Les Rois/Chapitre XVIII

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Calmann Lévy, éditeur (p. 189-201).

XVIII

… Des fenêtres de la salle du Trône, une vaste allée, longue de cinq cents mètres, s’étendait jusqu’à la grille qui fermait le jardin privé du roi. Hermann resta longtemps à regarder la foule passer derrière cette grille. Elle marchait sans désordre, en rangées inégales et, semblait-il, presque en silence.

Hermann prit une longue-vue. Il distinguait, entre les barreaux, la fuite continue de figures presque toutes laides, les unes farouches, les autres souffrantes et lasses, la plupart inexpressives et, quelquefois, des bouches ouvertes dont il n’entendait pas le cri. Il songea :

— Eh bien ! je ne m’étais pas trompé. Comme ils sont sages, les pauvres gens ! Voilà qui ne présage guère une émeute.

Il avait envie de les remercier de lui donner raison. Mais, peu à peu, cet ordre et ce silence mêmes faisaient naître au fond de lui une inquiétude. Mieux que n’eût fait une multitude confuse et bruyante, cette procession quasi muette--qui passait, passait interminablement--donnait la sensation du nombre et de la force. Hermann commençait à s’étonner d’avoir osé mettre en liberté, ne fût-ce que pour quelques heures, cette force inconnue, et le malaise de l’attente lui devenait intolérable.

Soudain, il s’aperçut que la procession des pauvres cessait de défiler. Elle revenait sur ses pas ; sa masse encore épaissie oscillait, semblait se heurter contre la grille.

Presque en même temps, l’officier annonça que les manifestants demandaient à entrer dans le jardin royal.

Hermann eut un moment d’hésitation… « Eh, quoi ! se dit-il, je serais lâche ? » Puis un désir lui venait, irréfléchi, irrésistible, de voir de plus près cette foule ténébreuse, grosse de mystère et de hasards.

— Qu’on leur ouvre ! commanda-t-il.

Il se remit en observation derrière la fenêtre, protégé contre les regards du dehors par les balustres du large balcon et par les rideaux à demi rabattus.

Bientôt, par la grille ouverte, le flot de peuple jaillit, s’avança en s’élargissant. Les figures des premiers rangs se faisaient plus nettes. Hermann en distingua de mauvaises et de bestiales.

— Évidemment, pensa-t-il, ce qui enflamme ceux-ci, ce n’est pas une idée de justice. Ils sont sans doute aussi durs, aussi avides, aussi impitoyables--et moins policés--que les repus contre lesquels ils s’insurgent… Quelle société ces brutes nous referaient-elles ?…

Mais, presque aussitôt, il douta de la vérité de son impression :

— Après tout, de quel droit leur prêté-je de bas sentiments sur la foi de leurs visages convulsionnés ? Toute passion où il entre de la colère déforme et enlaidit les traits… En quoi ces faces inquiétantes diffèrent-elles de celles des soldats qui se ruent, en criant de rage, dans la mêlée ?… Quand Cynégire mourut ou quand tomba le courrier de Marathon, les yeux leur sortaient de la tête comme à ceux-ci, et ils étaient horribles à voir.

Et alors, à côté des têtes de fauves, il en discerna d’autres, si pâles, si douloureuses, douces quand même, une tête de jeune fille blonde, assez belle, l’air un peu sauvage et très fier, pareille, sous ses haillons, à une hamadryade, et puis aussi des faces ascétiques d’illuminés…

Les sombres rangs marchaient avec lenteur, tout droit vers la fenêtre d’où Hermann, invisible, les observait… Ils mettraient certainement plusieurs minutes à parcourir l’espace compris entre la grille du jardin et le fossé du palais… Hermann remarqua qu’ils suivaient les allées, respectaient les pelouses et les massifs de fleurs. Il leur en sut gré.

Et, tout en regardant grandir et s’approcher la vague humaine, il méditait, et des pensées claires et hardies, mais trop simples et incomplètes à son insu--comme celles du martyr qui, au dernier instant, repasse en lui-même les raisons qu’il a de croire et de mourir--s’enchaînaient dans l’esprit du prince avec une singulière rapidité.

— Que va-t-il sortir de là ? Mettons tout au pire. Tirons les extrêmes conséquences possibles de ce que j’ai osé faire. Évidemment, je m’expose à ceci que, par quelque accident, par quelque malentendu entre le peuple et la troupe ou la police, l’impatience d’un officier ou la subite folie d’un énergumène, la manifestation s’achève en émeute, et l’émeute, en révolution. Une révolution violente et totale : je vais jusqu’au bout de l’hypothèse. Or ai-je le droit de courir ce risque ?… Devançons les temps pour en bien juger… Je suppose la révolution accomplie, l’ancien ordre renversé, l’ordre nouveau établi--tant bien que mal, comme tout ordre en ce monde--sur de nouveaux principes… L’humanité y aura-t-elle perdu ? Cette société vaudra-t-elle moins que l’autre ?… Oui, il y aura eu des actes de destruction et de vengeance ; des innocents auront été massacrés ; moi-même peut-être… Mais la somme de ces crimes, que sera-t-elle, comparée à la somme des crimes silencieux, des injustices étouffées que recouvrait l’ordre ancien et par lesquels il se maintenait ?… Cette nouvelle société sera brutale, inélégante, sans arts, sans lettres, sans luxe ? Mais on peut vivre sans tout cela. Mes meilleures journées ont été celles où j’ai vécu près de la terre, dans la solitude des champs, comme un pâtre ou comme un laboureur… Et puis qui sait ? Des âmes neuves, des types d’humanité encore inédits se révéleraient peut-être… Les hommes ont une faculté presque inépuisable d’adaptation à toutes les conditions extérieures de la vie sociale… Le désordre ne saurait s’éterniser, parce qu’il ne conviendra jamais qu’à une minorité infime… Enfin, il y aurait toujours bien autant de vertu et d’abnégation dans ce monde-là que dans l’ancien, car le fond de la nature humaine ne change guère, et l’altruisme aussi est dans la nature ; il y est moins, voilà tout… Et quand les mêmes injustices et les mêmes violences renaîtraient sous d’autres formes ? Serait-ce pire que ce que nous voyons ?… Quelle pitié méritons-nous ? Tout homme incapable de s’accommoder de la vie que l’ordre nouveau ferait aux individus, c’est-à-dire tout homme incapable de vivre sinon aux dépens des autres et de se contenter d’un bien-être modeste,--lequel d’ailleurs n’empêche point la véritable noblesse de la vie, qui est uniquement dans la pensée,--peut n’être pas un méchant homme, mais ne mérite cependant pas un intérêt bien vif… C’est le manque de vertu, même moyenne, qui fait que les conservateurs s’opposent si furieusement à toute transformation sociale… C’est aussi ce manque de vertu qui empêchera sans doute la révolution de porter tous ses fruits, et, dans ce cas, la lâche humanité de demain pourra expliquer la vile humanité d’hier ; mais elle ne pourra pas l’absoudre… Si nous sommes tous des bêtes de proie, un grand déplacement d’injustice serait déjà une espèce et un commencement de justice… Donc, quoi qu’il advienne, ma conscience est en repos.

La foule n’était plus qu’à deux cents mètres du palais. Elle ne poussait plus aucun cri ; mais le bruit de son piétinement était plus redoutable que toutes les clameurs. Hermann aperçut avec netteté, au premier rang, une tête hideuse et qui était évidemment une tête d’assassin. Et, bien que ce ne fût rien ou presque rien et que cette sensation fortuite ne changeât point le fond des choses, il ne fut plus si sûr de son raisonnement. Il pensa :

— Voici une des minutes les plus singulières de ma vie. Il me semble que je joue à pile ou face sur la douceur ou la férocité, sur le bon sens ou la stupidité de cette foule. L’enjeu, c’est tout ce que j’ai cru jusqu’à présent. Je tente une épreuve d’où je sortirai affermi dans mes plus chères idées, ou vidé de toute illusion et dégoûté des hommes à jamais…

Et il cria tout haut, avec un accent de supplication ardente :

— Mon Dieu ! faites que ce peuple comprenne ! Faites que ce peuple ne soit pas méchant !

— Pauvre Hermann ! dit une voix.

Il se retourna et vit son cousin Renaud. Il courut à lui comme quelqu’un qui cherche un refuge ou qui a besoin d’un témoignage :

— Renaud, mon cher Renaud, n’est-ce pas que tu m’approuves, toi ? N’est-ce pas que j’ai raison d’avoir confiance ?

— Oh ! moi, je te l’ai déjà dit, je te plains. Fais comme tu voudras : tu es sûr de mal faire. C’est triste d’être prince à l’heure qu’il est, à moins d’être un nigaud ou un bandit… Je n’ai plus soif que d’une chose : c’est d’être simplement une tête dans la foule.

Il tendit à Hermann un parchemin :

— Tiens, signe-moi ce brevet, que j’ai fait préparer comme nous en étions convenus.

— Tu le veux ?

— Je t’en supplie.

— Tu n’auras pas de regret ?

— Non.

Quand Hermann eut signé :

— Merci, dit Renaud. Tu viens de m’affranchir. A partir de cet instant, je ne suis plus que Jean Werner, enseigne de vaisseau en congé. Je respire enfin.

— Tu pars bientôt ?

Le bruit du dehors croissait. Hermann s’était rapproché de la fenêtre et regardait le peuple venir. Mais Renaud, sans bouger, insoucieux du spectacle comme un homme guéri des curiosités vaines, répondit avec calme :

— J’embarque demain. J’emmène une femme que j’aime et que je ne pourrais épouser si je restais prince. C’est une petite gymnaste, Lollia Tosti. Nous nous marierons… là-bas, très loin… J’emporte de quoi vivre commodément… Je me demande si c’est très honnête pourtant ; mais on est toujours lâche par quelque point : je crains la pauvreté pour mon amie et je me dis que, après tout, ce que je possède sans l’avoir gagné est le salaire de ce que mes aïeux,--quelques-uns, du moins,--ont pu faire « pour le bien du royaume », comme on dit… Adieu, mon cher cousin.

Cependant, la foule était arrivée près de la grille basse de l’ancien fossé qui protégeait encore la façade du palais.

Une idée traversa l’esprit d’Hermann, et tout son corps en eut un frémissement :

— S’ils demandent que je fasse baisser le pont-levis, que ferai-je ?…

Mais la foule ne paraissait pas songer à pénétrer dans le palais. Seulement, sa masse fourmillante se tassait le long de la grille basse, et, tout à coup, une clameur énorme retentit.

— Renaud, qu’est-ce qu’ils crient ?

— Parbleu ! dit Renaud, ils ne crient pas : « Vive le roi ! »

La clameur, en redoublant, prenait une forme ; un nom se dégageait du tumulte, scandé par des milliers de voix :

— Audotia ! Audotia !

— Ils veulent, dit Renaud, que tu la leur rendes, et je les comprends. Leur amie est une personne très déraisonnable et très dangereuse pour nous autres, mais très originale aussi, en vérité, et la seule, à ma connaissance, qui pratique la charité absolue--excepté, toutefois, envers nous.

— La leur rendre ? Mais je ne puis pas, Renaud, je ne puis pas, je t’en prends à témoin. Le drapeau noir qu’elle promenait est l’étendard de l’insurrection. Il exprime le désespoir, la nécessité de recourir aux moyens suprêmes. Or le peuple n’en est pas là ; le peuple n’a pas le droit de signifier qu’il en est là, puisque son prince a confiance en lui et ne lui veut que du bien.

Il se butait à cette question du drapeau noir, étonné, en dépit de la connaissance qu’il croyait avoir des esprits simples, que le peuple, ne comprît pas les subtilités de sa logique, mais sentant que ce dernier scrupule était comme le point idéal qui le séparait, lui, gardien de l’ordre, de la complicité avouée avec l’armée de la révolte.

La clameur continuait, menaçante. Hermann se précipita vers la fenêtre et voulut l’ouvrir :

— Je vais me montrer, je vais leur dire…

Renaud le retint :

— Ils vont te huer, mon cher ami. As-tu une tête de boucher ? As-tu le mufle et le tonnerre de Danton pour haranguer le peuple ?… Mais regarde-nous donc ! Ces fonctions-là ne conviennent pas à notre genre de beauté, mon pauvre Hermann.

— C’est vrai, dit le prince.

Il considérait la foule, de plus en plus serrée et houleuse, et il se raidissait dans sa volonté. Il murmurait : « Je ne dois pas… Non… je ne dois pas. » Mais une détresse pire que la mort lui serrait le cœur :

— Ainsi, tu m’abandonnes, Renaud ? Tu m’abandonnes au moment où je suis le plus malheureux et quand tous les autres m’ont déjà abandonné ? Car, vois-tu, je sens autour de moi le désaveu et le recul de tous ceux qui vivent de la royauté, de tous ceux qui comptaient sur moi comme sur le premier gendarme du pays… Voilà que j’ai contre moi le peuple parce que je suis prince, et tout le reste de la nation parce que j’aime le peuple… Et c’est l’heure que tu choisis pour me quitter !

— Je ne l’ai point choisie, Hermann. Mais que veux-tu que je fasse ici ? Je ne puis t’être bon à rien. Tout le monde me regarde comme un fou parce que j’ai voulu vivre à ma guise… On croirait que je t’approuve, et cela encore te ferait tort. Donc, je m’en vais. Je renonce avec enthousiasme à mes droits éventuels à la couronne ; je m’évade de la royauté ; je disparais. C’est très bon de disparaître.

Cependant, les cris du dehors s’apaisaient. La foule, peu à peu, s’éloignait de la grille basse, s’écoulait vers la droite et s’engageait dans l’avenue de la Reine, qui longeait une des ailes du palais.

C’était sur cette avenue que donnait le guichet de la cour intérieure, pleine de cavaliers et de fantassins, au fond de laquelle se trouvait le poste de police où Audotia Latanief avait été conduite.

—Que vont-ils faire ? demanda anxieusement le prince héritier.

—C’est bien simple. Ils ont bon cœur : ils vont, délivrer eux-mêmes leur amie.

—Viens ! dit Hermann.