Les Rois/Chapitre III

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Calmann Lévy, éditeur (p. 25-34).

III

Hermann, en rentrant chez lui, était mécontent de lui-même. Quel sentiment l’avait entraîné à dire à son père des choses que celui-ci ne pouvait entendre ? Et par quelle faiblesse avait-il renié ensuite, ou peu s’en fallait, ce qu’il venait de confesser ?

— Que je suis peu maître de moi ! murmura-t-il avec colère.

Ses yeux s’arrêtèrent sur un vieux tableau accroché au-dessus de sa table de travail. C’était le portrait d’un de ses ancêtres, Hermann II, qui avait assassiné son frère, dont il se défiait, empoisonné sa première femme afin de pouvoir conclure un mariage plus avantageux pour l’État et noyé dans le sang une révolte de paysans affamés. Il passait pour un grand roi. Les historiens l’excusaient ; quelques-uns le glorifiaient : tous ses crimes, ne les avait-il pas commis soit pour sauver la couronne, soit pour assurer l’unité du royaume ?

C’était, d’ailleurs, un chef-d’œuvre que ce vieux tableau, achevé et embelli par le temps. Du fond, devenu tout noir, ressortait puissamment une tête jaune, toute en nez et en mâchoires, avec des yeux durs, d’une fixité gênante. La main droite émergeait au premier plan, une main terrible, qui serrait le sceptre comme un bâton.

— Ah ! songeait Hermann, si j’avais l’énergie de cette brute pour vouloir le contraire de ce qu’elle a voulu !

Ce portrait de son farouche homonyme, Hermann le gardait là, sous ses yeux, comme un _memento_ de tout ce qu’il s’était juré d’éviter, de tout ce qui lui faisait le plus d’horreur au monde : orgueil de la domination, brutalité, cruauté et dogmatisme, car l’aïeul meurtrier avait été un roi croyant et, par piété autant que par politique, un zélé protecteur de l’Église.

Comment lui, le dernier venu de la race, pouvait-il différer à ce point, non seulement par les goûts et par la culture, mais par tout son être intime, de ses violents ancêtres ?…

Sa vie passée lui arrivait, au hasard, par brèves apparitions. D’abord, son enfance sans caresses, soumise de bonne heure à une rude discipline. Comme il avait pleuré, à huit ans, le jour où on lui avait mis l’uniforme d’officier de la garde ! Buté dans un entêtement dont il n’eût pu dire les raisons, il résistait en sanglotant, comme s’il eût pressenti que ce premier uniforme, c’était une « prise d’habit », et pour la vie. Il revoyait s’abattre sur lui, ce jour-là, la grande main lourde de son père indigné… Au reste, cet accès de désespoir enfantin avait été sa seule révolte extérieure. Depuis, il s’était, en apparence, soumis à tout ; il avait subi silencieusement sa destinée de prince royal.

Avait-il été aimé de son père et de sa mère ? Peut-être. Il ne savait. Il était tenté de croire qu’un seul l’avait aimé vraiment : le premier en date de ses précepteurs, un vieux professeur de l’université de Marbourg, un bonhomme très doux, très timide, qui tremblait comme la feuille quand le roi survenait au milieu des leçons… Mais, enseignés par lui, les faits des Grecs et des Romains devenaient intéressants comme des contes… Hermann se souvenait encore d’avoir pleuré d’enthousiasme sur Harmodius et Aristogiton, sur les Gracques, sur Spartacus et sur la légende de Guillaume Tell. Pourquoi, des leçons du vieux professeur, avait-il retenu, à trente ans de distance, précisément ces histoires-là ?… Il se souvenait aussi d’avoir un jour dérobé, dans la bibliothèque du bonhomme, des livres qui décrivaient des pays merveilleux, sans riches ni pauvres, les hommes tous bergers et tous bons, et d’autres livres encore où revenaient souvent les mots de « salaire » et de « capital » et où il n’avait rien compris sinon qu’il y a sur la terre beaucoup de malheureux… Mais ce vieux maître, si doux et si amusant, qui souvent le prenait sur ses genoux pendant les leçons, il était parti un jour, et Hermann ne savait ce qu’il était devenu…

Puis il se rappelait une émeute à laquelle il avait assisté par une des fenêtres du palais… Des hommes en haillons, très laids… l’un d’eux portant un drapeau noir… Tout à coup, un bruit de fusillade ; des hommes qui tombent, la bouche grande ouverte, une femme pleine de sang sur le pavé, et d’autres femmes qui se sauvent en poussant des cris. L’enfant royal se mettait à pleurer (il pleurait donc toujours, cet enfant ?), et il demandait : « Pourquoi leur a-t-on fait du mal ? » Et son gouverneur l’arrachait de la fenêtre, où le petit s’accrochait pour voir encore ce qui lui faisait si grand’peur…

Il se revoyait, plus tard, voyageant en Allemagne, suivant assidûment, à Heidelberg, un cours de philosophie. Le professeur, homme illustre, de renommée européenne, qui, dans ses leçons, menait ses idées jusqu’au bout et qui, trouvant dans la métaphysique l’ivresse d’une sorte d’alcali volatil, s’emportait aux audaces les plus intransigeantes de destruction et de reconstruction spéculatives, n’en était pas moins, dans la vie réelle, respectueux des contingences utiles, avide d’honneurs, de décorations et de places, profondément impressionné par les puissances et les « grandeurs de chair »… Mais, à ces exercices de la pensée raisonnante, Hermann, parfaitement sincère, s’était décidément purgé de ce qui pouvait rester en lui d’involontaires préjugés de naissance ou d’éducation. Tandis qu’il défaisait et refaisait le monde dans son cerveau et qu’il s’appliquait à considérer toutes choses au point de vue de l’universel et de l’absolu, il affranchissait vraiment sa personne morale de l’accident qui l’avait fait naître pour le trône, et, non seulement dans ses façons d’être et ses jugements habituels, mais jusque dans le fond de son âme--de même qu’un chrétien le « vieil homme »--il dépouillait le prince…

Le séjour de Paris achevait ce travail intérieur. Hermann vivait à Paris, pendant quelques mois, dans un réel incognito, estimant que c’est le seul moyen, pour un prince, d’avoir une vision exacte des choses. Un prince ne peut vivre, comme prince, que dans un monde extrêmement restreint ; il ne se trouve de plain-pied qu’avec un tout petit nombre d’hommes : il ne peut donc connaître les hommes qu’imparfaitement. Il ne les voit que sous un angle très particulier et très étroit et dans une attitude de respect et de défiance. Presque partout, il gêne ou il est gêné. Il vit et meurt isolé de l’immense humanité. Il ne voit guère de la grande comédie que des fragments préparés. Sa présence suffit à altérer le caractère des spectacles auxquels il assiste, et les choses ne sont pas sincères pour lui.

Hermann avait voulu secouer le surcroît de servitude qui s’ajoute, pour les princes, aux servitudes qui pèsent toujours sur les jugements humains. Il s’était arrangé pour vivre à Paris librement, en pleine mêlée humaine, pour y connaître la société à tous ses étages, sous tous les aspects, par tous ses côtés pittoresques et dans ses recoins moraux, pour coudoyer même l’extrême misère et la considérer de tout près.

Il avait aimé Paris. L’esprit de la ville de joie, l’ironie et l’irrespect qu’on respire dans son air, Hermann en avait été surpris et charmé, sans trop remarquer ce que cette ironie a d’un peu mince et ce qu’elle recouvre quelquefois de niaiserie et de snobisme. Surtout il avait conçu une véritable estime pour ce scepticisme léger et dépourvu de pédanterie, aboutissant à un détachement qui, bien que superficiel, se rencontrait souvent avec la sagesse la plus profonde et à une douceur qui, bien qu’inactive, équivalait, dans plus d’un cas, à la charité même.

Mais, en même temps, la crainte de ne pas penser librement, de conserver à son insu quelque chose du préjugé aristocratique et royal, de se croire encore, dans le tréfond de sa conscience, pétri d’une autre argile que le commun des hommes et de surprendre, dans ses jugements, dans ses démarches, dans ses gestes, les effets de cette persuasion involontaire et secrète s’exaspérait en lui jusqu’à une inquiétude maladive. Volontiers, il eût chargé un serviteur de lui répéter, chaque jour et à chaque instant du jour : « Souviens-toi qu’un prince n’est qu’un homme. » Il avait peur, pour ainsi dire, du sang qui coulait dans ses veines. Et cette appréhension, cette continuelle attention sur soi communiquait à son allure et à toute sa conduite une gêne, une incertitude que venaient rompre nerveusement des décisions subites et excessives…

S’il n’avait pu s’entendre avec la princesse royale, ce n’était point parce qu’il l’avait épousée sans l’avoir choisie. Ce mariage, conclu dans un intérêt, national et dynastique, eût pu être un mariage heureux : Wilhelmine était belle, intelligente, vertueuse, et il ne semblait pas qu’il fallût de grands efforts pour l’aimer. Et ce n’était pas non plus la différence de leurs caractères ni celles de leurs opinions touchant les devoirs généraux de la royauté ou les questions politiques particulières qui l’avait peu à peu éloigné d’elle. C’était quelque chose de plus intime et de plus irrémédiable. Ce qui déplaisait à Hermann, ce qui lui faisait mal, c’était, parmi toutes les vertus et toute la grâce de cette femme, il ne savait quelle imperturbable complaisance dans le sentiment de sa naissance et de son rang ; c’était une béatitude d’orgueil inexprimé, qu’il percevait, lui, à travers les moindres actes et chacune des paroles de cette fille d’archiduc ; c’était de sentir que Wilhelmine avait beau être douce et bienveillante aux petits, elle s’estimait d’une essence irréductiblement supérieure à ce qui n’était pas de sang royal ; que la foi religieuse et la piété de la charmante femme n’y pouvaient rien ; que les maximes chrétiennes sur l’égalité devant Dieu ne seraient jamais pour elle que des formules vides qu’elle répétait des lèvres et que, bonne et compatissante aux hommes, jamais, jamais elle ne leur serait « fraternelle ». Et, de constater à chaque instant, chez l’honnête princesse, cette conscience sereine de la préexcellence de sa nature, de voir s’épanouir stupidement en elle un sentiment qu’il s’était acharné à déraciner de son propre cœur, cela remuait chez le prince quelque chose, vraiment, comme une colère haineuse de démagogue…

Le divorce était donc complet entre sa vie extérieure et ses pensées intimes. Son père étant souvent malade, il avait été obligé, dans les derniers temps, en sa qualité de prince héritier, à une vie de parade et de représentation qui, même réduite à l’indispensable, suffisait à l’accabler d’ennui. Il était un peu dans la situation d’un prêtre qui a cessé de croire et qui continue à célébrer la messe. Il haïssait ce monde de la cour : chambellans, grands officiers, hauts dignitaires, tous importants et futiles, durs au fond. Et il sentait autour de lui, encore que prosternée et muette, la défiance de tous ces gens-là et, derrière eux, l’attente déjà presque hostile de la noblesse, de la bourgeoisie financière, du haut clergé, de toutes les classes privilégiées… Sans doute, c’était, par définition, un pouvoir sans limites que son père venait de lui remettre ; mais, en réalité, ce pouvoir n’était absolu qu’à la condition d’agir dans le sens des institutions séculaires qui tiraient de lui leur origine et qui lui servaient de support. Quelle masse énorme de mauvaises volontés, d’intérêts et de traditions il lui faudrait rompre pour faire son devoir ! En aurait-il la force ?

Accoudé sur la table, le front dans les deux mains, il dit à mi-voix :

— Ah ! Frida ! petite Frida ! qu’est-ce que je deviendrais si je ne t’avais pas ?