Les Ribaud/16

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Eusèbe Sénécal & Cie (p. 306-322).

XVI

DOCTEUR ET CURÉ

— Tiens, c’est toi, papa ?

— Oui, Madeleine… Souffres-tu toujours autant ?

— Je ne sais,… je suis si perdue,… la tête si en déroute… Est-ce que je suis malade, papa ?…… Ah ! oui,… je suis bien malade…

C’est Madeleine qui revient, petit à petit, de sa violente commotion cérébrale. Mais à celle-ci succède une prostration générale accompagnée d’une élévation de température dont le pronostic inquiète gravement le docteur Ribaud.

Ce qu’elle gagne en intelligence, elle le perd en force. Elle avait tout oublié dans sa soudaine torpeur d’esprit : maintenant, à mesure que le jour se fait, elle comprend trop et c’est une autre souffrance qui l’étreint.

Depuis trois jours, ce changement s’opère graduellement chez Madeleine, et son père, qui la veille constamment, feuillette ses auteurs de médecine, cherche, prépare mille médications différentes pour enrayer le mal, mais il sait bien en lui-même que la thérapeutique a fort peu à faire dans de semblables cas.

Ces blessures profondes du cœur ne se guérissent pas par les moyens ordinaires chez des sensitives telles que Madeleine.

Dans sa douce et naïve résignation elle avait fait le sacrifice de toutes ses illusions, de tous ses rêves. Elle n’avait souhaité qu’une chose : aimer… aimer comme ça, simplement, sans ambition, sans espoir. Et cette seule chose, qui devait être sa consolation, lui était tout à coup si brutalement enlevée…

Et, chaque fois qu’une intermittence de lucidité d’esprit le lui rappelle, elle en reçoit comme d’immenses coups de massue qui la broient.

Son père suit en même temps le travail de termite qui la ronge intérieurement. Il sue à grosses gouttes dans ses inutiles efforts pour la ramener à sa première gaieté, à son ancien état de santé. Toujours la même fièvre la mine, toujours le même épuisement l’abat.

— Si j’avais su… se dit-il parfois ; mais d’une négation de tête il interrompt la phrase commencée.

Et il se remet à compulser ses livres dont les gravures, comme autant de malades vivants, défilent sous son œil expérimenté.

Non, le remède à la maladie de Madeleine n’est pas là. Il repousse les volumes empilés devant lui, bouche les bouteilles ouvertes distribuées partout, puis, sans un mot il se jette dans un fauteuil, complètement découragé.

Bientôt — toc, toc, très doux à la porte de la chambre.

C’est toi, François ?

— Oui, monsieur, répondit-il, et sa main tremblante glissée dans l’entrebâillement présenta une lettre que le docteur alla recevoir.

Celui-ci, d’un mouvement exercé du pouce, fit sauter le cachet et il tira une carte élégante et très correcte.

Il resta terrifié, secouant l’enveloppe sous ses doigts frémissants, la figure bouleversée, le regard vague cloué sur le lit de Madeleine.

La carte portait :

Percival Smith
Fort Chambly.

— Percival Smith… Percival… vivant… Il jette un cri : François ! qui réveille Madeleine. Dors, dit-il, et les doigts crispés sur le carré de papier qu’il tient à la main, il s’élance à la poursuite de son vieux domestique… François, crie-t-il de nouveau du couloir.

Une voix haletante, entrecoupée par l’émotion lui répondit.

— Qui t’a remis ça, François, reprend le docteur.

— Lui… le capitaine Smith… Il s’est informé de la santé de mademoiselle Ribaud, puis il a déposé sa carte.

— Lui-même ?

Lui-même.

— Mais alors ?… Celui qu’on a… là-bas…

François, encore pâle et bouleversé de l’apparition si inattendue de Percival, haussa les épaules dans une mimique qui peignait tout son ahurissement, et, sans répondre à la question de son maître, ajouta simplement : « Madeleine sera si contente, » et il disparut.

Oui, « si contente »… Il l’est presque lui-même le docteur Ribaud, maintenant que, revenu de la surprise où l’a jeté cette quasi résurrection du capitaine Smith, il songe au salut de Madeleine. Mais à travers les lueurs de consolation qui illuminent son front, des idées sombres viennent se glisser qui le rembrunissent bientôt. Il lui semble qu’il se débat dans un cauchemar où tout s’embrouille dans une confusion impénétrable.

Les tortures d’âme qu’il vient d’endurer s’effacent devant d’autres tortures.

Tout à l’heure, Percival n’existait point. Il l’avait vu étendu, mort, porté comme une chose quelconque sur un brancard et ce tableau qu’il ne pouvait séparer de la maladie de Madeleine, l’avait durement fait souffrir. Maintenant, qu’il se le représente vivant, levé de son brancard, encore uni à Madeleine dans son esprit, c’est un autre ordre de souffrances qui l’étreint.

— Faut-il donc que cette race s’acharne éternellement à s’emparer de la vie de chacun des miens ? se murmure-t-il, le poing secoué dans un geste de découragement… Tiens, te voilà Michaudin ?…

Il n’avait pas encore aperçu le curé, debout auprès de lui, qui l’examinait.

— Et Madeleine ? demanda l’abbé.

— À peu près dans le même état… En effet, tu ne sais pas… le capitaine…

— Oui, je sais… Est-ce que Madeleine le sait aussi ?… Écoute-moi, Ribaud, il faut que tu la sauves à n’importe quel prix… Aucun sacrifice d’orgueil ou d’amour-propre ne doit te coûter, tu entends ?

— Oui, j’entends et j’ai peur de comprendre ce que tes paroles peuvent signifier.

Elles signifient peut-être le salut de Madeleine… C’est une main que nous ne voyons pas qui a dirigé les événements de ces derniers jours, n’essaie pas de te substituer à elle.

Le docteur leva un regard égaré sur le curé :

— Crois-tu à la fatalité, toi ?

— Je crois en Dieu.

— Tu crois donc que c’est Dieu qui durant trois générations, nous jette, de ma famille, un à un, morts ou vivants, aux mains des Anglais ? Ceux qui ont résisté, ils les ont tués… Ceux dont ils n’ont pu prendre la vie, ils leur prennent le cœur, autre genre de mort. Car ma famille sera-t-elle moins éteinte, moins disparue, quand, au lieu de la vie, ils auront effacé jusqu’aux traces de son nom ? L’orgueil de ma race sera-t-il moins humilié, quand mes compatriotes verront mes petits-fils abandonner leur langue pour parler anglais ?

— Autant que toi, Ribaud, je suis patriote, autant que toi j’aime ma nationalité, autant que toi je demande le triomphe des miens, mais en parlant comme tu parles, je croirais faire mentir mes sentiments de catholique que je place en dehors et au-dessus de tout autre sentiment.

— Tu crois ? Michaudin. Mais ce que tu veux admettre est épouvantable. Tu n’as qu’une paternité de fiction, moi, j’ai une paternité vraie ; la tienne s’étend sur mille personnes, tes ouailles ; la mienne se résume à Madeleine, ma fille ; dans ces conditions ton cœur ne peut être bon juge ; mais je te demanderai cependant : est-ce qu’en donnant ma fille à Percival Smith, ce ne serait pas outrager la mémoire de ce généreux enfant qui repose à trois pas d’ici et dont on entendrait le cri de révolte peut-être, si on écoutait ? Voyons, dis.

L’abbé ressentit bien la justesse de l’apostrophe et ne répondit rien.

— Ah ! tu ne réponds pas,… mais réponds donc ?… Smith, c’est un autre Henshaw, de même sang et de même race et tu veux, toi Michaudin, toi mon ami, tu veux que je cueille pour Madeleine des fleurs d’oranger aux cyprès de Gabriel ?

— Ribaud ! s’exclama simplement le vieux curé.

— Ce sont tes sentiments de catholique et de chrétien que tu m’opposes Mais Dieu lui-même, Dieu le père, le même grand Dieu dont tu as invoqué le pardon sur Gabriel mourant, n’a-t-il pas proscrit et maudit toute la race des bourreaux qui avaient crucifié son fils ?

— Ribaud ! répéta le curé d’une voix suppliante.

— Non, non… Mon Dieu ! continua le docteur sourdement, le front dans les mains… Je n’ai donc pas assez souffert… je n’ai donc pas vidé le calice jusqu’au fond… si toutes ces souffrances et ces amertumes pouvaient être pour moi seul, au moins, que m’importerait ? Je me sentirais consolé et courageux… Mais pour elle, pour Madeleine…

— Est-ce que je n’ai pas toujours pris une part de tes douleurs, Ribaud ? Eh ! bien, nous serons encore deux.

— Oh ! je savais bien que tu m’approuvais.

Et le vieux docteur eut comme un sourire.

— Pourtant, non, je ne t’approuve pas, reprit gravement l’abbé Michaudin. Tu prises bien haut tes sentiments de loyauté, de générosité, d’honneur, de dignité, d’orgueil, eh ! bien, j’en connais de plus beaux et de plus élevés que les tiens.

Ribaud était pensif.

— C’est parce qu’il a été plus digne, plus loyal, plus généreux que toi, Ribaud, que Percival Smith a pu échapper à tes balles et venir t’offrir aujourd’hui, de la même main qu’il avait désarmée à la supplication de Madeleine, la preuve de sa sympathie.

— Que veux-tu dire demanda le docteur stupéfié.

— Ah ! tu avais visé juste et je comprends ton agitation en apprenant que Percival est encore vivant… car il n’est pas revenu, lui… le capitaine de là-bas.

— Hein ! fit-il.

— Oui, tu avais bien fait ton calcul, mais Dieu avait calculé autrement.

Ribaud regardait le curé avec des grands yeux étonnés.

— Tu aimes ça les beaux sentiments, continua-t-il, eh ! bien, écoute : Pendant que tu préparais des plans pour tuer Percival, celui-ci en préparait d’autres pour te sauver ; pendant que tu armais ta main, lui désarmait la sienne. Sans te soucier du bonheur de Madeleine tu allais t’embusquer pour mieux atteindre Percival ; lui, pendant ce temps-là, par pitié et par amour pour ta fille, promettait, entraîné par sa générosité d’âme, de ne pas répandre le sang des patriotes, les tiens.

Mais bientôt, pris d’une sensation d’épouvante, il pensa : « Tenir cette promesse, c’est faillir à ma loyauté de soldat ; ne pas la tenir, c’est tromper Madeleine. » C’est alors que, pour rester fidèle à son amour et à son devoir, il accepta l’expédient honorable et chevaleresque proposé par son ami Archie Lovell. « Prends mon drapeau, lui avait-il dit et donne-moi ton épée… Ah ! je sais encore commander, va,… et puis je serais si orgueilleux de mourir à la tête de ta compagnie. » Et Percival, le cœur serré, entendant encore bruire à son oreille les accents si tristes et si suppliants de Madeleine, lui avait remis son épée en échange du drapeau.

— Que m’apprends-tu, Michaudin !… celui que…

— Celui que tu as tué, Ribaud, celui que tu as vu couché sur un brancard, c’est le porte-drapeau… Comprends-tu comment la Providence a arrangé les événements ? Elle a sauvé Percival malgré toi et presque malgré lui. Maintenant réfléchis. Réfléchis qu’il y avait d’un côté un Anglais, Smith, de l’autre un Français, Ribaud. Compare leurs sentiments et leur conduite et décide qui a eu le dessous, quelle race a été rapetissée dans cette éventualité.

— Mon Dieu, Michaudin, aie pitié de moi… tu me tortures.

— N’es-tu pas un peu la cause, toi, des tortures de Madeleine ?

— Mais… Gabriel… Michaudin !… Gabriel… cria-t-il étouffant d’émotion et se dressant tout droit en face de son ami.

— Ah ! Gabriel, c’était un grand cœur… Peut-être, en mourant, n’a-t-il pas repoussé, lui, les larmes de douloureuse sympathie de Percival ?

— Tu veux donc… tu veux donc… Mais le docteur n’acheva point. Sa voix s’était éteinte dans un pénible sanglot.

Et dans une poignée de main, soumise, abandonnée, qui demandait grâce et où se sentait une volonté ébranlée, presque vaincue, l’abbé s’imagina reconnaître la capitulation de son vieil ami, toute voisine.