Les Rois/Chapitre II

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Calmann Lévy, éditeur (p. 16-24).

II

Après la cérémonie, le roi fit appeler chez lui le prince héritier.

Le cabinet royal, d’architecture massive et d’une somptuosité éteinte de vieux ors roussis par le temps, était plein du souvenir des siècles. Dans une niche d’angle se détachait sur un fond d’or la statue de bronze de Christian Ier, le fondateur du royaume, casqué de deux ailes d’aigle, les deux mains sur sa grande épée, qu’il semblait ficher en terre, devant lui, comme une croix. Le fauteuil sur lequel Christian XVI était assis, très simple, en chêne sommairement sculpté, presque barbare et remarquable seulement par sa masse, était celui d’Otto III, le grand homme de la dynastie. Et, par l’une des fenêtres, on pouvait voir, de l’autre côté du fleuve, le dôme byzantin de la cathédrale de Marbourg, où, depuis neuf cents ans, tous les rois d’Alfanie avaient été sacrés.

Hermann s’approcha, l’attitude respectueuse et contrainte. Jamais il n’y avait eu la moindre intimité entre le fils et le père, soit que celui-ci fût incapable de tout abandon, soit qu’ils fussent tous deux incompréhensibles l’un pour l’autre. Faible, les yeux éteints, recroquevillé par les rhumatismes et ne remplissant plus qu’un coin de la chaire monumentale d’Otto III, Christian XVI ressemblait pourtant encore, par la coupe et l’expression du visage, aux portraits de rois, presque tous robustes, énergiques et rudes, qui couvraient les murailles de l’antique salle. Il était bien de leur race. Mais le prince Hermann, avec ses traits affinés et doux, paraissait d’une autre famille. Il avait l’air, devant cette immobile rangée de visages dominateurs, d’un clerc studieux, fourvoyé dans une assemblée de hauts barons.

Le silence se prolongeait. Enfin, le roi fit un effort et, lentement, avec une gravité volontairement solennelle :

— Mon fils, je sais que vous êtes bon, laborieux, appliqué à vos devoirs, et je sais en quelles mains loyales et pures je viens de remettre mon autorité. Et pourtant je ne puis me défendre d’une inquiétude. La situation est difficile. Le peuple, oubliant que, quelles que soient ses misères, le moyen le moins inefficace d’y remédier est encore de s’en remettre docilement aux chefs que Dieu lui a donnés,--et qui ne sauraient le trahir, puisque l’intérêt du roi est le même que celui de ses sujets et que le roi ne forme avec eux qu’une seule et même âme,--le peuple se mutine et réclame à grands cris ce qu’il appelle les réformes. Il me fallait choisir entre une résistance hasardeuse et des concessions que j’estime plus dangereuses encore. Résister, je n’en ai plus la force. Céder, je ne m’en suis pas cru le droit. A vous, mon fils, de faire selon que Dieu vous inspirera. Je vous supplie seulement de vous défier d’une certaine sentimentalité qui est en vous, et aussi d’une prétendue philosophie que vous avez puisée dans les livres du siècle. Vous n’êtes plus assez persuadé que vous êtes roi par la volonté de Dieu et que Dieu est avec vous. Ce qui perd aujourd’hui les souverains, c’est, d’abord, qu’ils ne croient plus assez fermement à leur droit royal, et c’est aussi qu’ ils ont, étant rois, des idées et des passions de simples particuliers. Hélas ! votre frère Otto aurait peut-être plus que vous la juste conception de la souveraineté ; mais Otto vit mal. Votre cousin Renaud est un fou. Moi, je suis vieux et malade et m’en irai bientôt. En sorte, que le royaume d’Alfanie n’a d’autre support que vous. Haussez donc votre cœur. Que le sentiment de votre responsabilité vous rende la foi que je sens qui vous manque, et que la foi vous donne le courage d’agir, même contre le peuple, pour le bien du peuple. Soyez roi : vous le devez, et prenez garde de n’être qu’un homme.

Hermann sourit.

— Ai-je dit quelque chose de si plaisant ? fit le vieillard.

— Mon cher père, dit Hermann, ne vous irritez point. Je vous aime, je vous vénère, et je voudrais vous ressembler. Mais vous me sommez d’être plus qu’un homme, et, s’il est une chose dont je sois sûr, dont j’aie la preuve, à chaque instant, au plus profond de moi-même, c’est que je ne suis qu’un homme en effet. Oui, j’ai beau faire, j’ai beau me représenter combien il est étrange que je me trouve élevé au-dessus de trente millions d’autres êtres humains et que cela a dû être voulu par un Dieu… je ne perçois en moi aucune empreinte surnaturelle. Non, en vérité, je n’ai point ce sentiment d’une onction divine, analogue, je suppose, à celui qui doit remplir l’âme des prêtres croyants.

— Ce sentiment, dit le roi, priez Dieu de vous le donner, et Dieu vous le donnera.

— Dieu ! laissa tomber Hermann.

— Ne croyez-vous pas en Dieu ? fit impérieusement le vieux roi.

Hermann baissa les yeux et ne répondit point. Christian pétrissait de ses doigts maigres les bras du fauteuil de son ancêtre Otto III, qui, croyant en Dieu et sentant Dieu avec lui, fit mourir cinq cent mille hommes sur les champs de bataille, conquit de vastes territoires et fut un grand prince.

— Pardonnez-moi, mon père, reprit doucement Hermann, et rassurez-vous. Je crois à mon devoir, et je crois à mon droit. Si je n’ai pas, comme mes ancêtres, la claire conscience d’être directement investi par un dieu empereur des rois, je me sens investi par ces ancêtres eux-mêmes et par les générations qui leur ont obéi à travers les âges. Mon droit, s’il ne me vient pas du ciel, me vient du passé, et, s’il ne me vient pas d’en haut, il me vient d’en bas. Le peuple d’Alfanie a témoigné jusqu’ici qu’il m’aimait. C’est son consentement, c’est l’accord de sa pensée avec la mienne qui me confère mon droit divin. Après tout, cela revient au même, si vous y réfléchissez. Ayons donc confiance.

— Mais, s’il arrivait que votre pensée se trouvât en opposition avec celle d’une portion considérable de votre peuple, de la plus aveugle et de la plus dominée par ses instincts, que feriez-vous ?

— Ce ne pourrait être qu’un malentendu, puisque je ne voudrai jamais que leur bien. Ce malentendu, je m’appliquerais à le dissiper par quelque témoignage éclatant de ma charité pour eux.

— Et, s’ils refusaient de comprendre ?

— Je leur imposerais ma volonté, la sachant droite et bonne.

— Même par la force ?

— J’ai confiance qu’ils ne me réduiront jamais à cette nécessité.

— S’ils vous y réduisaient, pourtant ?

— Je serais alors le plus malheureux des hommes, mais je ferais mon devoir.

— Oui, mais, rien qu’en y songeant, vous êtes d’avance épouvanté. Pourquoi, sinon parce que votre volonté et votre jugement n’ont point d’appui en dehors de vous-même ? Il y a dans le métier de roi des devoirs si terribles qu’on n’aurait jamais le courage de les accomplir si l’on ne se sentait éclairé et soutenu par une pensée et une volonté divines.

— Le sentiment de la justice, le respect de la personne humaine et la charité du genre humain me seront des lumières suffisantes. Et, voyant clair, je saurai agir.

— Que voulez-vous donc faire ?

— Préparer un état social où soit diminuée la souffrance des individus et, pour cela, diminuer d’abord l’inégalité des droits.

— Croyez-vous donc que l’on supprime la souffrance par des lois et des institutions ? On ne la diminue même pas, puisque l’homme, à mesure que sa condition matérielle s’améliore, découvre de nouvelles façons de souffrir. Le véritable objet de la royauté, c’est le maintien d’une hiérarchie voulue de Dieu, par laquelle l’ordre subsiste, ce premier bien des peuples, et où chacun à sa place, obéissant et se dévouant, travaille, par là-même, à son salut éternel. La douleur des créatures est peut-être dans le dessein de la Providence.

— Voilà donc un dessein que vous me dispenserez d’adorer… Je songe à ce qu’est la vie de tel ouvrier mineur qui, peinant sous terre douze heures par jour, gagne tout juste de quoi ne pas laisser sa femme et ses petits mourir de faim ; je songe à de plus misérables encore, et je n’ai pas le coeur tranquille… Et, quant à cette hiérarchie sociale dont vous parlez, j’ignore si elle est l’œuvre de Dieu, mais je sais qu’elle fut, à l’origine, l’œuvre de la violence des hommes, et cela atténue le respect qu’elle m’inspire… Pour la première fois de ma vie, je vous dis toute ma pensée, mon père. Vous ne m’en voudrez pas ?

— Nous ne parlons pas la même langue, mon fils. Nous pourrions converser longtemps ainsi sans nous comprendre. Cela est singulier. Vous avez été un bon fils, vous avez eu une jeunesse sérieuse, je n’ai jamais eu de reproche à vous faire, et cependant il y a toujours eu entre nous je ne sais quoi qui nous séparait. Ce n’est pas ma faute. Votre éducation a été un de mes grands soucis, et je me suis efforcé de former en vous, soit par les leçons, soit par l’exemple, une âme royale. Vous laissiez faire, vous n’étiez point indocile ; mais, chaque jour, je vous sentais vous éloigner de moi…

Le vieillard se tut. Une larme pointait au coin de ses yeux voilés par l’âge, trop petite pour couler. Il reprit :

— Hélas ! je me suis longtemps demandé si l’épreuve que vous voulez tenter était même permise. Toutefois, tentez-la selon votre conscience, puisqu’aussi bien la nécessité nous presse. Je suis sûr du moins de votre honnêteté et de votre bonne foi, et je suis persuadé que l’exercice même du pouvoir vous défera, à mesure, de vos doutes et de vos chimères. Du fond de la retraite où je vais ensevelir mes derniers jours, je prierai Dieu qu’il vous éclaire et vous fortifie et qu’il vous ait, vous et mon royaume, en sa sainte protection.

Un attendrissement gagnait Hermann, lui brouillait les yeux, lui faisait tortiller fébrilement sa moustache tombante.

— Mon cher père, dit-il, je crains que, dans cet entretien, ma parole n’ait plus d’une fois excédé ma pensée. Je suis si troublé, voyez-vous ! Vous avez raison : l’action communique la foi, et je compte sur la paix que promet l’Évangile aux hommes de bonne volonté.

Et, par un mouvement qui démentait quelques-uns de ses précédents propos, Hermann fléchit le genou et dit :

— Mon père, bénissez-moi…