Les Rois/Chapitre XX

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Calmann Lévy, éditeur (p. 210-223).

XX

Quand, deux heures auparavant, Wilhelmine avait quitté Hermann, toute meurtrie par ses dures paroles, elle s’était rendue d’abord dans la chambre de son fils, avait couvert l’enfant de caresses tragiques, ainsi qu’il convenait dans la circonstance, et avait éprouvé quelque douceur à se dire que, s’il fallait mourir, elle mourrait en archiduchesse, dans une attitude et avec des mots qui peut-être resteraient historiques. Puis elle s’était mise à errer au hasard dans les galeries du palais.

Elle y avait rencontré Otto :

— Avez-vous vu Hermann ? Lui avez-vous parlé ?

Otto, livide encore de son entrevue avec son frère, avait sa plus mauvaise figure, un air de méchanceté blagueuse et lâche. D’ordinaire, sa belle-soeur l’évitait, sachant ses vices abominables et devinant les hontes de sa vie. Mais, en cet instant, la pure princesse sentait dans ce bandit un allié. S’il abusait jusqu’au crime des privilèges de son rang, il devait tenir, du moins, à ces privilèges. Et, puisqu’il était maintenant question, pour les rois, d’être ou de ne plus être, déshonorer la royauté semblait à Wilhelmine moins criminel, après tout, que de la renier et de la perdre volontairement. Elle était un peu dans le sentiment de ces dévots aux yeux de qui un prêtre indigne est moins dangereux qu’un prêtre publiquement incroyant.

— Ah ! oui, grommela Otto, il nous met dans de jolis draps ! Je le lui disais tout à l’heure.

— Eh bien ?

— Rien à faire. Quand ces rêveurs-là se cramponnent à une idée… Non, je n’ai jamais vu personne mettre tant d’application et d’entêtement à se perdre… Ah ! elle peut se vanter de le tenir !

— Qui, elle ?

— Rien. Pardon…

— Mademoiselle de Thalberg, n’est-ce pas ? dit Wilhelmine en se contenant.

— Je vous ferai remarquer, ma chère Wilhelmine, que c’est vous qui l’avez nommée.

— Alors, c’est elle…

— Oh ! je ne trahis pas un grand secret en répétant après tout le monde qu’elle le gouverne absolument, qu’il ne voit rien que par ses yeux et ne fait rien que par ses ordres. C’est pour elle qu’il avait gracié Audotia Latanief. Vous vous rappelez que ç’a été son premier acte souverain, et vous voyez comme ça lui a réussi.

— Vous êtes sûr de cela, Otto ?

— Vous ne le saviez pas ?

— Ne parlez point à la légère, Otto. Chacune de vos paroles me fait une plaie au plus profond du cœur.

— Eh ! ma chère Wilhelmine, je dis ce qui est. Vous, moi, nous tous, nous sommes présentement entre les mains de cette petite aventurière : voilà la vérité. Si dix mille insurgés parcourent triomphalement les rues de la ville, c’est parce que mademoiselle Frida ne veut pas qu’on les dérange… Et voilà comment se fait l’histoire et comment se perdent les royaumes.

— Non, Otto, je ne vous crois pas, je ne veux pas vous croire. Si cela était vrai, d’abord, il la garderait auprès de lui, il ne voudrait pas se séparer d’elle… Cette fille l’a amusé par ses bizarreries ; puis il s’est attaché à elle, comme il arrive, justement parce qu’il lui avait été secourable. Rien de plus, je le jurerais.

— Alors, pourquoi est-ce vous, tout à l’heure, qui l’avez nommée la première ?

— Parce que je crains tout, parce que je suis folle… Mais, enfin, voilà des mois qu’elle est chez son grand-oncle, le marquis de Frauenlaub…

— Chez son grand-oncle ? dit Otto, feignant l’étourderie.

— Oui. Est-ce qu’elle n’est pas chez son grand-oncle ?

— C’est possible. Où demeure-t-il ?

— Mais… au château de Frauenlaub.

— Ah ?

— Que signifie ce « ah » ?

— Rien. Cette petite n’a pas de comptes à nous rendre, après tout. Si elle s’amuse, ce n’est pas moi qui l’en empêcherai.

— Quoi donc ? qu’y a-t-il ?

— Il y a qu’un de mes amis intimes, étant à la chasse la semaine dernière, prétend avoir rencontré mademoiselle de Thalberg dans les bois, aux environs de Loewenbrunn, et, par conséquent à dix ou douze lieues de Frauenlaub…

Otto disait presque vrai. Depuis ses embarras d’argent, il s’était réfugié au château de Loewenbrunn, afin d’y vivre économiquement. Or, un matin qu’il se promenait à cheval dans la forêt, il avait aperçu, à deux cents pas devant lui, une femme qui marchait vite et dont la tournure rappelait singulièrement celle de Frida. Il avait pressé le pas de son cheval pour la rattraper ; mais la femme avait disparu à un détour du chemin, et il n’avait pu la retrouver. Sans doute, elle s’était enfoncée dans les taillis…

— Mais, j’y songe, continua Otto, ce que je viens de vous dire doit plutôt vous rassurer, car je ne sache pas qu’Hermann, accablé d’affaires comme il est, ait quitté Marbourg ces derniers mois… Qu’avez-vous ?

Wilhelmine était toute pâle.

— Hermann, dit-elle, est allé plusieurs fois à Loewenbrunn prendre des nouvelles du roi.

Otto prit un air de profonde pitié :

— Ma pauvre Wilhelmine ! ma pauvre Wilhelmine !

— Laissez-moi, Otto ; laissez-moi, je vous prie.

Elle s’échappa, erra de nouveau par les galeries, puis fut à la chapelle, où elle tomba tout en larmes sur son prie-Dieu.

Elle priait, et, tout en priant, elle pleurait de désespoir et de haine. Elle eût voulu tenir cette fille qui lui prenait son mari, la faire souffrir, l’étrangler de ses mains… Puis, elle eut honte d’être jalouse comme une femme. Allait-elle donc se venger à la façon d’une bourgeoise trahie ? Il s’agissait de bien autre chose : de sauver le prince et l’État… Oui, mais l’État et le prince, qui donc les mettait en péril ? Elle, cette fille, toujours elle ! Et, rassurée sur la dignité de ses propres sentiments, croyant haïr surtout dans la maîtresse de son mari une criminelle publique, Wilhelmine méditait, en priant, d’impitoyables vengeances…

C’est à ce moment qu’Hermann entra dans la chapelle. D’un effort rapide, elle leva sur lui des yeux sans larmes. Il paraissait si malheureux, cet homme dont la pensée lui était ennemie, qu’elle en eut pitié. Elle se souvint qu’elle l’avait aimé et s’aperçut qu’elle l’aimait toujours : « Il est aveuglé, mais sa folie n’est pas d’une âme médiocre… Cette Frida le gouverne parce qu’elle flatte ses chimères. Si j’essayais, moi aussi, d’entrer dans ses idées pour les combattre insensiblement et d’avoir l’air de le comprendre afin de le reprendre ? Voilà qui serait digne de moi, et non cette égoïste fureur de jalousie charnelle, dont je vous prie de m’absoudre, ô mon Dieu ! »

Elle entendit les hurlements du dehors, devina le sang qui coulait, et ses entrailles de femme s’émurent. Quand Hermann donna l’ordre de tirer sur le peuple, elle frémit toute ; elle conçut l’horreur de ces choses et ce qu’Hermann endurait, et tout son cœur fut, un instant, avec lui : « Il aura besoin de réconfort et de consolation. Eh bien, je tâcherai d’être la consolatrice. Ce sera le meilleur moyen de chasser l’autre… »

Au bruit des décharges, elle fut près de défaillir. Elle eut envie de crier : « Non ! non ! pas cela ! » Mais elle réfléchit que cette épouvante de sa chair et sa rage de jalousie de tout à l’heure étaient deux mouvements de la même espèce, instinctifs et bas : « Il faut dompter cela, il faut être princesse… Mais une princesse n’a point de haine contre les personnes ; elle n’obéit qu’à des raisons supérieures et désintéressées… Après la juste répression, le devoir d’universelle protection royale doit avoir son tour. »

C’est alors qu’elle s’était levée et qu’elle était allée donner l’ordre de secourir les familles des victimes. Elle se disait qu’Hermann lui en saurait gré.

Mais, lorsqu’elle lui apprit ce qu’elle venait de faire, il ne la remercia même pas. Jeté en travers de son fauteuil, les mains tombantes, il tourna vers sa femme un visage défait où perlaient des gouttes de sueur :

— Eh bien ! vous êtes contente ?

Elle se raidit dans sa résolution d’être douce et suppliante, en sorte que son attitude restait hautaine et ses sourcils froncés, tandis que ses lèvres s’essayaient à la tendresse des prières :

— Ne me dites plus de paroles dures, Hermann. Je sais combien le devoir que vous avez accompli vous a été douloureux et j’en ai, comme vous, le coeur brisé… Et c’est pour cela que je viens à vous, afin que, dans cette épreuve, vous sentiez auprès de vous quelqu’un qui vous aime. Je voudrais vous être bonne à quelque chose, vous consoler, vous réconforter un peu…

— Non, Wilhelmine, laissez-moi. De nous deux, c’est moi qui ai des faiblesses de femme ; je vois que je vous fais pitié, et je ne le veux pas… J’ai besoin d’être seul… Dès que je pourrai, j’irai me réfugier à Loewenbrunn.

— A Loewenbrunn ? demanda Wilhelmine, inquiète.

— Oui. Là seulement, voyez-vous, je m’apaiserai, j’oublierai…

— A Loewenbrunn ? Mais, Hermann, il est impossible que vous songiez à quitter Marbourg en ce moment. Qui vous dit que c’est fini et qu’ils ne recommenceront pas demain ?

— J’attendrai ce qu’il faudra. Soyez sans crainte : j’ai commencé à tuer ; je continuerai, s’il le faut… Mais, selon toute apparence, le peuple a son compte, du moins pour un temps… J’espère donc pouvoir, dans quelques jours, aller à Loewenbrunn auprès de mon père.

— J’irai avec vous, Hermann.

— Non, Wilhelmine, je vous en prie. Ce qu’il me faut, c’est la plus profonde solitude. Je vivrai là en ermite, en sauvage ; je ne veux ni cour ni étiquette, rien de ce qui vous est nécessaire à vous. Vous vous ennuieriez trop, je vous assure.

— Je ne m’ennuierai pas, mon cher Hermann, puisque je serai avec vous… J’ai bien réfléchi… Je serai pour vous ce que je n’ai pas su être aux premiers temps de notre mariage. Vous me direz ce qui vous déplaît en moi, et je tâcherai de m’en corriger. Je m’intéresserai à ce qui vous intéresse ; je ne vous froisserai plus, je ne vous contredirai plus ; j’essayerai d’entrer dans vos idées…

— Mes idées ? ricana Hermann. Est-ce que j’en ai encore ?… Non, Wilhelmine, non, encore une fois. Je viens de sauver--et cela a coûté du sang--la chose à laquelle vous tenez le plus au monde : votre pouvoir. Que vous faut-il de plus ?

Wilhelmine s’approcha, se laissa glisser sur le tapis, les deux coudes sur le bras du fauteuil et le menton sur ses deux mains entrelacées, détendue, enfin, dans une pose de caressante imploration féminine. La ride de ses sourcils s’était effacée. Pour la première fois, la princesse n’était plus qu’une femme amoureuse qui veut reprendre son mari. Le moment était bon. Hermann ne venait-il pas de dire qu’il n’avait plus d’idées ? L’amertume de ses réponses prouvait seulement sa souffrance. « C’est cette souffrance, pensait-elle, qui va me le livrer, puisque l’autre est loin, et puisque je suis là. »

Elle reprit à voix presque basse, et tremblante un peu, en implorant le prince de ses beaux yeux soumis :

— Ce qu’il me faut, Hermann, c’est ton cœur. Celle qui te parle, ce n’est plus l’archiduchesse, comme tu m’appelles quelquefois, mais c’est ta femme. Ne sens-tu pas enfin que je t’aime ? que, si je t’ai supplié tantôt de ne pas te perdre, c’est qu’en sauvant le prince royal tu sauvais mon mari ? et que, si j’ai été si violente et maladroite, c’est que je craignais… ce que je ne veux pas dire, et que cette pensée me mettait hors de moi ?… Prouve-moi donc que je me suis trompée et, pour cela, permets-moi de te suivre.

Mais, tandis que la princesse parlait, Hermann revoyait distinctement, dans une allée de parc abandonné, celle qu’il aimait et qui n’était pas là. Et les instances de celle qui était là l’exaspéraient, rien n’étant plus insupportable que la tendresse de ce qu’on n’aime pas. Il lui en voulait de son amour même et la trouvait odieuse de le mettre ainsi dans son tort. Il répondit en se contraignant :

— Ma chère Wilhelmine, l’effort que vous faites pour m’être douce me touche profondément. J’y voudrais répondre, et je ne puis… Pardonnez-moi…

Et comme, timidement, elle faisait le geste de lui passer ses bras autour du cou, il se recula vivement, traversé d’une atroce pensée. Pourquoi avait-elle, précisément à ce moment-là, une heure après la tuerie, ces façons amoureuses, presque provocantes ? Horreur ! Etait-ce donc la récompense de ce qu’il venait de faire qu’elle prétendait lui offrir ? Et ces paroles méchantes lui échappèrent :

— C’est dix ans plus tôt, madame, qu’il eût fallu me parler ainsi. Laissez-moi le temps d’oublier en quelles circonstances votre cœur s’est ouvert et que c’est le jour où ma royauté est devenue sanglante que vous vous êtes avisée de m’aimer.

Wilhelmine se redressa, outrée de l’injustice et frémissante de l’insulte.

— Ainsi, vous irez seul à Loewenbrunn ?

— Oui.

— Pour retrouver votre maîtresse, n’est-ce pas ?

Hermann la regarda des pieds à la tête. Elle ressemblait à une statue de la Tragédie, avec son nez droit, ses sourcils rapprochés, l’arc trop régulier de ses lèvres, son cou robuste. Ce n’était pourtant pas sa faute, à la pauvre femme, si sa beauté classique ajoutait une majesté théâtrale à l’expression la moins surveillée de ses sentiments les plus sincères. Mais cela l’agaçait, lui, qu’elle fût belle de cette beauté-là el qu’elle ressemblât toujours à un plâtre de l’École des Beaux-Arts.

— Ah ! dit-il, voilà donc le secret de ce grand changement ! Vous jalouse, madame ! Fi !

— Oui, jalouse. Car, si tu me repousses avec cette dureté, c’est que tu appartiens tout entier à cette femme, qui est ton mauvais génie. Toutes tes lâchetés d’aujourd’hui, c’est elle qui en est coupable ; et, si tu es tout épouvanté d’avoir fait ton devoir, ah ! malheureux ! c’est que tu songes au compte qu’il faudra lui rendre. Elle me prend mon mari ; à cause d’elle, tu oublies d’être père et d’être roi ; je suis menacée par elle comme femme, comme mère, comme reine… Mais qu’elle prenne garde ! Je me défendrai. Et par tous les moyens, entends-tu bien ? J’en fais ici un grand serment !

Il haussa les épaules, moins par dédain que par lassitude.

— Tu as tort, reprit-elle d’un ton lent et grave, tu as tort de mépriser cet avertissement. Pour défendre mes droits, c’est-à-dire pour faire mon devoir, tu ne sais pas encore de quoi je suis capable.

Il répondit d’un air d’ennui :

— Madame, vous vous trompez, je n’ai point de maîtresse à Loewenbrunn.

— A Loewenbrunn ou ailleurs ! De grâce, ne descendez pas à mentir, prince de Marbourg.

— Madame, je vous donne ma parole royale (vous croirez à celle-là, j’espère) que mademoiselle de Thalberg n’est pas ma maîtresse. Et, maintenant, vous viendrez à Loewenbrunn, si vous voulez.

Wilhelmine demeura un instant interdite. Si Frida n’était point la maîtresse d’Hermann, quel lien unissait donc le prince et la jeune barbare ?

— J’irai à Loewenbrunn, dit-elle. Car si c’est ainsi… c’est pire.