Les Rois/Chapitre XIII

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Calmann Lévy, éditeur (p. 155-159).

XIII

Du jour où le roi son père lui avait remis ses pouvoirs, Hermann, en dehors des indispensables relations avec ses ministres et quelques hommes politiques, avait vécu dans une profonde solitude. De la sorte, il n’était point distrait de son rêve et il amassait en lui-même, par la continuité de son effort et de sa méditation, une réserve d’énergie égale à la hardiesse de son dessein. Trois ou quatre fois seulement, il était allé passer, en secret, quelques heures auprès de Frida, dans la maison des bois. Il s’était tenu à l’écart de Wilhelmine : il se rendait, aux dates habituelles, dans la chambre de la princesse : mais elle avait beau l’interroger, lui dire ses défiances et ses inquiétudes, il se refusait inexorablement à toute discussion sur les affaires publiques.

Il avait réduit au strict nécessaire le cérémonial du palais, supprimé les réceptions et les fêtes et donné à l’assistance publique de Marbourg les cinq cent mille florins ainsi économisés.

Tout d’abord, ces largesses avaient encore accru sa popularité. Mais il n’avait pas su l’entretenir, ne se montrant jamais au peuple, par une sorte de pudeur, parce qu’il considérait la recherche des ovations comme indigne d’un sage et parce que ces acclamations, dont il était sûr d’avance, lui semblaient hors de proportion avec le peu de mérite qu’il se reconnaissait.

Cette abstention avait refroidi le peuple, qui n’en pouvait deviner les causes. Dans le moment où l’assemblée des trois corps défigurait, article par article, le projet de loi constitutionnelle, les meneurs populaires avaient accusé le prince d’être le complice caché de cette comédie. Et, quand on avait appris qu’il tolérait la manifestation, il se trouva des gens pour dire que c’était un piège qu’il tendait au peuple.

Hermann savait tout cela. Il l’avait prévu. Il se résignait à la sottise et à l’ingratitude inévitables.

Outre la défiance d’une partie de la foule, Hermann sentait contre lui, sourdement grandissante, indomptable comme l’égoïsme et comme l’instinct de conservation et de propriété, l’opposition de tous les privilégiés.

Toutefois, il allait son chemin. Rien n’eût pu le faire reculer. Naguère, il passait pour faible et impropre à l’action par excès soit de sensibilité, soit d’esprit critique. C’est qu’en ce temps-là il n’avait pas charge des autres et que ses indécisions étaient de peu de conséquence. Mais, à présent que ses sentiments devaient se traduire par des déterminations qui, elles-mêmes, devaient toutes avoir des conséquences publiques, il s’était fait une volonté. Une volonté tendue, immobile, dont l’effort solitaire et ininterrompu l’avait mis peu à peu dans cette disposition d’âme où, à force de penser que l’on doit marcher contre l’obstacle et le rompre, la perception même de l’obstacle s’abolit et où s’accomplissent les actions folles ou sublimes. Bref, Hermann vivait dans une sorte de somnambulisme moral.

Au reste, sa lucidité d’esprit restant parfaite, il fixa lui-même les conditions dans lesquelles la manifestation populaire aurait licence de se produire. Les manifestants se réuniraient sur la place des Marronniers, parcourraient les quais de la rive droite jusqu’à la place des Trois-Rois, suivraient la ligne des grands boulevards et se disperseraient au carrefour de la Croix-Bleue. Sur tout ce parcours, il désigna les postes qui seraient occupés par la troupe, les édifices : caserne, Banque, Bibliothèque royale, dans les cours et les sous-sols desquels les réserves de cavalerie et d’infanterie se tiendraient prêtes à sortir au premier commandement. Il eut soin que tous ces préparatifs de répression fussent entièrement dissimulés. Il s’appliqua à tout prévoir et à donner les instructions les plus précises. Sur les points où la manifestation deviendrait séditieuse, trois sommations seraient faites, très espacées. Si elles restaient inutiles, on ferait des charges de cavalerie, très lentes. Mais, quelles que fussent les circonstances, les cavaliers ne devaient dégainer et les fantassins ne devaient tirer que sur l’ordre exprès d’Hermann. Des fils téléphoniques reliaient son cabinet à celui du général gouverneur de Marbourg, situé à l’autre extrémité du palais, et à tous les postes et dépôts de troupes. Ainsi, quoi qu’il advînt, il ne pouvait s’écouler qu’une ou deux minutes entre la transmission des nouvelles et celle des ordres du prince. Il aurait donc la direction suprême de la journée, comme il voulait en porter toute la responsabilité. Le vieux général de Kersten, gouverneur de Marbourg, une baderne qui ne connaissait que sa consigne, se soumit à tout sans réflexion, ou peut-être par cette réflexion que le prince était un « pékin » plein d’idées biscornues, qu’il fallait le laisser aller, puisqu’il était le prince, mais qu’au surplus il reconnaîtrait lui-même, tôt ou tard, la nécessité de revenir aux pratiques traditionnelles de gouvernement et de police.