Les Rois/Chapitre VI

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Calmann Lévy, éditeur (p. 51-60).

Le soir, un bal fut donné dans le palais, à l’occasion de la délégation du pouvoir au prince héritier. Hermann se tenait dans le salon réservé aux princes et à leurs aides de camp, aux princesses et à leurs demoiselles d’honneur, aux ministres et au corps diplomatique.

Par trois portes grandes ouvertes sur les autres salons, sous une buée vaguement rousse qui atténuait la crudité de la lumière électrique, on voyait passer le tourbillonnement de la fête : une mêlée d’uniformes rigides et sombres tranchant sur un fouillis blanc, rose et mauve de robes onduleuses, des moustaches penchées sur des nuques et des épaules nues, des enroulements de traînes autour des fourreaux d’ épées, et de rapides échanges d’étincelles entre les diamants des femmes et les plaques des danseurs.

Hermann se disait que, parmi les privilégiés qui étaient là, il n’y avait personne peut-être à qui il n’inspirât une défiance secrète ou avouée et qui ne dût lui être ennemi dès qu’il aurait fait connaître ses desseins.

— S’ils savaient en l’honneur de quoi ils dansent ! songeait-il.

Il s’était dégagé du cercle des diplomates et des grands officiers de cour. Il s’approcha d’une petite femme encore jeune, assez jolie, mais de figure souffreteuse, assise à l’écart.

C’était la princesse Gertrude, femme du prince Otto.

Elle venait de se débarrasser de ses demoiselles d’honneur en leur permettant d’aller danser toutes à la fois (« Car je ne suis pas amusante, mes pauvres petites ! ») et elle regardait, la fête d’un œil atone, l’air absent.

Mais elle eut, en tendant la main à Hermann, un bon sourire presque gai.

— Merci de ce que vous avez encore fait pour moi, dit-elle.

Elle était toujours sans le sou, Otto lui extorquant tout à mesure, et souvent même elle n’avait pas de quoi payer ses serviteurs ni subvenir aux dépenses les plus nécessaires de sa maison. Quand sa détresse était trop forte, elle avait recours à Hermann, qui lui donnait un peu d’argent, pris sur sa cassette particulière.

— Au moins, dit charitablement Hermann, est-il un peu plus raisonnable ?

— Oh ! oui, oui, répondit-elle vivement. Je n’ai pas eu à me plaindre de lui depuis cette affaire.

« Cette affaire », c’était la grossesse subitement découverte d’une des demoiselles d’honneur de la princesse Gertrude : la jeune fille saisie en plein bal d’un malaise révélateur, dégrafée à la hâte dans une embrasure de fenêtre et, après une longue syncope, racontant à sa maîtresse, parmi des sanglots désespérés, que son séducteur était le prince Otto. On avait étouffé l’affaire comme on avait pu, renvoyé la jeune personne dans sa famille et indemnisé d’une place lucrative son infortuné père, gentilhomme pauvre, mais de bonne race.

Gertrude avait pardonné. Elle aimait son mari.

— Il n’est pas méchant, je vous assure. Il n’ est que faible et facile à entraîner. Et il est charmant quand il veut… Il a reconnu ses torts et, après cette triste histoire, il a été beaucoup mieux pour moi qu’il n’avait été depuis longtemps.

Hermann la regardait avec attention. Il remarqua son extrême maigreur ; il vit qu’elle n’avait plus de cils et aperçut, au-dessus du léger hâle du front, une bande pâle, large comme le doigt, d’où les cheveux étaient, tombés et que recouvraient mal de minces bandeaux.

— Vous n’allez pas bien, ma pauvre amie, laissa-t-il échapper.

— Non, pas trop… En vérité, je n’ai pas de chance… Vous savez, car je n’ai jamais rien eu de caché pour vous, qu’Otto m’avait tout à fait abandonnée… Et, presque tout de suite après qu’il m’est revenu et qu’il s’est montré si bon, si tendre, je me suis mise, moi, à être malade. C’est bien prendre mon temps !

Hermann songea :

« Pauvre innocente ! Il t’est revenu parce qu’il avait besoin d’argent et que, t’ayant mortellement offensée, il n’avait sans doute pas d’autre moyen de s’en faire donner. Et il a été plus infâme en se rapprochant de toi qu’il ne l’avait été en te délaissant. Et ta maladie est la même que celle dont se meurt ta demoiselle d’honneur dans son honnête famille… Et tu ne sais pas tout… Moi non plus, du reste… Il n’y a que la police secrète, les usuriers et les proxénètes de cette bonne ville qui connaissent entièrement mon délicieux frère… »

Il quitta brusquement la princesse Gertrude. Il venait d’apercevoir, à l’autre extrémité du salon, Otto et Frida de Thalberg. Leur entretien semblait animé ; lui, ricanant, son grand nez penché sur la nuque fauve et les épaules lactées de la jeune fille ; elle, le sourcil froncé et rougissante un peu.

Otto l’avait rejointe au moment où elle gagnait une des portes qui donnaient sur la terrasse :

— Permettez-moi de vous accompagner, mademoiselle.

Surprise, elle s’était arrêtée. Et lui, toujours avec son ricanement :

— Vous ne sortez plus ? Vous avez peur de moi ?

Il se dandinait sur ses longues jambes, cherchant un sujet de conversation, et, se rappelant l’incident de l’après-midi :

— Eh bien ! nous avons donc été grondée ?… Elle manque de moelleux, hein ? la princesse Wilhelmine.

— J’étais dans mon tort, monseigneur.

— Avouez que vous vous fichez pas mal de l’étiquette.

— Non ; mais je ne la possède pas parfaitement. J’ai été élevée comme une sauvage, moi, vous savez.

— Et je vous trouve très bien comme ça.

Évidemment, il la trouvait très bien. Un peu en arrière et la dominant de sa haute taille, il la respirait comme une fleur rousse. Sous leurs paupières pesantes, ses yeux fanés avaient de courtes flammes troubles, et sa tête de viveur et d’homme de proie, toute tendue par un désir brutal, semblait s’allonger en mufle.

— J’ai toujours beaucoup de plaisir,--mais là, beaucoup ! --à vous rencontrer. Je vous l’ai déjà dit, nous nous entendrions admirablement si vous vouliez, et nous serions vite très bons amis.

— Mais je ne pense pas que nous soyons ennemis, monseigneur.

— Ne faites donc pas celle qui ne comprend pas.

— Qu’y a-t-il à comprendre ?

La pureté glaciale de deux impassibles prunelles interloqua un instant le prince Otto.

Il reprit :

— Qu’est-ce que vous disait donc tantôt mon cousin Renaud ?

— Je lui demandais des nouvelles de Paris, monseigneur.

— Ah ! Paris ! Paris !… murmura le prince d’un ton pénétré (et Dieu sait quelles images ce mot faisait lever dans sa mémoire !) J’y vais le mois prochain…

Et il souffla à l’oreille de Frida :

— Voulez-vous y venir ?

— Où ?

— A Paris.

— Je ne demanderais pas mieux, dit Frida, affectant de rire.

— Et si je vous prenais au mot ? Ne faites donc pas cette figure… Ce que je vous propose n’a rien d’extraordinaire… Je vous connais mieux que vous ne croyez, mademoiselle de Thalberg. Vous êtes très intelligente, d’esprit indépendant, même… au fond… un peu révolutionnaire… Vous savez ce que valent la plupart des conventions qui règlent la conduite des femmes. Je n’imagine pas que vous trouviez des charmes bien puissants dans les fonctions de demoiselle d’honneur de la princesse royale ni que vous ayez l’intention d’y passer votre vie. D’autre part, vous êtes de bonne maison, mais sans fortune, et tout ce que vous pouvez espérer, c’est d’être épousée par quelque antique gentilhomme dont vous serez la garde-malade. C’est une destinée mélancolique… Dans ces conditions, quel mal verriez-vous à jouir d’une liberté dont nul préjugé, je le sais, ne vous interdit l’usage et à accompagner, en bonne camarade, un homme qui vous est absolument dévoué ?

Insensiblement, il avait poussé Frida, devant lui, dans un coin du salon. La jeune fille s’était assise et, tout en jouant de son éventail de l’air le plus indifférent du monde :

— Dites-moi, monseigneur, si mon grand-oncle le marquis de Frauenlaub n’avait présentement quatre-vingts ans, si je n’étais seule au monde et sans autre défenseur naturel que le roi, dont vous savez bien que je n’implorerai pas le secours, auriez-vous osé me parler comme vous venez de le faire ?

— Des phrases !… dit Otto. Je vous croyais plus intelligente.

— C’est vous qui raisonnez mal, monseigneur. A supposer que j’eusse l’âme révolutionnaire que vous voulez bien me prêter, quels sentiments croyez-vous que pût m’inspirer un prince de votre espèce et qui vivrait comme vous vivez ?

Elle détachait et martelait les mots, tranquillement méprisante. Il se remit à ricaner :

— Vous êtes gentille quand vous êtes en colère.

— Je ne vous ai donné aucun droit de me parler sur ce ton, monseigneur.

— Je vous parle en bon garçon… Si vous le prenez comme ça, mettons que je n’ai rien dit. Ce que je vous ai proposé ne devient une offense que lorsque c’est mal reçu ; autrement, c’est un hommage, et dame ! je ne pouvais pas savoir comment vous le recevriez. N’en parlons donc plus. Je ne vous en veux pas. On m’avait bien dit que j’arriverais trop tard, et je sais trop ce qu’on doit à un frère aîné…

Frida se leva vivement et, toute frémissante d’indignation :

— Vous m’outragez lâchement, monseigneur.

— Voilà une parole de trop, mademoiselle de Thalberg, dit le prince Otto, en s’inclinant avec un mauvais sourire.

Quand il se redressa, son frère était devant lui.

— Je te dérange ? dit Hermann.

— Pas du tout. Et, tiens ! je te la rends, dit Otto en désignant du regard Frida, qui regagnait la porte de la terrasse…

La princesse Wilhelmine, assise au milieu d’un cercle de dames de la cour et de femmes de ministres et de chambellans, avait suivi de loin le manège d’Otto avec Frida de Thalberg. Elle avait vu qu’Hermann les observait de son côté avec une impatience mal contenue, et, lorsqu’il était intervenu, une ombre avait passé sur le calme visage de la princesse royale.