Les Rois/Chapitre I

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Calmann Lévy, éditeur (p. 1-15).

LES ROIS



En 1900.

I


Quand la cour se fut rangée des deux côtés du trône, le roi Christian, très vieux, d’une pâleur de cire, sa barbe blanche étalée sur sa tunique militaire et cachant à moitié le grand cordon de l’Aigle-Bleu, dit, d’une voix forte de commandement, chevrotante à peine :

— Monsieur le grand chancelier, quand il vous plaira.

Le grand chancelier, comte de Moellnitz, debout au pied de l’estrade, devant une table carrée couverte d’un tapis de pourpre à crépines d’or--la table royale des mélodrames historiques--déroula un parchemin d’où pendait un sceau rouge plus large qu’une hostie, et, scandant les phrases d’un hochement de sa petite tête d’oiseau déplumé, il lut avec une lenteur et des intonations d’archevêque officiant :

« Nous, Christian XVI, par la grâce de Dieu roi d’Alfanie, à tous présents et à venir salut.

»Considérant que l’âge et la maladie, sans diminuer notre zèle pour le bien de notre peuple, ne nous permettent plus d’y travailler selon notre désir et nous rendent désormais difficile le gouvernement de nos États ;

»Déléguons généralement tous nos pouvoirs à notre fils aîné et héritier présomptif, Hermann, prince de Marbourg, duc de Fridagne, et ce pour une année à dater du présent jour ;

»Ordonnons à tous nos sujets, à tous les officiers des armées de terre et de mer, à tous les magistrats, administrateurs et fonctionnaires constitués d’obéir au prince de Marbourg comme à nous-même ;

»Appelons les bénédictions de Dieu sur le prince Hermann, afin qu’il exerce avec sagesse et prudence et pour le plus grand avantage de nos sujets la puissance que nous lui déléguons.

»Fait et revêtu de notre sceau royal, en notre palais de Marbourg, ce 20 mai de l’an de grâce 1900. »

— Messieurs, dit le roi, nous vous invitons à présenter votre hommage au prince de Marbourg.

Il était là, debout à la droite du trône, le prince Hermann, fils aîné du roi. Trente-six ans, taille médiocre, la barbe châtaine et clairsemée, le front dégarni, les traits fins, portant assez mal son uniforme de général de division, il avait bien plutôt l’air d’un professeur d’université que d’un prince de maison guerrière.

Le défilé commença.

D’abord, la princesse royale Wilhelmine, sa beauté paisible et un peu froide un instant échauffée par une expression de joie et de triomphe. Arrêtée devant le prince son mari, elle le salua d’une de ces révérences autrefois apprises dans la petite cour cérémonieuse de l’archiduc son père et dont elle avait scrupuleusement gardé les rites parmi la très sobre étiquette d’Alfanie.

A cette longue révérence, encore amplifiée par le déroulement du manteau de cour qui traînait derrière elle, le prince répondit par un sourire triste. Puis il prit la main de sa femme et la baisa.

Comme la princesse allait regagner sa place, le roi lui fit signe d’approcher.

— Comment va mon petit-fils ? demanda tout bas le vieillard.

— Mais, très bien, sire.

— Je l’ai trouvé un peu pâle hier, et on m’a dit ce matin qu’il n’avait pas passé une bonne nuit.

Wilhelmine haussa la voix :

— Je ne sais où ceux qui vous l’ont dit prennent leurs renseignements. Wilhelm est, il est vrai, un peu impressionnable et nerveux, comme le sont d’ordinaire les enfants d’une intelligence très précoce. Mais sa santé ne m’inspire aucune inquiétude sérieuse, il faut qu’on le sache.

— Allons, tant mieux, ma fille, tant mieux, dit le roi en l’apaisant du geste.

Cependant, le prince Hermann recevait les félicitations du prince Otto, son frère cadet. Otto inclinait avec affectation sa haute taille, sa barbe rousse en pointe et son long nez sensuel et répétait, imperceptiblement gouailleur :

— Tous mes compliments, mon cher frère, tous mes compliments.

Hermann répondait :

— Je les reçois avec reconnaissance, Otto. Je les crois sincères, et je suis sûr que vous ne ferez rien pour augmenter la difficulté de ma tâche.

—… Sais pas du tout ce que vous voulez dire, murmurait Otto.

Mais déjà, d’un mouvement affectueux, Hermann tendait la main au prince Renaud, un grand garçon dégingandé, au front vaste et aux yeux très beaux, qui, balbutiant un peu, semblait chercher une phrase et finit par dire doucement :

— Je te plains, mon pauvre Hermann.

— Merci, mon cher cousin, fit simplement le prince héritier. Et merci d’être venu : cela a dû te coûter un véritable effort.

Renaud s’éloigna, l’allure à la fois dédaigneuse et inquiète, comme un homme déshabitué de ces cérémonies. Au lieu de l’uniforme de gala auquel il avait droit, il portait un habit de cour tout uni et très sec et paraissait un peu gêné maintenant d’une simplicité de costume qui faisait tache parmi toutes ces chamarrures.

Au moment où Renaud passait devant la double rangée des demoiselles d’honneur de la princesse royale :

— Vous n’avez pas l’air de vous amuser beaucoup, monseigneur, chuchota derrière lui une voix de femme.

Renaud se retourna. Celle qui l’interpellait avec cette familiarité gentille était une frêle personne ; de figure délicate, avec des yeux pâles et de lourds cheveux d’un roux doré.

— Et vous, mademoiselle Frida ? dit le prince, très cordial et comme se retrouvant en connaissance.

— Oh ! moi, j’ai l’habitude… Vous arrivez de France, monseigneur ?

— J’étais à Paris le mois dernier, mademoiselle.

— Qu’y avez-vous vu de nouveau ?

— Pas grand’chose. Paris a maintenant son métropolitain. Ça lui donne l’air moins petite ville, mais ça gâte bien ses paysages, qui étaient si jolis ! Et on ne s’en écrase pas moins au carrefour Montmartre.

— Et qu’est-ce qu’on fait, à Paris ?

— Des choses assez curieuses. La vogue y est au socialisme et aux sciences occultes, comme elle était, il y a cent vingt ans, à la Révolution et au baquet de Mesmer. On tolstoïse et on s’attendrit sur le quatrième État. Il y a eu, coup sur coup, deux ou trois grèves on ne peut plus gaies et qui ont été à la mode même dans les salons. Cela a amené, un peu partout, d’énormes désastres financiers. Joignez à cela une série de mauvaises récoltes, un climat profondément bouleversé : pas un printemps depuis quinze années. L’argent manque. On ne s’en amuse, je crois, que plus furieusement. Chacun semble dire : « Après moi, la fin du monde. »

— Oui… la fin du vieux monde…

Frida dit ces mots d’un accent presque solennel, comme se parlant à elle-même et poursuivant un rêve intérieur.

Renaud répondit :

— Peut-être.

El, après un instant de silence :

— Si je ne me trompe, vous avez habité la France, mademoiselle ?

— Oui, pendant trois ans.

— Et vous l’aimez ?

— De tout mon cœur.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est le pays où j’ai trouvé, en somme, le moins d’hypocrisie et le plus de bonté. Et puis tout y arrive cent ans plus tôt qu’ailleurs.

Insensiblement, Frida et le prince Renaud avaient élevé la voix, et le murmure de leur causerie s’était fait perceptible dans le sourd brouhaha de la cérémonie.

— Eh bien ! mademoiselle de Thalberg ? jeta à mi-voix la princesse Wilhelmine.

La jeune fille rougit et se tut. Au moment où la princesse admonestait Frida, le prince Hermann, sur son coin d’estrade, eut un froncement de sourcils et, distrait, oublia de répondre au compliment de l’ambassadeur d’Allemagne.

Les demoiselles d’honneur défilèrent à leur tour. Arrivée devant Hermann, Frida eut un salut un peu plus profond et prolongé que celui de ses compagnes ; mais, quand elle releva la tête, on eût dit qu’elle évitait les yeux du prince, qui, de son côté, paraissait examiner avec une singulière attention une bataille de Raguse peinte, en face, sur la muraille.

Or, tandis que se déroulait la procession somptueuse et morne des princes, des ministres, des ambassadeurs et des chambellans, le vieux roi Christian avait paru s’assoupir dans son fauteuil.

Le vieux roi se souvenait. Cette cérémonie sans joie, où l’on sentait partout quelque chose de contraint, une défiance et un découragement, lui en rappelait une autre, magnifique et chaude celle-là, la fête de son couronnement, où toute l’Alfanie, peuple, bourgeoisie, noblesse, avait réellement communié dans une pensée unanime. Comme c’était beau ! et de quelle invincible espérance il s’était senti soulever ! Avec quelle foi, quelle conscience assurée de sa mission providentielle et de l’onction divine récente sur son jeune front il avait entrepris sa tâche de roi !

Il y avait tout sacrifié ; il avait retranché de ses affections naturelles tout ce qui ne s’accordait pas avec son devoir souverain et tout ce qui eût pu l’en détourner. Il avait presque ignoré la volupté, évitant les femmes, n’en voulant distinguer aucune. Son mariage, tout politique, n’avait été que la sanction d’un traité d’alliance avec un pays voisin. Et, pendant trente ans, il avait patiemment subi une femme bonne, sans doute, et, comme lui, pénétrée des devoirs de sa charge, mais sans grâce, de vertu rigide et de dévotion étroite.

Tout d’abord, son zèle et son abnégation étaient récompensés. Une guerre avec l’Autriche, vaillamment menée et où il avait payé largement de sa personne, rectifiait à son profit les frontières de l’Alfanie. Son peuple l’adorait. Par sa sévère économie et sa scrupuleuse application aux affaires, le royaume prospérait. Les ressources naturelles du sol étaient, pour la première fois, sérieusement exploitées, et l’industrie se développait avec une sorte de soudaineté et dans des proportions surprenantes. Mais alors un fait singulier se produisait. Dans ce royaume protégé auparavant contre la contagion révolutionnaire par sa situation géographique et où l’institution de la monarchie absolue s’était jusque-là conservée intacte, la rapidité du progrès industriel avait ce résultat inattendu que la question sociale s’y trouvait posée avant même la question politique. Désaccoutumés de la pauvreté et de la résignation, les ouvriers de la capitale et ceux des grandes villes, peu à peu, se désaffectionnaient du roi et le rendaient responsable de l’iniquité de leur condition, bien qu’ils lui fussent redevables de l’état déjà meilleur qui leur permettait de ressentir plus vivement cette iniquité. Des grèves terribles avaient éclaté, que le roi avait réprimées rudement, en homme habitué à ne point douter de son droit et à ne point trembler devant son devoir…

Et, ainsi, après un labeur de cinquante ans, il se voyait méconnu de ceux pour qui il avait tant travaillé, haï des uns, suspect aux autres, respecté encore des nobles et des riches, mais désormais considéré par eux comme également incapable, à cause de son grand âge, soit de résister au mal par la force, soit d’y porter remède par d’apparentes concessions aux « idées nouvelles ». Bref, il n’était plus, pour les uns, qu’un tyran et, pour les autres, qu’un « vieux ».

C’est cela, plus encore que les infirmités et la maladie, qui l’avait décidé à déléguer ses pouvoirs à son fils aîné. Hermann passait pour libéral ; la foule l’aimait et attendait de lui les « réformes » réclamées. Ce fils, dont il ne pouvait s’empêcher d’estimer l’honnêteté et la vertu, avait toujours désolé le roi Christian par l’étrangeté de sa conduite et de ses idées, de celles du moins qu’il laissait pressentir : taciturne, secret, épris de solitude, étranger aux choses militaires, ennemi de tout faste et de tout appareil, mélancolique, toujours dans les livres… Nulle pensée commune entre lui et sa femme, cette fière princesse Wilhelmine, très « vieux régime », archiduchesse dans l’âme énergique et sereine et avec qui le vieux roi se sentait en conformité de principes et de croyances. Si seulement elle avait pu avoir quelque influence sur son mari ! Mais, depuis longtemps, Hermann, enfermé dans ses rêveries, l’avait découragée par sa douceur entêtée et silencieuse. Et c’était à ce fils dont il était si peu sûr que le vieillard se voyait contraint de confier le dépôt de sa royauté. Ah ! le mystérieux et inquiétant dépositaire !

Trouvait-il, du moins, quelque consolation dans son autre fils ? Une brute, ce prince Otto : perdu de vices, criblé de dettes, l’hôte et l’obligé de tous les barons israélites, à Paris la moitié du temps, un prince de boulevard et de restaurants de nuit.

Quant au prince Renaud, le neveu du roi, orphelin dès l’enfance (comme on meurt dans ces vieilles familles royales !) et qui s’était élevé tout seul, qu’attendre de ce fou, de ce bohème, qui ne paraissait pas une fois par an à la cour, qui vivait de pair à compagnon avec des artistes, des poètes et des journalistes et qui affichait publiquement le dédain, ou mieux l’ignorance, de sa naissance et de son rang ?

Et c’était là toute la maison royale ! Car fallait-il compter le fils d’Hermann, le petit prince Wilhelm, un enfant de cinq ans, chétif, névropathe déjà, toujours malade et qui, sans doute, ne vivrait pas ? Pourtant, sa mère était saine et robuste, et son père avait eu une jeunesse chaste. Qu’est-ce donc qu’il expiait, cet innocent ? La folie sanglante de son ancêtre Christian XI ou la folie érotique de sa trisaïeule la reine Ortrude ? Ou bien payait-il le surmenage physique et moral, le labeur surhumain d’une si longue lignée de princes administrateurs et soldats, raidis toute leur vie dans une attitude et dans un effort ininterrompus et presque tous morts à la tâche ? Ou bien plusieurs siècles de mariages entre consanguins ou de mariages purement politiques, mal assortis et sans amour, n’avaient-ils laissé enfin, dans les veines du dernier des Marbourg, qu’un sang corrompu et décoloré ?

Pauvre race de rois ! A mesure que son sang s’appauvrissait, son âme aussi semblait défaillir… Au reste, c’était ainsi dans toute l’Europe : chez la plupart des membres des familles régnantes se trahissait une diminution de la foi et de la vertu royale, une lassitude, un désenchantement ou une terreur de régner. Ils semblaient gênés d’être à part ; on devinait en eux un désir inavoué de revenir à la vie normale, à la vie de tout le monde, comme si l’isolement de leur majesté leur pesait et comme s’ils en éprouvaient plus d’ennui que d’orgueil. Et non seulement beaucoup affectaient de vivre de la même façon que leurs sujets, et, s’ils gardaient autour d’eux quelque reste de cérémonial, ce n’était que par nécessité, mais encore ils sentaient comme de simples particuliers, et toutes les maladies morales du siècle envahissaient les maisons souveraines.

Et, dans une tristesse grandissante, le vieux roi passait en revue l’almanach des souverains en cette année 1900. Ici, une impératrice névrosée, empoisonnée de morphine et publiquement amie d’une écuyère de cirque. Là, une reine écrivassière qui, pouvant exercer le métier de reine, préférait celui d’homme de lettres, mendiait l’approbation de ses confrères bourgeois, se faisait imprimer dans toutes les langues et concourait pour les prix des Académies. Ailleurs, un roi morose, qui ne se montrait jamais à ses sujets, qui ne songeait qu’à faire des économies pour organiser des voyages scientifiques et qui n’aspirait qu’au renom de bon géographe. Non loin, un prince mélomane à l’âme cabotine s’était noyé une nuit, parmi ses cygnes, dans un lac des _Niebelungen_ aux rives machinées en décors d’opéra. Un autre prince s’était suicidé avec sa maîtresse ; un autre avait épousé une danseuse… C’étaient, depuis quelques années, les maisons royales qui fournissaient, à proportion, le plus de « faits divers ». Les souverains s’avouaient semblables aux autres hommes. De souverains croyant à leur droit divin, il ne voyait plus que l’empereur d’Allemagne, le tsar, le Grand-Turc,--et lui enfin, le vieux roi d’Alfanie. Les autres croyaient tout au plus à l’utilité de leur mission publique et de la tradition dont ils étaient les représentants.

Et, cependant, la France républicaine, en proie au désordre chronique et secouée de fiévreux sursauts, épuisait ses forces à organiser le socialisme d’État et s’entêtait toutefois dans cette mortelle expérience. En Espagne, la République était établie depuis cinq ans. En Angleterre, en Belgique et en Italie, l’institution monarchique branlait. Quelque chose se défaisait en Europe…

— Hélas ! songeait Christian XVI, les rois s’en vont parce qu’ils n’ont plus la foi.