Les Rois/Chapitre XVII

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Calmann Lévy, éditeur (p. 179-188).

XVII

Restée seule avec le prince :

— Alors, dit-elle, c’est vrai, c’est bien vrai ? vous autorisez la manifestation ?

Il vit qu’elle était décidée à parler, quoiqu’il fît, et qu’il ne pourrait, cette fois, se dérober à une explication.

— Ma parole est engagée, répondit-il. Et, quand je voudrais la retirer, il n’est plus temps.

— Il serait encore temps si vous vouliez.

— Eh bien, donc, je ne veux pas.

— Mais savez-vous que vous vous perdez ?

— On me l’a déjà dit ; mais rien n’est moins sûr. Mon opinion est que les manifestants rentreront paisiblement dans leurs maisons après avoir fait connaître leurs voeux, comme c’est leur droit.

— Leur droit ? Ne voyez-vous pas que, quand bien même, par impossible, ils ne commettraient aujourd’hui aucune violence, ce prétendu droit de remontrance publique serait la négation de votre droit à vous, de ce droit royal qui est, en somme, leur meilleure sauvegarde à eux.

— Des mots !… Ils souffrent : je leur laisse la liberté de la plainte.

— Une plainte qui s’exhale par des milliers de bouches et qui se promène par les rues n’est plus une plainte, mais une menace. Ils souffrent ? Eh ! croyez-vous qu’il n’y ait de souffrances que de leur côté ? Il y en a aussi du nôtre. Surtout il y en aurait si vous désertiez votre poste. Pensez à cela ; pensez à tous ceux qui sont derrière vous : à votre noblesse, à votre armée, à tant de braves gens qui se feraient tuer sur un mot de vous et qui, étant à vous, ont mis en vous leur confiance. Tous ceux-là, si l’émeute éclate et ne rencontre, par votre faute, qu’une résistance incertaine et tardive, tous ceux-là, dont vous avez charge, voyez à qui vous les livrez, vous, leur maître et leur défenseur.

— Je suis le défenseur des autres aussi, répondit Hermann. Ne suis-je roi que pour monter la garde autour des privilèges et des coffres-forts des satisfaits ? Car on dirait qu’un souverain n’est aujourd’hui qu’un gendarme au service des propriétaires ! Je n’accepte point ce rôle. Vous me sommez d’être roi ? Eh bien, je ramène la royauté à sa fonction primitive, qui est de protéger d’abord les humbles et les petits. Je veux être avec ceux qui pâtissent le plus. Une grande part de ce qu’ils demandent est juste ; j’en suis sûr : j’ai étudié les questions. Vous ne savez pas ce que sont certaines vies de pauvres. Et comment en auriez-vous même une idée ? Vous n’avez jamais vu cela que de si loin ! Moi, je sais ; j’ai tâché de voir ou de me figurer. Et, à cause de cela, je vous le dis, les brutalités mêmes de la populace me font moins horreur que l’injustice hypocrite et la dureté de certains riches et de certains grands seigneurs. Ceux-là, en réalité, me sont plus étrangers, me semblent moins mes frères que les gens du peuple. Aujourd’hui même, savez-vous d’où vient tout le mal ? Il vient de ce que les riches n’ont pas le courage de consentir à être moins riches. Il n’y a, au fond, rien autre chose. C’est là l’obstacle à tout, l’obstacle insurmontable. Et c’est, cela qui m’emplit de colère !

— Soit ! dit ironiquement Wilhelmine. Il n’y a qu’orgueil et dureté en haut, vertu et désintéressement en bas. Je ne vous parlerai donc pas du dévouement de la plupart de vos gentilshommes ni des traditions d’honneur et d’héroïsme de nos vieilles maisons, et je ne dirai pas non plus qu’il y a peut-être des riches qui sont des hommes de bonne volonté. J’admets cet égoïsme des heureux. Pensez-vous qu’il soit bon de l’exaspérer encore en leur faisant peur ? ou que le meilleur moyen de les incliner à l’esprit de sacrifice, ce soit de laisser passer sous leurs fenêtres, par une tolérance qui est presque une complicité, la brutale menace d’une révolution ? Vous vous plaignez d’être mal compris et mal secondé par eux. Mais parlez-leur au moins ; ne leur montrez pas cette défiance blessante, et, si vous voulez qu’ils fassent cet effort de travailler avec vous, fût-ce contre eux-mêmes, ne refusez point de rester avec eux.

— Hélas ! dit Hermann, ils savent trop que j’y resterai de gré ou de force et que je suis leur prisonnier… La vérité, c’est que j’ai beau être un des derniers souverains absolus de l’ Europe, je ne puis rien directement sur ceux de mes sujets qui détiennent les neuf dixièmes de la fortune du royaume. Et leur calcul est atroce, voyez-vous ! Si ce mouvement dégénère en émeute, ils savent bien qu’il faudra la réprimer, après tout, et que la terreur qui suivra cette répression rétablira pour quelque temps, en leur faveur, l’ordre et le silence.

La parole du prince sonnait âprement. Wilhelmine sentait, non point sa conviction fléchir, mais ses idées lui échapper. La pensée de son mari avait des apparences de générosité qui, sans la persuader, déconcertaient la princesse. Femme, elle n’eût pu lui tenir tête que par des arguments sentimentaux ; or ces arguments-là surabondaient en faveur de la thèse d’Hermann, au lieu que Wilhelmine était réduite à parler presque uniquement expérience et raison… Elle répondit avec effort :

— Oui… pour quelque temps seulement… peut-être… Oui, ceux que vous avez à défendre sont les vaincus de demain… Au moins, n’aidez pas à leur défaite…

Un argument lui était venu. Elle reprit son élan :

— Concevez-vous ce qui arriverait après ? Ou pouvez-vous vous le représenter sans effroi ? Défendez donc votre pouvoir, dans l’intérêt même de votre rêve, car ce que vous rêvez, ce n’est assurément pas la foule aveugle et stupide qui saura le réaliser.

— Aveugle et stupide ? dit Hermann. C’est en effet ce qu’on répète toujours. Et c’est pour cela que je souhaite que les manifestants restent calmes jusqu’à la fin ; et, pour qu’ils en aient tout le mérite et, par suite, tout le bénéfice, je veux les laisser libres, et cela, jusqu’à la dernière minute où je le pourrai. Les révolutionnaires prétendent, eux, que c’est la répression qui fait l’émeute. Je veux voir si c’est vrai, voilà tout.

— Mais c’est une partie insensée que vous jouez là ! Mais ce que vous exposez ne vous appartient pas à vous seul ! Le pouvoir royal est un patrimoine dont chaque roi n’est que le dépositaire et qu’il doit transmettre intact… Si l’intérêt de la meilleure partie de votre peuple et si votre propre danger vous touchent peu, songez à votre fils ! Ne lui perdez pas sa couronne !

— Nul ne peut dire en ce moment si je la perds ou si je l’assure. Je tente une épreuve. Je veux voir si ce peuple, que j’aime et qui doit le savoir, est capable de m’aider en se contenant lui-même, ou s’il n’est que la brute violente que vous redoutez. Le bien qui sortira de cette expérience, si elle réussit, vaut, certes, que nous courions quelques risques. Un nouvel état de choses nous fait des devoirs nouveaux, des devoirs plus aventureux, et nous met en demeure d’oser plus qu’autrefois dans la bonté. Il convient aujourd’hui qu’un souverain hasarde beaucoup pour tout sauver…

Le prince, ici, parut hésiter devant sa pensée ; puis, d’un accent de décision un peu fébrile et provocante :

— Et, s’il faut prévoir l’improbable, quand je hasarderais même la couronne future de ce petit enfant…

— N’achevez pas, Hermann ! Ce n’est pas vous, non, ce n’est pas vous qui parlez ainsi… Ce que je refusais de croire serait donc vrai ?… Osez dire que cette folie vous vient de vous seul, que vous ne subissez aucune influence et qu’il n’y a entre vous et moi que vos propres pensées !

— Qu’entendez-vous par là ? dit Hermann d’une voix cassante. Eh ! madame, si je me trompe, laissez-moi du moins la responsabilité de mon erreur ! Je suis assez fort pour la porter tout seul. Si j’étais homme à subir une volonté étrangère, apparemment j’eusse déjà cédé à la vôtre, car, Dieu merci ! je ne croyais pas qu’une femme put mettre tant d’acharnement à demander… quoi ? du sang ! On n’est pas archiduchesse à ce point !

— Hermann ! dit-elle douloureusement, pourquoi me prêter ce rôle odieux ? Croyez-vous que je n’aie pas pitié, moi aussi, et que le cœur ne me saigne point à vous parler comme je fais ?… Oui, ce que j’ai le courage de vous rappeler, c’est un devoir ingrat et dur ; mais c’est le plus évident, le plus pressant, le plus impérieux de vos devoirs. Et je dis que vous n’y échapperez point et qu’il vous ressaisira au sortir de vos songes. Vous n’êtes pas libre, vous le reconnaissiez tout à l’heure avec colère. Quelque chose de plus fort que vous : votre naissance et votre rang, pèse sur vous. Vous êtes né de ce côté-ci du champ de bataille ; tant pis pour vous ! Quand vous voudriez être transfuge, l’autre camp ne vous croirait pas. Prenez-en votre parti, et demeurez avec nous… Et, si tout craque sous nos pieds, tombons à notre poste en montant notre faction. Trente générations de rois vous obligent.

— Moins que ma conscience, madame.

L’officier parut à la porte.

— Quelles nouvelles ? demanda Hermann.

— Communication du général gouverneur : Le nombre des manifestants grossit, toujours… Pas de désordre jusqu’à présent… Mais le général fait observer qu’il serait facile de couper la manifestation en deux au carrefour des Tanneurs. Il demande si Votre Altesse Royale n’a rien à modifier aux ordres donnés.

— Absolument rien.

— Mais… commença Wilhelmine.

— J’ai dit.

— Les manifestants, reprit l’officier, doivent passer au bout de la grande allée du jardin royal. Votre Altesse pourra facilement les voir des fenêtres de la salle du trône.

— J’y ai songé. Merci. Allez, capitaine.

Et, se retournant vers la princesse :

— Madame, vous prenez souvent plaisir à me rappeler mon pouvoir et mes droits. Or, si je suis roi, je le suis aussi pour vous. Et, si je suis de droit divin, c’est apparemment Dieu qui m’inspire cette conduite même dont vous êtes scandalisée… Qu’avez-vous à répondre ?

— Rien, Hermann, sinon que je cours veiller à la sûreté de votre fils et que je reviens prendre ma place auprès de vous, quoi qu’il arrive.

— Eh ! madame, je vous dis qu’il n’arrivera rien.

— Dieu vous entende !