Les Rois/Chapitre XIV

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Calmann Lévy, éditeur (p. 160-163).

XIV

Un soleil chaud, presque un soleil d’été, éclaira cette matinée du 1er octobre. Pas un nuage au ciel : il ne fallait pas compter sur la pluie, fatale aux mouvements de rue, bonne auxiliaire des gouvernants aux jours d’émeute. Les manifestants avaient le ciel pour eux. Hermann s’en réjouit : l’épreuve qu’il tentait serait ainsi plus décisive.

Il était seul dans son cabinet. Un officier d’ordonnance était au téléphone dans une pièce voisine. Les premières nouvelles avaient paru rassurantes. Plus de dix mille ouvriers s’étaient réunis sur la place des Marronniers, sans désordre, presque sans cris. Et, lentement, en rangées épaisses, l’énorme procession s’ébranlait…

Un grand silence enveloppait le palais. Nul bruit ne montait, ni des boulevards, ni des quais, encore déserts. Hermann en éprouva un malaise. Il songea au vaste bruit de mer déferlante que, sans doute, le peuple faisait là-bas, et qui se rapprochait à chaque seconde, et qu’on n’entendait pas encore, mais qu’on entendrait tout à l’heure. Le silence lui fut pesant, comme celui qui précède l’orage. Il marchait à grands pas, nerveusement. Parfois ses yeux rencontraient le regard immobile et noir du portrait d’Hermann II. Il lui sembla qu’un sourire ironique et méprisant pinçait les lèvres du terrible ancêtre. Alors il le regarda en face. Non, l’illustre tueur ne souriait pas. Avec une attention hostile, le prince examina cette bouche triste et dure, ce front étrangement serré aux tempes, ces mâchoires de carnassier. Et il eut un plaisir d’orgueil et de défi à penser que ce qu’il faisait serait haïssable et inintelligible au sinistre aïeul, si celui-ci pouvait lever les dalles de la chapelle des Carmélites où il reposait depuis cinq cents ans, à se dire qu’il osait, le premier, rompre une tradition tant de fois séculaire, et, fils de rois, démentir, au nom de la pitié humaine, l’impitoyable et fausse sagesse de toute une lignée de rois…

Puis il s’assit, tira de sa poche une lettre qu’il déplia et en lut la dernière page de l’air d’un dévot qui médite un texte sacré :

«… Oui, je vais bien penser à vous, non pas plus que les autres jours, mais avec plus d’angoisse. Je sais trop les affreux conseils de prudence que les politiques vous donneront ; mais n’est-ce pas que vous ne les écouterez point ?… Il y a peut-être bien, parmi tous ces pauvres gens, quelques méchants et beaucoup d’ignorants ; mais il y a surtout des malheureux… N’ayez pas peur d’eux, vous, leur ami. Défendez qu’on les provoque en étalant les préparatifs de la répression sans savoir si l’on aura quelque chose à réprimer, et je vous jure qu’ils ne feront point de mal. L’âme de la foule est généreuse pour qui la traite avec générosité. Enchaînez-la par la confiance que vous lui montrerez… Songez donc, mon cher seigneur ! si un seul des pauvres de Jésus, de ceux qui sont bons et qui souffrent injustement, allait être tué par vous, par vous son protecteur naturel, et cela pour avoir crié sa misère !… Non, je ne puis supporter cette pensée… Au nom de notre amour, ne verse pas le sang des malheureux… »

— Ah ! Frida ! petite Frida !… Voilà mon viatique, murmura Hermann.

Il se retrouvait apaisé, confiant, comme si, de ces paroles innocentes et aimées, une certitude infiniment douce s’était épanchée en lui.