Les Rois/Chapitre XXXIII

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Calmann Lévy, éditeur (p. 334-338).

XXXIII

Hellborn, cependant, était fort ennuyé. Il avait d’abord compté jouer le rôle confortable de ministre sagement réformateur auprès d’un jeune prince prudemment libéral, et il était tombé sur un rêveur qui l’avait terrifié par sa bonne foi et par sa logique ingénue. Renié du peuple, qui lui reprochait l’hypocrite avortement des projets de réforme, complice des conservateurs, mais complice suspecté par eux, l’ancien avocat avait cru que sa démission, étant un désaveu public des imprudences du prince Hermann, lui vaudrait la confiance du parti de la réaction. La mort du prince et la rentrée en scène de Christian XVI avaient renversé ses espérances. Il était clair que le premier soin du comte de Moellnitz serait de l’écarter du nouveau ministère. Du jour au lendemain, la belle comtesse, avec cette facilité qu’ont certaines femmes pour oublier les faveurs qu’elles ont accordées, l’avait traité en indifférent, presque en importun.

Ce ne fut donc qu’à force d’insistance et en invoquant des motifs considérables et mystérieux qu’il put obtenir de la comtesse un entretien particulier, un mois environ après le drame d’Orsova.

Elle était vêtue de crêpe de Chine vert pâle brodé de grandes chauves-souris noires, et elle lisait ou paraissait lire l’_Endymion_ de lord Beaconsfield, en fumant des cigarettes opiacées. Hellborn lui baisa la main avec des lenteurs qui voulaient être significatives. Elle le laissa faire, nullement émue.

Alors il entra brusquement en matière :

— Je suppose que votre mari n’a pas l’intention de me garder un portefeuille ?

— Je ne pense pas, dit-elle.

— Je vous dirais bien que j’en prends aisément mon parti, car les circonstances sont peu engageantes… Mais, auparavant, j’ai une communication à vous faire.

— Voyons.

— Son Altesse Royale le prince Renaud est mort.

— Lui aussi ?

— Oui : on meurt beaucoup, dans la famille.

Il tira de sa poche une enveloppe estampillée d’une quantité de timbres et gonflée de papiers.

— Ce pli, à l’adresse du prince Hermann, m’est arrivé ce matin… J’ai pris sur moi de l’ouvrir, étant resté, depuis ma démission, chargé de l’expédition des affaires courantes… Ces pièces établissent que le prince Renaud, dit Jean Werner, est mort à Aden, de la fièvre jaune. Je n’en ai encore rien dit au roi. J’ai pensé qu’il serait toujours temps de lui apprendre cette nouvelle.

— Et vous avez bien fait.

Hellborn prit un temps comme un acteur qui veut surprendre le public, et dit avec une finesse théâtrale :

— D’autant mieux que le prince Renaud est vivant.

— Comment cela ?

— Il y avait, jointe au dossier, une lettre par laquelle le prince Renaud explique à son cousin qu’il a désiré disparaître officiellement et le prie de lui garder le secret, selon sa promesse. Voici cette lettre.

— Donnez.

— A quoi bon ?

Hellborn remit dans sa poche la lettre et les papiers et boutonna sa redingote.

— Je pense, dit-il, à une chose. Il n’est pas impossible que le prince Renaud, quand il apprendra la double mort qui a fait de lui, en un jour, le second héritier du trône, se ravise et soit pris du désir de revivre. Il n’est pas impossible non plus que la princesse Wilhelmine rencontre de telles difficultés dans son rôle de régente qu’elle finisse par y renoncer. Et, dans ce cas, c’est le prince Renaud qui la remplacerait. Que dis-je ? il n’est pas impossible que le petit prince Wilhelm, faible et maladif comme il est… Eh ! oui, tout arrive. Or (je parle très sérieusement) il serait tout à fait contraire au bien du royaume que le prince Renaud, dont vous connaissez les idées bizarres, arrivât au pouvoir. Heureusement, ces papiers, parfaitement en règle, permettent de le tenir pour mort, quoi qu’il fasse. Au besoin, s’il s’avisait de venir déranger nos affaires, on le rembarquerait poliment, comme usurpateur d’un faux titre… Ainsi, la tranquillité serait assurée pour longtemps aux bons serviteurs de l’État--qui en seraient alors les maîtres… Un seul homme serait à craindre pour eux : celui qui détiendrait cette lettre et qui, par conséquent, pourrait, quand il lui plairait, ressusciter le prince Renaud… Me suis-je fait comprendre ?

— Étrange ! très étrange ! dit la comtesse.

— N’est-ce pas ?

La comtesse avait la spécialité d’être une femme « énigmatique », parce qu’elle était d’une maigreur nacrée, qu’elle avait des yeux de couleur changeante, qu’elle s’habillait comme la « demoiselle bénie » de Dante Rossetti, qu’elle abusait des anesthétiques et que, née pour goûter Auber, Cabanel et les romans de la _Revue des Deux Mondes_, elle affectait de ne pouvoir supporter que l’art, la musique et la littérature d’après-demain. Mais c’était, en réalité, un petit animal tout simple, un peu capricieux, assez voluptueux, très rapace, très lucide, et qui s’adorait.

Elle se tourna paresseusement vers Hellborn, arrêta sur son encolure de brun robuste des yeux noyés de songe et, d’une voix mourante :

— Revenez me voir demain, mon cher ministre.