Les Rois/Chapitre XI

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Calmann Lévy, éditeur (p. 139-146).

XI

Cependant, le prince Hermann travaillait fort sérieusement au bonheur de son peuple.

Sans compter les maux qui lui étaient communs avec les autres pays d’Europe, l’Alfanie souffrait d’un malaise qui avait pour cause principale la disconvenance de ses institutions politiques et de son nouvel état social et industriel.

Seule avec la Russie, l’Alfanie avait conservé le régime de la monarchie absolue. Les ministres n’étaient que les commis du pouvoir exécutif. Quant au pouvoir législatif, le roi l’exerçait souverainement avec l’aide de trois grands corps dont les membres étaient nommés par lui : la Chancellerie, le Conseil du royaume et le Sénat.

Par la force des choses, ces trois corps se composaient presque entièrement de nobles, descendants des anciens seigneurs terriens, de grands industriels et de financiers. Or le prodigieux développement de l’industrie alfanienne avait, en quarante ans, créé une classe ouvrière considérable par le nombre et l’appétit. Et ainsi le peuple se trouvait exclusivement gouverné par des hommes dont les intérêts étaient diamétralement opposés aux siens. Eût-elle eu toutes les vertus (et elle ne les avait pas), cette aristocratie de richesse eût été plus suspecte encore au prolétariat qu’une aristocratie de naissance et lui eût paru plus insupportable. La révolte contre des injustices réelles s’aggravait, chez les ouvriers, de l’appréhension d’injustices indéfiniment possibles et du sentiment de ce qu’il y avait d’essentiellement absurde dans cette organisation politique d’un pays de grande industrie.

Hermann était de l’avis de la classe ouvrière, soutenue ici par toute la petite bourgeoisie et par une partie de la population rurale. Malheureusement, il avait beau être, par définition, un monarque absolu, il ne pouvait, en réalité, gouverner contre les trois corps qui étaient censés à ses ordres, ni changer leur esprit, ni leur communiquer l’ardeur de renoncement dont il était lui-même dévoré. Un seul remède s’offrait donc : l’établissement du régime représentatif.

Mais, impuissant à manier contre leur gré les instruments de son absolutisme, Hermann ne l’était pas moins à les briser d’un seul coup. Dans notre Occident et au temps où nous sommes, l’autocrate pur n’existe qu’en théorie. Sans doute, l’absence même de Constitution semblait laisser à Hermann le droit de donner directement une Constitution à son peuple, et le pouvoir absolu impliquait apparemment, pour celui qui le détenait, la liberté d’y renoncer et d’en décréter lui-même la suppression ou la limitation. Mais Hermann sentit que cela lui était interdit en fait et que tout ce qu’il pouvait tenter, c’était d’employer à ses desseins les trois anciens corps en augmentant momentanément leurs attributions.

Il réunit donc en une sorte d’assemblée consultative les membres de la Chancellerie, du Conseil du royaume et du Sénat, auxquels il adjoignit quelques hommes connus pour leur libéralisme, avocats, journalistes, jurisconsultes, et il soumit à cette assemblée un projet de Constitution parlementaire qui comportait un Sénat nommé par le souverain et une Chambre des représentants élue par un très large suffrage censitaire, le cens électoral ne devant être que de huit ou dix florins.

Et, pour que le peuple ne put douter de sa sincérité, il choisit pour premier ministre Athanase Hellborn. un avocat très populaire, directeur du principal journal de l’opposition, et le chargea de défendre le projet devant l’assemblée.

Dans sa première entrevue avec Hermann, Athanase Hellborn eut une excellente attitude. Il remercia noblement le prince de sa confiance, posa ses conditions, se fit prier pour accepter le principe du suffrage censitaire, jura d’ailleurs que tout irait bien et qu’il en faisait son affaire. Il était sympathique, cordial, une bienveillance de jouisseur répandue sur sa face robuste. Hermann jugea qu’il devait être un fort brave homme, mais qu’il parlait beaucoup et qu’il manquait peut-être un peu de vie intérieure.

Le nouveau ministre fut d’abord admirable d’énergie. Il parvint à faire voter, par une petite majorité, l’ensemble du projet.

Vint ensuite la période des amendements.

Un beau jour, Hellborn déclara au prince que, toute réflexion faite, le cens électoral avait été fixé beaucoup trop bas dans le projet primitif. Il proposait de l’élever à vingt-cinq florins. Il n’en parlait pas moins de justice, de liberté, d’égalité. Mais Hermann eut l’impression que ces mots, dont l’avocat avait vécu, auxquels il devait sa fortune et sa renommée, il les prononçait sans les sentir, peut-être sans les comprendre, et que ses croyances politiques étaient pour lui ce que sont les croyances religieuses pour beaucoup de gens du monde. Et la constatation de cette hypocrisie, aussi vile et plus funeste que l’autre, lui fut pénible.

Une autre fois, Hellborn expliqua au prince qu’on risque de tout perdre en voulant tout gagner, que les grands changements ne se font pas si vite ; enfin, qu’il était d’avis que le tiers au moins de la Chambre des représentants fût nommé par le roi. Et, dans le cours de l’entretien, il affectait des airs d’homme supérieur, disait en souriant qu’il y a des injustices inévitables, qu’il faut bien en prendre son parti, que le peuple est un enfant incapable de se gouverner lui-même, qu’il suffit de l’amuser par des promesses, que d’ailleurs « tout cela durera bien autant que nous… » De ce jour, Hermann prit son ministre en horreur, profondément scandalisé d’entendre traiter, avec cette légèreté, par ce bourgeois repu, des questions où lui, prince, il mettait toute son âme.

Ainsi, de jour en jour, Hellborn lâchait pied devant l’assemblée, accordait amendements sur amendements, ne laissait presque rien subsister du projet qu’il avait mission de soutenir. Et, cependant, il s’épanouissait de satisfaction dans son nouvel état, menait joyeuse vie, soupait beaucoup, avait pour maîtresse une comédienne « en vue ».

Une vieille histoire, et fort banale.

Ce qui avait commencé la conversion de l’avocat démocrate, c’étaient les poignées de main des couloirs, la bonne grâce et presque la camaraderie des gentilshommes chefs de la droite, qu’il n’aurait jamais crus « si bons garçons ». Toutefois, il avait eu, comme j’ai dit, des débuts énergiques ; le parti conservateur s’était senti perdu, avait craint, s’il résistait, la dissolution de l’Assemblée et l’octroi direct d’une charte par le prince Hermann.

C’est alors qu’Hellborn avait reçu une invitation de la comtesse de Moellnitz, une des femmes les plus élégantes et les plus spirituelles de l’aristocratie de Marbourg.

Elle avait dit à son mari : « Laissez-moi faire. » Moellnitz la laissa faire jusqu’au bout.

Hellborn devint un des assidus de la maison. Il éprouvait une joie indicible à se frotter à toute la noblesse du royaume. Il appelait le comte « son cher ami ».

Certain soir qu’il parlait de près, de tout près, à la comtesse dans le petit salon où elle se tenait d’ordinaire, il vit, par la glace sans tain, Moellnitz entrer dans le grand salon, le traverser, hésiter un instant et sortir d’un air indifférent.

Il fut persuadé que le comte ne les avait point aperçus. Car, de le soupçonner de complaisance, cela eût été pleinement absurde. Moellnitz était un parfait honnête homme et d’une bravoure éprouvée.

Il est vrai, d’autre part, que le comte de Moellnitz croyait fermement le salut du royaume attaché à la conservation des vieilles institutions et que, pour faire échouer les desseins du prince et de son ministre, il n’était pas de sacrifice auquel il ne fût prêt. Vit-il quelque chose par la glace sans tain ? Ignora-t-il la liaison de sa femme avec Hellborn ou, l’ayant connue, immola-t-il, par un effort héroïque et dont il saigna secrètement, son honneur de mari à son devoir de bon royaliste ? C’est ce que personne ne saura jamais. Une âme de chambellan convaincu peut être sublime à sa façon.

Du moins, si Moellnitz se sacrifia, ce ne fut pas en vain. La loi votée par l’Assemblée instituait un Sénat formé de tous les membres des corps anciens et une Chambre des représentants dont les deux tiers seulement devaient être élus, et par un suffrage excessivement restreint, puisque le cens avait été élevé à quarante florins.

Le peuple jugea qu’on s’était moqué de lui. De nouvelles grèves éclatèrent. Les ouvriers annoncèrent, pour le 1er octobre, une grande manifestation dont le but était de réclamer le suffrage universel, en sorte que les élections à la future Chambre se fissent uniquement sur cette question.