Les Rois/Chapitre XXI

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 224-234).

XXI

Hermann était plein d’angoisse et de remords. Sa volonté, pour avoir été longtemps trop tendue, gisait en lui comme un ressort cassé. Il était d’autant plus malheureux que, tout en lui ôtant sa confiance en lui-même, l’échec de son entreprise laissait intactes, à ses yeux, les raisons qui la lui avaient conseillée. Oui, tout ce qui était arrivé, c’était sa faute à lui, et non celle de ces misérables. Quoi qu’ils eussent fait, il ne parvenait pas à les maudire et se sentait sans énergie contre eux. C’est que, peu à peu, la compassion était devenue chez lui une sorte de manie, justement parce qu’il était prince et que son rang le tenait infiniment éloigné de ceux à qui il s’était fait une loi de toujours compatir. Peut-être la représentation constante et volontaire de la misère universelle est-elle plus puissante sur l’esprit, plus hypnotisante, si l’on peut dire, que le spectacle proche de misères particulières, de l’obsession desquelles on peut se délivrer en essayant d’y porter soi-même secours. Les grands charitables, Vincent de Paul, la sœur Rosalie, n’étaient pas tristes : ils se sauvaient de la tristesse par l’action continue. Mais Hermann était travaillé d’une pitié générale et abstraite, tournée en idée fixe.

Puis l’image des huit cents cadavres le poursuivait. C’était beaucoup plus que ses nerfs ne pouvaient porter. Sa raison lui rendait vainement le témoignage qu’il n’avait été que justicier : il se sentait meurtrier quand même. Il se reprochait son entêtement sur la question du drapeau noir. Pourquoi, après tout, l’avait-il interdit ? N’était-ce point par un reste de préjugé gouvernemental, par une conception pharisaïque, à son insu, de la légalité ? Quelle sottise ! Évidemment, le drapeau noir n’avait pas eu, dans la pensée des manifestants, la signification précise qu’Hermann s’était obstiné à lui attribuer. Il signifiait pour eux non la révolte, mais le grand deuil des misérables. S’il l’avait laissé déployer ou si, seulement, plus tard, il eût consenti à délivrer Audotia, qui sait ? peut-être que la journée fût restée pacifique et eût été féconde. Pour ôter à la bête qui sommeille dans la foule toute occasion de se déchaîner, ce qu’il faut, c’est la répression préventive (Helborn l’avait bien dit) ou la tolérance sans limites. Hermann n’avait pas su choisir entre les deux. Et, par sa faute, la cause de la justice et de l’humanité était un peu moins avancée qu’auparavant.

Et le pire, c’est qu’elle se trouvait pour longtemps compromise. Sans doute, l’épreuve qu’Hermann avait tentée ne prouvait rien contre la vérité de ses principes, puisqu’il n’avait pas eu l’énergie de pousser cette épreuve jusqu’au bout. Mais, en l’arrêtant à mi-chemin, il s’était mis dans l’impossibilité de la recommencer : le crime du peuple le lui interdisait ; et ce qui augmentait le trouble d’Hermann, c’est que, ce crime du peuple, il s’en reconnaissait secrètement responsable.

S’il osait pourtant ?…

Les objections des égoïstes, qui sont aussi celles des sages, lui revenaient, très fortes, depuis qu’il avait vu en face la brutalité et la cruauté des foules… Le roman des révoltés n’ était-il pas travaillé de contradictions par où il se détruisait lui-même ?

Le rêve socialiste est une idylle, toute de charité et de bienveillance mutuelle. Mais, d’autre part, étant donnée la société présente, il paraît probable que l’ère de ce roman ne saurait être inaugurée que par la violence. En d’autres termes, ce rêve ne peut être conçu et embrassé que par des âmes douces : mais les destructions préalables que suppose sa réalisation, ce sont surtout des âmes féroces qui les peuvent entreprendre.

Et Hermann se représentait vivement la lâcheté scélérate des politiciens révolutionnaires et, du même coup, la sottise persévérante du peuple. Oui, c’est ainsi : même quand il connaît leur vie, même quand on lui a prouvé qu’ils mentaient, le peuple continue à les suivre, ces exploiteurs pires que les capitalistes, et il leur pardonne tout, parce qu’ils savent lui dire les paroles d’illusion qu’il a besoin d’entendre. Et quelle prise peut avoir la bonté clairvoyante et loyale sur des malheureux qui veulent absolument être trompés ?…

Ce rêve dont on les leurre est, d’ailleurs, tout matériel au fond et tout terrestre. Il s’agit de jouir de la terre, et d’en jouir le plus possible, moyennant un minimum d’effort et de travail pour chacun. Mais il s’agit aussi d’en jouir tous ensemble également, et sans que le fort prenne la part du faible. Cela suppose une charité, une tempérance, un empire sur soi, des vertus enfin qui, jusqu’à présent, n’ont jamais eu de meilleur support que les croyances religieuses. Bref, l’accomplissement de ce rêve païen exigerait des vertus chrétiennes, des vertus dont l’essence est précisément de le répudier…

Ce rêve, enfin, est, dans la pensée de ceux qui le font, un retour à l’état naturel, amélioré, il est vrai, par des siècles d’industrie et d’inventions. Mais, si artificielle que paraisse l’organisation sociale du vieux monde, c’est pourtant bien par le jeu de forces naturelles que l’humanité est devenue ce que nous la voyons. Il n’y a rien de plus naturel que l’égoïsme ni que l’instinct de propriété, de conquête et d’exploitation ; il n’y a rien de plus naturel que l’inégalité des corps et des intelligences ni que la prédominance des forts sur les faibles. Et ainsi de deux choses l’une : ou cette société idéale et censée conforme à la nature se gâterait bientôt comme s’est gâté le vieux monde et sous l’empire des mêmes instincts et des mêmes nécessités, ou cette société prétendue naturelle ne pourrait subsister intacte qu’à la condition que chacun de ses membres comprimât la nature en lui.

Cela était fort peu probable. Hermann ne l’ignorait point. Il savait que, si jadis la foi religieuse avait seule rendu possible la résignation aux injustices sociales, les vertus dont cette foi est le soutien pourraient, seules encore, assurer l’établissement et la durée d’une société d’où ces injustices seraient bannies. Or le peuple ne croyait plus. Incroyant lui-même, Hermann n’avait pas l’hypocrisie de lui reprocher son incroyance ; mais il ne se dissimulait pas à quel point cette émancipation de l’esprit était destructive de la bonté et du désintéressement chez des hommes grossiers et qui n’avaient pas trouvé, comme lui, dans une règle morale librement conçue et embrassée, l’équivalent de la règle religieuse. Si ces gens-là devenaient les maîtres, que feraient-ils de leur puissance ? A quels brigandages, à quel désordre, à quel chaos fallait-il s’attendre ?

Qui sait, cependant ? Ce n’est point par elle-même, c’est accidentellement et provisoirement que l’impiété du peuple est un mal… Mais plus tard ?…

Et, par une démarche habituelle à sa pensée, devançant les âges, prolongeant quelques-unes des données de la réalité, négligeant les autres, Hermann songeait :

— Supposons que l’humanité tout entière ait perdu toute espèce de croyance religieuse, qu’en même temps l’énergie de ses passions se soit usée (ce que, malgré tout, on peut entrevoir déjà), qu’elle ait enfin reconnu (cela est inévitable) que l’égoïsme même est vain, et qu’elle soit revenue de l’égoïsme, comme de tout le reste, par la longue constatation de l’incapacité où il est d’assurer une vie heureuse, même aux plus forts. Alors, les hommes se diront : « Puisque nous ne savons rien, puisque nous n’avons rien à attendre et rien à espérer, puisque nous n’apparaissons un instant sur la surface d’une des plus petites planètes du système solaire que pour rentrer aussitôt dans l’éternelle nuit, arrangeons-nous pour que ce passage ne nous soit pas trop douloureux ou pour qu’il ne le soit qu’au plus petit nombre possible d’entre nous. Supportons-nous et aidons-nous mutuellement. Il est même naturel, à présent, que nous nous aimions tous les uns les autres. Car la conviction où nous sommes, tous sans exception, de notre misère et de la vanité des choses, ce renoncement de tous à l’espérance d’un « au delà », n’est-ce pas là précisément ce que toutes les générations d’autrefois avaient cherché sans le trouver, à savoir un lien réel des âmes, la communion dans un sentiment vraiment universel ? S’il faut que les hommes s’accordent pour être sauvés, qui ne voit que ce n’est point dans l’affirmation, mais dans l’abstention et le non-espoir métaphysiques, qu’ils peuvent s’accorder en effet, et même s’accorder tendrement, comme des frères en ignorance et en résignation ?… » Cela est loin, très loin dans l’avenir. Mais cela sera. L’humanité ne peut sans doute y marcher que par secousses… La Révolution française en a été une. Trente mille têtes humaines furent alors sacrifiées. Mais, depuis, des millions et des millions de créatures ont connu de meilleures conditions de vie, ont eu peut-être des sentiments et des pensées qu’on n’avait pas auparavant… Si j’osais !…

Mais non, il n’osait pas. Il sentait plus que jamais tout ce qu’il y a de résistance accumulée contre l’établissement, de la justice idéale dans une société aristocratique et bourgeoise vieille de huit ou dix siècles. Au cas où le courage lui viendrait de tenter une seconde épreuve, les classes et les corps publics intéressés à la conservation du passé ne le lui permettraient pas cette fois. D’ailleurs, s’il avait l’esprit assez libre et hardi pour consentir à la révolution et à ses conséquences extrêmes--fût-ce à sa propre déchéance--décidément il n’avait pas le coeur assez fort pour courir le risque et pour soutenir le spectacle des violences et des catastrophes immédiates,--bienfaisantes peut-être, mais à si longue échéance !

Et, enfin, quand même il oserait et quand même on lui permettrait encore d’oser, le peuple, massacré par lui, ne le croirait jamais plus. Tout ce qu’il pouvait faire pour réduire l’inévitable mal actuel, c’était de « sauver l’ordre » ou, si cette besogne lui répugnait trop, de laisser d’autres le sauver, quoi que l’ordre dût coûter à la charité et à la justice.

Ses rêveries mêmes l’accablaient. Il en sentait le vague et l’incohérence ; il souffrait de ne pouvoir les préciser. Puis il était las ; il éprouvait l’insurmontable envie de déposer son fardeau, et de dormir enfin.

Il fit venir le général de Kersten et lui confia le soin d’assurer l’ordre par les moyens qu’il jugerait convenables. Hermann était si profondément triste, il était d’ailleurs si fort au-dessus de toute espèce de vanité qu’il pardonna au vieux soldat le sourire satisfait qui relevait un coin de sa grosse moustache.

— Je n’aurai, monseigneur, qu’à continuer ce que Votre Altesse Royale a si bien commencé, dit le général, sans concevoir peut-être toute l’ironie de sa réponse.

L’état de siège fut proclamé. Les jours suivants, il y eut des mouvements de rue, qui furent réprimés avec rigueur, et le sang coula de nouveau. La plupart des grévistes, pressés par la faim, rentrèrent dans les mines et dans les ateliers. La bourgeoisie se rassura. Le parti conservateur revenait à Hermann, le considérait déjà comme un sauveur, tandis qu’il apparaissait aux prolétaires comme le plus odieux et le plus perfide des princes. Honni de ceux qu’il aimait dans son cœur et félicité par ceux qu’il détestait, il endura le supplice d’être publiquement méconnu et de n’y savoir aucun remède.

Audotia Latanief fut seulement condamnée à huit jours de prison. Elle était la vraie cause de l’émeute et du massacre ; mais on n’avait à lui reprocher que l’exhibition du drapeau noir. On aurait pu, par une adroite interprétation de la loi, infliger à la vieille révolutionnaire une peine plus grave. Hermann ne le voulut point.

Il pensait, avec inquiétude à ce que lui dirait Frida quand il la reverrait. Et pourtant cette heure lui semblait longue à venir.

Quinze jours après la manifestation, la rue pacifiée, le peuple terrorisé, Hermann partit pour Loewenbrunn.

Wilhelmine l’y suivit, ainsi qu’elle l’avait annoncé.