Les Rois/Chapitre XXXIV

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Calmann Lévy, éditeur (p. 339-351).

XXXIV

Or, voici la lettre de Renaud. On y verra qu’il faisait des efforts sérieux, et un peu gauches, pour enchaîner des idées générales, qu’il avait quelques illusions sur l’Amérique, et qu’il était de ceux qui rêvent leur vie plutôt qu’ils ne la vivent.

« X…

« Mon cher cousin, ceci est, comme je t’en avais prévenu, pour t’annoncer que je ne suis plus. Je t’envoie l’acte de décès de Jean Werner, mort le 8 octobre à Aden. Ce faux ne m’a pas coûté très cher. Il y a partout des hommes obligeants. Ci-joint un second papier établissant que Jean Werner n’est autre que le prince Renaud. Je te prie de rendre publique la nouvelle de ma mort, ainsi que tu me l’as promis.

« Je ne veux pas te dire, même à toi, le nouveau nom que j’ai pris. Et ne va pas m’objecter que j’aurais pu disparaître et m’en aller vivre n’importe où, à ma guise, sous le nom qui m’aurait plu, sans mourir officiellement. J’ai voulu qu’il me fût difficile de redevenir le prince Renaud au cas où j’en serais tenté quelque jour. Ce jour-là, mon faux état civil m’accablerait. Toi-même, si je me présentais alors à toi sous mon vrai nom, tu ne serais plus sûr que ce soit moi. Je te mets en garde, dès à présent, contre tout revenant qui se dira ton cousin. Que veux-tu ? Cela m’amuse de me survivre…

« J’ai fait une pension convenable aux parents de Lollia, à condition qu’ils s’en iraient vivre à trois cents lieues de Marbourg. A Malte, pendant l’escale, un prêtre catholique nous a mariés. Ma petite amie était toujours bonne et douce. Mais elle vénérait trop son corps. Je la chagrinais toutes les fois que j’essayais d’être son mari. Peut-être aussi regrettait-elle que je ne voulusse plus être prince.

« A Chicago, la première chose qu’elle me demanda fut de la mener au cirque. Pendant toute la représentation, elle garda ma main dans la sienne. Mais le lendemain elle disparut, en me laissant une lettre où elle m’expliquait loyalement qu’elle ne pouvait renoncer à son art, qu’elle rentrait au cirque, que c’était plus fort qu’elle et que, malgré cela, elle m’aimait bien, qu’elle souhaitait que son départ ne me fît pas trop de peine et que, d’ailleurs, elle me serait fidèle éternellement. Et je sentis qu’elle disait la vérité.

« J’en ai fini, j’espère, avec les complications sentimentales. Mon amour pour la petite Tosti n’était pas encore assez simple. J’ai trouvé une belle mulâtresse, parfaitement stupide et docile. Cela me suffit.

« J’ai découvert enfin la seule vie qui me convienne. Dans une région disponible de l’État de X…, je me suis taillé un domaine de trois mille hectares. Le site est d’une extrême magnificence. J’y cultiverai les céréales et nourrirai de vastes troupeaux, en appliquant à la culture et à l’élevage les plus récents procédés de la science et de l’industrie, Et là, vraiment, je serai prince.

« Je pense à toi très souvent, mon cher Hermann. J’ai vu, par les dernières dépêches que j’ai reçues, que tu avais rétabli l’ordre à Marbourg en y faisant régner la terreur. Ainsi, l’âpre nécessité t’a réduit aux pratiques qui nous rendaient nos ancêtres haïssables. Tu abordais une tâche de roi avec un cœur et une intelligence d’homme libre. Cette contradiction devait te perdre.

« L’injustice est pour toujours maîtresse de la vieille Europe. Les grossières objections des hommes de bon sens ont raison contre l’utopie socialiste. Et, à supposer même que, après de longues convulsions, après des révolutions sanglantes et des alternatives de république démagogique et de despotisme militaire, cette utopie soit un jour réalisée quelque part tant bien que mal, l’image, d’avance, m’en séduit peu. Chaque individu mangera à sa faim ; mais la beauté de la vie aura péri.

« Deux buts peuvent être assignés à l’humanité. L’idéal démocratique est d’assurer à tous un demi bien-être ; cela est désirable sans doute ; mais, la nature humaine étant donnée, cela ne se peut faire que par une publique et universelle compression dont pâtiront surtout les êtres d’élite et à laquelle ils succomberont. L’idéal aristocratique serait d’obtenir le développement total et harmonieux d’un petit nombre d’êtres supérieurs, dans lesquels, selon la formule elliptique d’un de vos sages, l’univers prendrait de plus en plus conscience de lui-même ; mais cela ne peut se faire que par le sacrifice ou du moins par la mise en oubli de millions et de millions de créatures inférieures : ce qui est dur, ce qui comporte, chez les privilégiés, trop d’indifférence aux maux d’autrui et ce qui, par suite, implique contradiction, car une conscience supérieure ne se conçoit pas sans une infinie bonté.

« Des personnes héroïques assignent, il est vrai, à l’humanité un troisième but, qui ne serait ni le bien-être de tous ni la vie supérieure de quelques-uns. Elles disent que nous ne sommes point nés pour le plaisir, que la solution de toutes les difficultés, ce serait que chacun préférât les autres à soi-même et connût qu’il n’est pas de meilleure joie que le renoncement à toute joie. Ce rêve-là est très évidemment la chimère par excellence. Je l’écarté et m’en tiens aux deux premiers.

« Mais ces deux rêves-là, je dis qu’il faudrait pouvoir les concilier. Cette conciliation n’est pas possible dans le vieux monde, notamment dans la partie que j’en connais le mieux, et qui est l’Europe. L’idéal démocratique et l’autre y sont condamnés à la lutte éternelle. Tout ce qu’on entrevoit, c’est que le premier est en train d’y faire grand tort au second, mais sans avoir chance de triompher lui-même. Le vieux monde est trop petit ; la terre y est usée : elle ne fournit pas assez de superflu, et il en faut énormément pour que chacun ait le nécessaire. Puis ce vieux monde est trop alourdi de souvenirs, trop embarrassé dans des traditions de violence, d’autorité et de législation inutile. Il ploie sous des charges exorbitantes, et le gaspillage de l’effort humain y est démesuré. L’Europe entretient une dizaine de millions de soldats. La somme de travail et d’intelligence dépensée pour l’organisation et pour le perfectionnement des armées actuelles est incalculable. Avec les milliards que ses armées lui coûtent, l’Europe aurait pu refaire tout son matériel industriel et doubler ses moyens de communication. Mais il faudrait commencer par effacer les frontières, et c’est là ce que tout son passé, dont elle est prisonnière, interdit à l’Europe. Seule, en dépit de monstrueuses difficultés, la France pourra dans un siècle ou deux, grâce à la douceur de ses mœurs et à la générosité foncière de son esprit, approcher de l’idéal démocratique. Mais qu’elle devra souffrir auparavant !

« Ce qui est plus probable, c’est qu’il n’y a pas grand’chose à faire de ce monde décrépit. Une inquiétude stérile et morne le tourmente. En art et en littérature, il retourne, par excès de science et à la fois par anémie, au balbutiement, et il aboutit, en amour, à l’impuissance perverse. Les littérateurs distingués qui ont entrepris de lui redonner une âme n’ont pas la foi dont ils font les gestes et mènent une croisade où la Croix n’est qu’une métaphore. Tandis qu’ils découvrent l’Évangile, ils n’arrivent même pas à pratiquer la charité. Mais, eussent-ils la charité parfaite, cela ne suffirait pas. Les maux de l’humanité ne peuvent être guéris par des vertus qui ne sauraient jamais être le fait que d’une minorité imperceptible…

« C’est vers le nouveau monde que doivent tourner les yeux ceux qui croient que l’existence de la planète Terre n’est pas un accident dénué de toute espèce de signification.

« Je n’ai pas toujours aimé cette Amérique. Au temps où je m’engourdissais dans la langueur savante de la civilisation du vieux monde et dans son atmosphère saturée de souvenirs, j’ai déploré la découverte du continent américain. Je me souvenais que cette terre neuve fut d’abord noyée dans le sang par la méchanceté et la rapacité des hommes et qu’elle s’en était vengée en empoisonnant chez nous les sources de la vie. Puis les gens qui venaient de là ne me plaisaient point. Le type du Yankee offensait ma douceur et ma naturelle indolence. Oh ! ces hommes qui ne sont au monde que pour construire des chemins de fer et des machines, exploiter des mines, perdre et refaire dix fois leur fortune, qui ne rêvent point, qui ne sont point paresseux et qui, au milieu de cette vie acharnée aux biens de la terre, gardent le besoin de se mettre en règle avec l’Inconnaissable comme avec un client ou un créancier et d’être les fidèles d’une des trente-six mille Églises que le libre examen a tirées de la Bible ! O le merveilleux amalgame du sentiment religieux et de la plus égoïste entente de la vie pratique ! O l’énorme et exhilarante hypocrisie ! J’étais scandalisé qu’il fût dans le caractère de cette race de rechercher les biens matériels avec la fureur la plus éloignée de l’esprit de l’Évangile et, en même temps, de tenir absolument à avoir Dieu pour soi dans une besogne évidemment suspecte à Dieu et à communiquer avec lui du fond de ses comptoirs.

« Je suis revenu de cette sévérité inintelligente. Ces hommes ne sont encore que dans la première période du légitime développement humain ; mais déjà, ils inaugurent la vie complète. Ils sont avides, mais non pas timides ni avares ; leur idéalisme est aussi sincère et naturel que leur rapacité. Leur instinct religieux s’exerce librement : ils se font ou se choisissent leur religion. Leur commerce--c’est le mot--avec l’Éternel (donnant donnant) rappelle les relations que les très anciens hommes entretenaient avec les divinités. Et, pareillement, leur activité, leur audace, leur énergie d’initiative sont celles des hommes primitifs, de ceux qui ont tout inventé : le feu, l’airain, le fer, les vertus des plantes, la roue, la charrue, le bateau et la voile, et qui nous renieraient pour leurs fils, nous, les songeurs lâches du vieux continent. Bref, c’est comme une humanité qui recommence, dix mille ans--ou vingt mille--après l’apparition de notre espèce sur la planète.

« Cette humanité a des chances de réussir où nous avons échoué. Ici, seulement, le rêve de la gamelle pour tous et celui d’une vie complète pour quelques-uns sont simultanément réalisables. L’Amérique (je parle surtout des États-Unis) est libre des servitudes de toute sorte que notre longue histoire fait peser sur nous. Le gaspillage des forces y est moindre que partout ailleurs. Pas d’armée, presque pas d’impôts, la machine gouvernementale réduite au minimum. Le paupérisme n’est connu que dans quelques grandes villes où s’entassent les immigrants. Pas de classes ni de castes. Les relations sociales ne sont ici que le résultat des rapports naturels d’intérêt ou de sympathie entre les individus ; elles ne sont pas réglées, comme chez nous, par des préjugés séculaires, à l’origine desquels on trouverait l’injustice et la violence. Ici la créature humaine est intacte ou peut le redevenir.

« La vie y est bonne, à la fois confortable et près de la nature, et ennoblie par l’audace et par le mépris de la mort. Le sol, presque vierge encore, est presque illimité, et les aspects en sont d’une majesté inexprimable. Nous avons des fleuves aussi vastes que des lacs, des lacs aussi vastes que des océans, des montagnes qui ont dix fois l’étendue des Alpes et qui sont comme l’épine dorsale de la Terre. Et, pour exploiter ce monde neuf, nous avons toutes les ressources élaborées par la civilisation du vieux monde. C’est la vie patriarcale secourue et ornée par le panmécanisme industriel. Imagine Adam jeté sur une terre récente et toute gonflée de fécondité, non pas nu, mais ayant à sa disposition la science et les engins d’Edison. Abraham ou, si tu veux, le pasteur Eumée tue ses boeufs mécaniquement et les envoie en Europe, conservés dans les chambres frigorifiques des grands steamers.

« Ici, tous mangent, et quelques-uns pensent noblement… Tu doutes ? Je ne jure pas que cela soit encore, mais cela sera bientôt. Si le problème social et, par delà, le problème humain doit être résolu, si l’humanité n’est pas née en vain, si elle a une œuvre à faire, un but à atteindre, et si ce but doit être atteint, c’est ici qu’il le sera d’abord. Ce continent a été donné aux hommes, sur le tard, afin qu’ils y puissent profiter de ce qu’ils ont fait et souffert sur les autres morceaux de leur planète.

« Je sais les avantages du vieux monde, les trésors d’art et de poésie qu’il possède et que nous n’avons pas. Oui, nous sommes ici sans parchemins, titres ni monuments. Tant mieux ! Nous nous affranchissons de la nostalgie du passé, qui amollit, de ce sortilège du Regret dont l’âme est envahie à Rome, à Florence, à Bruges, à Munich, à Grenade, à Paris même, dans tous les lieux où se sont particulièrement accumulées les traces insignes du passage des morts. Le souvenir est toujours triste, plus triste quand il s’étend à plus de siècles… Au reste, ce monde nouveau aura aussi, quelque jour, sa poésie, toute spontanée et non livresque. Et il aura son art propre qui sera beau (pourquoi pas ?) et aussi différent de l’art ancien que ses matériaux et ses procédés mécaniques différeront de ceux d’autrefois. L’architecture métallique, qui ne fait que d’éclore, a déjà, au plus haut point, la beauté de la précision dans l’énormité, et rien n’égale la splendeur du jour mourant à travers ses réseaux de fer… Ce que je souhaiterais pour nous, ce serait d’oublier totalement l’art de l’Europe afin de le réinventer dans d’autres conditions de vie matérielle et sentimentale…

« Mais qu’ai-je besoin maintenant de représentations plastiques de la réalité ? Je me sens renaître ; mon corps se fortifie. Je passe mes journées à parcourir à cheval des paysages glorieux, où l’air est aussi doux et, aussi pur que celui que respirait le premier homme entre les quatre fleuves. J’assiste à des couchers de soleil qui me donnent, je ne sais comment, la sensation directe de la forme de la terre, de la figure du système astral dont elle fait partie et de l’infini cosmique. J’en jouis ineffablement sans m’y appliquer. Car je suis bien guéri des prétendues souffrances de la pensée. J’y vois une vanité insupportable. On vit très bien sans croire et sans savoir. Il n’est même pas nécessaire d’espérer. Tout homme qui se plaint de vivre et qui vit est un menteur : le suicide prouve seul qu’on a trouvé plus de douleur que de plaisir à vivre. Je donne à la songerie sans pensée ce que je donnais autrefois à la mélancolie prétentieuse. Je suis heureux.

« Je ne t’écrirai plus. Quand tu seras détrôné, ce qui ne peut tarder beaucoup, fais-moi connaître par les journaux s’il te plairait de venir me rejoindre. Je t’en donnerai alors les moyens.

« Je t’embrasse et je signe pour la dernière fois.

« RENAUD ».