’arrêta à mi-chemin dans sa réponse :

— Mon cher curé, même morts, ils savent encore m’atteindre, dit-il, en passant sa main, dans un mouvement de caresse, sur le front de Madeleine… Le capitaine Smith n’est pas revenu, lui, avec les autres soldats… et… tu vois…

— Que veux-tu dire, Ribaud ? Percival est-il mort ? reprit l’abbé, anxieusement.

— Chut ! fit le docteur, sans répondre, en désignant sa fille du doigt.

Le bon vieux curé resta tout rêveur. Au bout d’un moment, il continua :

— Ah ! Ribaud, tu as souffert, tu as pleuré, dis-tu ? moins qu’elle, cependant. Et ce qui se passe est peut-être le miracle qu’elle avait un jour demandé à Dieu : celui de briser l’amour qui l’attachait à Percival… Tu ne sais pas, toi, comme elle l’aimait. Il n’y avait vraiment que la mort pour les désunir… Qui sait ? peut-être même que la mort, au lieu de les désunir, va les réunir de nouveau plus étroitement que jamais, acheva-t-il, comme en lui-même.

— Michaudin… ne me parle pas ainsi ; tu m’épouvantes…

Le docteur avait dit ces mots d’une voix vibrante d’émotion, comme pour un appel suppliant.

Madeleine sursauta sur sa couche Elle regarda vaguement autour d’elle, fit un effort pour se ressaisir et, apercevant l’abbé Michaudin debout à ses pieds, il parut se faire une lucidité passagère dans son esprit :

— Mon bon curé,… hélas ! non, ça ne se brise jamais… vous me l’aviez bien dit… Mais sauvez-le donc, vous, sauvez-le… ils vont le tuer…allez vite…Elle acheva dans un marmottage inintelligible ; la divagation l’avait déjà reprise.

— Pauvre enfant ! soupira le curé, et moi qui l’avais approuvée ;… oui, approuvée ; … entends-tu, Ribaud ? Toi-même, en la voyant se débattre avec tant de générosité et d’esprit de sacrifice pour éteindre l’amour qui la consumait malgré elle, tu l’aurais aussi approuvée.

— Y songes-tu, Michaudin ? reprit le docteur.

— C’est justement parce que j’y songe que je te le dis. Le pardon est encore plus grand et plus beau que la vengeance, vois-tu.

— La dignité est aussi plus grande et plus belle que la bassesse.

— La dignité,… ah ! la dignité, elle est là, dans le cœur, Ribaud. J’ai combattu, j’ai été, comme toi, révolté de cet amour que je sentais grandir chez Madeleine ; ce que tu as enduré, je l’ai enduré. Mais de l’avoir vue, un jour, si résignée, si suppliante, si douloureusement triste, si complètement écrasée, je me suis demandé laquelle était vraiment plus admirable : ou sa dignité de fille qui souffre, se raidit et se tord sous le poids de son amour qu’elle traîne comme un boulet dont elle ne peut briser la chaîne, ou ta dignité de père, qui se débat entre ton orgueil de patriote, ton honneur et ta susceptibilité de race et de famille. Et, quand j’ai su combien il était fier et honorable, le jeune homme que Madeleine voulait, avec une résignation si généreuse, arracher de son cœur, je lui ai dit : Madeleine, aime-le.

— Sans penser à son grand-père et son frère tués, à sa race écrasée, au mépris qui couvrirait son nom et le mien ?…

— J’ai pensé qu’elle aimait, Ribaud… J’ai pensé aussi que briser son amour serait peut-être en même temps briser sa vie,… et tu vois…

— Je t’en prie, Michaudin, épargne-moi, soupira le docteur.

Le vieux curé fixa sur lui son regard.

Il le vit si bouleversé, la bouche crispée comme pour un sanglot, avec une expression de figure si terrifiée, qu’il demanda, étonné :

— Mais qu’as-tu donc, Ribaud ?

Celui-ci resta muet, le front baissé, honteux comme un enfant, sous l’œil interrogateur de son ami. L’abbé Michaudin se sentit gêné lui-même. Il refit à rebours les dernières phrases qu’ils venaient d’échanger tous les deux et à mesure qu’elles défilaient dans son esprit, mêlées à un flot de réflexions réveillées pêle-mêle, son front se rembrunit peu à peu.

Tout à coup, il subit une secousse de tous ses nerfs et, haletant, son regard profondément enfoncé dans celui de Ribaud dont il s’était rapproché, tout bas, pour que Madeleine n’entende point :

— C’est toi, qui l’as tué, n’est-ce pas ?

Le curé n’avait prononcé aucun nom, seulement : « qui l’as tué. »” Et ceci voulait dire : le capitaine Smith, Percival, le fiancé de ta fille, celui pour lequel elle se meurt. Il continua :

— Je comprends ton angoisse et ta douleur. En tuant Percival, ta balle, dans un terrible ricochet, a du même coup dangereusement atteint Madeleine… Pauvres enfants !… Voilà que je les plains tous les deux ;… tous les trois, plutôt,… car je te plains, toi aussi.

— Grâce, mon ami. Ah ! ne m’accuse pas des souffrances de Madeleine… Je n’ai voulu faire que mon devoir.

— Ton devoir,… en es-tu bien sûr, Ribaud ? Puis, en quoi avait-il manqué au sien, celui que Madeleine devait, il me semble, protéger à tes yeux comme un rempart ?

— Michaudin… comment me parles-tu ?

— Je te parle en homme de cœur. Je sais pardonner.

Le docteur devint pâle sous l’interrogatoire sévère et solennel du curé :

— Eh ! bien, oui, reprit-il tout à coup, je l’ai tué, franchement, loyalement, et c’est heureux ; car qui sait, grand Dieu, jusqu’à quel degré tu aurais pu, en en appelant à mon amour pour ma fille, me faire oublier l’orgueil de mon nom, la dignité de ma race.

Et sans écouter il se précipita à genoux à côté du lit de Madeleine, comme pour lui demander pardon pour ce qu’il venait de dire.

— Viens, dit simplement l’abbé Michaudin ; et il l’entraîna hors de la chambre.