Les Rois en exil/IX

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Alphonse Lemerre (p. 256-284).

IX
à l’académie


Le classique palais qui dort sous le plomb de sa coupole, au bout du pont des Arts, à l’entrée du Paris d’étude, avait ce matin-là un air de vie insolite et semblait s’avancer à l’alignement du quai. Malgré la pluie, une pluie de juin crépitante, arrivant par ondées, la foule se pressait sur les marches de la grande porte, se déroulait en queue de théâtre le long des grilles, des murailles, coulait sous la voûte de la rue de Seine, une foule gantée, bien tenue, discrète, qui se morfondait patiemment, sachant qu’elle entrerait, qu’elle allait entrer comme en témoignaient les petites cartes de différentes couleurs, éclatantes dans l’averse, dont chacun était muni. Le plus régulièrement aussi, les voitures prenaient la file sur le quai désert de la Monnaie, tout ce que Paris contient de luxueux équipages, — livrées coquettes ou splendides, démocratiquement abritées de parapluies et d’imperméables, — laissant voir les perruques à marteaux, la dorure des galons, et, sur les panneaux alignés, les armoiries, les grands blasons de France et d’Europe, même des devises royales, comme les planches d’un d’Hozier mouvant et gigantesque en étalage au long de la Seine. Quand un rayon glissait, une échappée de ce soleil parisien qui a la grâce du sourire sur un sérieux visage, tout s’éclairait en reflets de luisants mouillés, les harnais, les casquettes des gardes, la lanterne du dôme, les lions de fonte de l’entrée, d’habitude poussiéreux et ternes, redevenus d’un beau noir lavé.

De loin en loin, aux jours de réceptions solennelles, le vieil Institut a de ces subits et intéressants réveils d’une après-midi. Mais, ce matin là, il ne s’agissait pas de réception. La saison était bien trop avancée ; et les récipiendaires, coquets comme des comédiens, ne consentiraient jamais à débuter, le prix de Paris déjà couru, le Salon fermé, les malles faites pour le voyage. Simplement une distribution de prix académiques, cérémonie sans grand éclat et qui n’attire d’ordinaire que les familles des lauréats. Ce qui valait cette affluence exceptionnelle, cette poussée aristocratique aux portes de l’Institut, c’est qu’au nombre des ouvrages couronnés se trouvait le Mémorial du siège de Raguse par le prince de Rosen, et que la coterie monarchique en avait profité pour organiser une manifestation contre le gouvernement sous la protection de ses sergents de ville. Par une chance extraordinaire ou le fait de ces intrigues qui creusent mystérieusement en chemins de taupes les terrains officiels ou académiques, le secrétaire perpétuel se trouvant malade, le rapport sur les ouvrages couronnés devait être lu par le noble duc de Fitz-Roy, et l’on savait que, légitimiste jusqu’au blanc exsangue, il soulignerait, ferait valoir les passages les plus ardents du livre d’Herbert, de ce beau pamphlet historique autour duquel s’étaient groupés tous les dévouements, toutes les ferveurs du parti. En somme une de ces protestations malicieuses que l’Académie osait même sous l’Empire, et qu’autorisait l’indulgence bonne fille de la République.

Midi. Les douze coups sonnant à la vieille horloge occasionnent une rumeur, un mouvement dans la foule. Les portes sont ouvertes. On avance lentement, méthodiquement, vers les entrées de la place et de la rue Mazarine, tandis que les voitures armoriées tournant dans la cour déposent leurs maîtres, porteurs de cartes privilégiées, sous le portique où s’agite au milieu d’huissiers à chaînes l’affable chef du secrétariat, galonné d’argent, souriant et empressé comme le bon majordome du palais de la Belle-au-Bois-Dormant, le jour où après un sommeil de cent ans la princesse s’éveilla sur son lit de parade. Les portières battent, les valets de pied balourds, en longues lévites, sautent de leurs sièges ; et les saluts, les révérences à grandes traînes, les sourires, les chuchotements d’un monde d’habitués, s’échangent et se perdent avec un bruit de soie frôlée, dans l’escalier tendu d’un tapis menant aux tribunes réservées, ou dans l’étroit couloir en pente et comme tassé sous le piétinement des siècles, qui conduit à l intérieur du palais.

La salle se remplit en amphithéâtre sur le côté réservé au public. Les gradins, noircis un à un, montent jusqu’au cintre, où les derniers rangs debout découpent des silhouettes sur le vitrage arrondi. Pas une place vide. Un entassement houleux de têtes qu’éclaire un jour d’église ou de musée refroidi encore par les stucs jaunes et lisses des murailles et le marbre de grandes statues méditatives, Descartes, Bossuet, Massillon, toute la gloire du grand siècle figée dans un geste immobile. En face de l’hémicycle débordant, quelques gradins inoccupés, une petite table verte avec le verre d’eau traditionnel, attendent l’Académie et son bureau qui entreront tout à l’heure, par ces hautes portes surmontées d’une inscription dorée et tombale : « lettres, sciences, arts. » Tout cela est antique, froid et pauvre, et contraste avec les toilettes de primeur dont la salle est vraiment fleurie. Étoffes claires, défaillantes, des gris duvetés, des roses d’aurore, sur la coupe nouvelle un peu serrée et tendue des étincellements de jais et d’acier, et des coiffures légères en fouillis de mimosas et de dentelles, des reflets d’oiseaux des îles parmi les nœuds de velours et des pailles couleur de soleil, là-dessus le battement régulier, continuel, de larges éventails dont les odeurs fines font cligner le grand œil de l’aigle de Meaux. Ecoutez donc, ce n’est pas une raison, parce qu’on est la vieille France, pour sentir le moisi, et se mettre à faire peur.

Tout ce qu’il y a dans Paris de chic, de bien né, de bien pensant, s’est donné rendez-vous ici, se sourit, se reconnaît à de petits signes maçonniques, la fleur des clubs, la crème du Faubourg, une société qui ne se prodigue pas, ne se mêle guère, qu’on ne lorgne jamais aux premières représentations, qu’on ne voit qu’à certains jours d’Opéra ou de Conservatoire, monde ouaté, discret, qui ferme à grand renfort de rideaux tombants ses salons au jour et au bruit de la rue et ne fait parler de lui que de temps à autre, par une mort, un procès en séparation, ou l’excentrique aventure d’un de ses membres, héros du « Persil » et de la Gomme. Parmi ce choix, quelques nobles familles illyriennes, ayant suivi leurs princes en exil, beaux types d’hommes et de femmes, un peu trop accentués, trop exotiques, dans ce milieu raffiné ; puis, groupés à de certains points apparents, les salons académiques qui longtemps d’avance préparent les élections, pointent les voix, et dont la fréquentation vaut mieux pour un candidat que son pesant de génie. D’illustres décavés de l’Empire se faufilent dans ces « vieux partis » pour lesquels ils ont épuisé jadis leurs ironies de parvenus ; et même, si triée que soit l’assemblée, quelques grignoteuses « des premières », célèbres par leurs attaches monarchiques, s’y sont glissées en toilettes simples, avec deux ou trois actrices à la mode, frimousses connues de tout Paris, visions d’autant plus banales et obsédantes que d’autres femmes, et de tous les mondes, s’ingénient à les copier. Et puis les journalistes, des reporters de feuilles étrangères, armés de buvards, de porte-crayons perfectionnés, outillés de pied en cap comme pour un voyage au centre de l’Afrique.

En bas, dans le petit cercle réservé au pied des gradins, on se montre la princesse Colette de Rosen, la femme du lauréat, délicieuse en toilette bleu verdâtre, cachemire de l’Inde et moire antique, l’air triomphant, épanouie sous les effilochures de ses cheveux de lin fou. Près d’elle, un gros homme à visage commun, le père Sauvadon, très fier d’accompagner sa nièce, mais qui dans son zèle ignorant, son désir de faire honneur à la cérémonie solennelle, s’est mis en tenue de soirée. Cela le rend très malheureux ; gêné par sa cravate blanche comme par une cangue, il guette tous les gens qui entrent, espérant trouver un compère à son habit. Il n’y en a pas.

De ce papillonnement de couleurs et de figures animées monte bientôt un bruissement de voix très fort, rythmé mais distinct, et qui établit un courant magnétique d’un bout à l’autre de la salle. Le moindre léger rire s’égrène, se communique ; le moindre signe, le geste muet de deux mains écartées qui d’avance se préparent à applaudir, s’aperçoit du haut en bas des gradins. C’est l’émotion montée, la bienveillance curieuse d’une belle première représentation où le succès serait certain ; et lorsque de temps en temps prennent place des célébrités, le frémissement de toute cette foule va vers elles, éteignant seulement sur leur passage sa rumeur curieuse ou admirative…

Voyez-vous là-haut, au dessus de Sully, ces deux femmes qui viennent d’entrer, accompagnées d’un enfant, et tiennent tout le devant de la loge ? C’est la reine d’Illyrie et la reine de Palerme. Les deux cousines, le buste droit et fier, vêtues de même en faille mauve avec filets de broderies anciennes, et sur les cheveux blonds ou les nattes brunes la même caresse de longues plumes ondoyantes autour de chapeaux en diadème, forment une opposition charmante de deux types nobles parfaitement différenciés. Frédérique a pâli, la douceur de son sourire s’attriste d’un pli vieillissant ; et le visage de sa brune cousine marque aussi les inquiétudes, les détresses de l’exil. Entre elles, le petit comte de Zara secoue les boucles blondes de ses cheveux repoussés sur une petite tête chaque jour plus droite, plus vigoureuse, où le regard, la bouche, ont pris une assurance. Vraie graine de roi qui commence à fleurir.

Le vieux duc de Rosen tient le fond de la loge avec un autre personnage, non pas Christian II, — qui s’est dérobé à une ovation certaine, — mais un grand garçon à l’épaisse crinière en broussaille, un inconnu dont le nom ne sera pas une fois prononcé pendant la cérémonie et pourtant devrait être dans toutes les bouches. C’est en son honneur que cette fête est donnée, c’est lui qui a occasionné ce glorieux requiem de la monarchie, assisté par les derniers gentilshommes de France et les familles royales réfugiées à Paris ; car ils sont tous là les exilés, les dépossédés du trône, venus pour faire honneur à leur cousin Christian, et ça n’a pas été une petite affaire de placer ces couronnes selon l’étiquette. Nulle part les questions de préséance ne sont plus difficiles à résoudre qu’en exil, où les vanités s’aigrissent, où les susceptibilités s’enveniment en véritables blessures.

Dans la tribune Descartes, — toutes les tribunes portent le nom de la statue au-dessous d’elles, — le roi de Westphalie garde une attitude hautaine que rend encore plus frappante la fixité de ses yeux, des yeux qui regardent mais ne voient pas. De temps en temps il sourit dans une direction, s’incline vers une autre. C’est sa préoccupation constante de cacher une cécité irrémédiable ; et sa fille l’aide à cela de tout son dévouement, cette grande et mince personne qui semble pencher la tête sous le poids des tresses dorées dont elle a toujours caché la nuance à son père. Le roi aveugle n’aime que les brunes. « Si tu avais été blonde, dit-il parfois en caressant les cheveux de la princesse, je crois que je t’aurais moins aimée. » Couple admirable faisant sa route d’exil avec la dignité, le calme fier d’une promenade dans les parcs royaux. Quand la reine Frédérique a des heures de défaillance, elle pense à cet infirme guidé par cette innocente et se réconforte au charme si pur qui vient d’eux.

Plus loin, voici, sous un turban d’éclatant satin, l’épaisse reine de Galice qui ressemble, les joues massives, le teint soulevé, à une orange rouge à grosse peau. Elle mène grand train, souffle, s’évente, rit et cause avec une femme encore jeune coiffée d’une mantille blanche, physionomie triste et bonne, sillonnée de ce pli des larmes qui va des yeux légèrement rougis à la bouche pâle. C’est la duchesse de Palma, excellente créature, bien peu faite pour les secousses, les terreurs que lui donne l’aventureux monarque de grand chemin auquel sa vie est liée. Il est là, lui aussi, le grand diable, et passe familièrement entre les deux femmes sa barbe noire luisante, sa tête de bellâtre bronzée par la dernière expédition, aussi coûteuse, aussi désastreuse que les précédentes. Il a joué au roi, il a eu une cour, des fêtes, des femmes, des Te Deum, des entrées jonchées de fleurs. Il a caracolé, décrété, dansé, fait parler l’encre et la poudre, versé du sang, semé de la haine. Et la bataille perdue, le sauve-qui-peut jeté par lui, il vient se refaire en France, chercher de nouvelles recrues à risquer, de nouveaux millions à fondre, gardant un costume de voyage et d’aventure, la redingote serrée à la taille, garnie de boutons et de brandebourgs qui lui donnent l’air d’un tzigane. Toute une jeunesse bruyantes s’évertue, parle haut dans cette loge, avec le sans-gêne d’une cour de reine Pomaré ; et la langue nationale, rude et rauque, en morceaux de biscaïens, bondit des uns aux autres, s’accompagnant de familiarités, de tutoiements dont le secret se chuchote dans la salle.

Chose étrange, en un jour où les bonnes places sont si rares qu’on se montre des princes du sang perdus dans l’amphithéâtre, une petite loge, la loge Bossuet, reste vide. Chacun se demande qui doit venir là, quel grand dignitaire, quel souverain de passage à Paris tarde si longtemps à paraître, va laisser commencer la séance sans lui. Déjà la vieille horloge sonne une heure. Une voix brève retentit dehors : « Portez, armes ! » et dans le cliquetis automatique des fusils maniés, par les hautes portes toutes grandes ouvertes, les Lettres, les Sciences, les Arts font leur apparition.

Ce qu’il y a de remarquable chez ces illustres, tous alertes et vifs, conservés — dirait-on — par un principe, une volonté de tradition, c’est que les plus vieux affectent une allure jeunette, un entrain frétillant, tandis que les jeunes s’efforcent de paraître d’autant plus graves et sérieux qu’ils ont les cheveux moins grisonnants. L’aspect général manque de grandeur, avec l’étriquement moderne de la coiffure, du drap noir et de la redingote. La perruque de Boileau, de Racan, dont la grande levrette mangeait les discours, devait avoir plus d’autorité, s’enlever plus dignement dans le sens de la coupole. En fait de pittoresque, deux ou trois fracs palmés de vert s’installent tout en haut devant la table et le verre d’eau sucrée ; et c’est un de ceux-là qui prononce la phrase consacrée : « La séance est ouverte. » Mais il a beau dire que la séance est ouverte, on ne le croit pas, il ne le croit pas lui-même. Il sait bien que la vraie séance n’est pas ce rapport sur les prix Montyon qu’un des plus diserts de l’assemblée détaille et module en fine cantilène.

Un modèle de discours académique, écrit en style académique, avec des « un peu », des « pour ainsi dire », qui font à tout moment revenir la pensée sur ses pas comme une dévote qui a oublié des péchés à confesse, un style orné d’arabesques, de paraphes, de beaux coups de plume de maître à écrire courant entre les phrases pour en masquer, en arrondir le vide, un style enfin qui doit s’apprendre et que tout le monde endosse ici en même temps que l’habit à palmes vertes. En toute autre circonstance, le public ordinaire du lieu se serait pâmé devant cette homélie ; vous l’auriez vu piaffer, hennir de joie à des petits tortillons de phrases dont il eût deviné le trait final. Mais aujourd’hui on est pressé, on n’est pas venu pour cette petite fête littéraire. Il faut voir de quel air d’ennui méprisant l’aristocratique assemblée assiste à ce défilé d’humbles dévouements, de fidélités à toute épreuve, existences cachées, trottinantes, courbées en deux, qui passent dans cette phraséologie surannée, tatillonne, comme dans les étroits couloirs de province carrelés et sans feu où elles eurent à évoluer. Noms plébéiens, soutanes râpées, vieux sarraux bleus passés au soleil et à l’eau, coins de bourgades reculées dont on découvre une seconde le clocher pointu, les murs bas cimentés de crottin de vache, tout cela se sent honteux, mal à l’aise d’être évoqué de si loin, au milieu d’un si beau monde, sous-la lumière froide de l’Institut indiscrète comme un vitrage de photographe. La noble société s’étonne qu’il y ait tant de braves gens dans le commun… Encore !… Encore ?… Ils n’en ont donc pas fini de souffrir, de se dévouer, d’être héroïques !… Les clubs déclarent ça crevant. Colette de Rosen respire son flacon ; tous ces vieux, tous ces pauvres dont on parle, elle trouve que « ça sent la fourmi. » L’ennui perle sur les fronts, transpire aux stucs de la muraille. Le rapporteur commence à comprendre qu’il fatigue, et précipite le défilé.

Ah ! pauvre Marie Chalaye d’Ambérieux-les-Combes, toi que les gens du pays appellent la Sainte, qui pendant cinquante ans as soigné ta vieille tante paralytique, mouché, couché, dix-huit petits-cousins ; et vous digne abbé Bourillou, desservant de Saint-Maximin-le-Haut, qui vous en alliez par des temps de loup porter secours et consolation aux fromagers de la montagne, vous ne vous doutiez pas que l’Institut de France, après avoir couronné vos efforts d’une récompense publique, aurait de vous honte et mépris, et que vos noms bousculés, bredouillés, s’en iraient à peine distincts dans l’inattention, le susurrement des conversations impatientes ou ironiques ! Cette fin de discours est une déroute. Et comme pour courir plus vite le fuyard jette son sac et ses armes, ici ce sont des traits d’héroïsme, d’angéliques abnégations que le rapporteur abandonne au fossé, sans le moindre remords, car il sait que les journaux de demain reproduiront son discours en entier et que pas une ne sera perdue de ces jolies phrases tortillées en papillotes. Enfin le voici au bout. Quelques bravos, des « Ah ! » soulagés. Le malheureux se rassied, s’éponge, reçoit les félicitations de deux ou trois confrères, les dernières vestales du style académique. Puis il y a cinq minutes d’entr’acte, un ébrouement général de la salle qui se remet, s’étire.

Tout à coup grand silence. Un autre habit vert vient de se lever.

C’est le noble Fitz-Roy ; et chacun a le droit de l’admirer, pendant qu’il met en ordre ses paperasses sur le tapis de la petite table. Mince, voûté, rachitique, les épaules étroites, le geste étriqué par des bras trop longs tout en coudes, il a cinquante ans, mais il en paraît soixante-dix. Sur ce corps usé, mal bâti, une toute petite tête aux traits déformés, d’une pâleur bouillie, entre des favoris maigres et quelques touffes de cheveux à l’oiseau. Vous rappelez-vous dans Lucrèce Borgia ce Montefeltro, qui a bu le poison du pape Alexandre et qu’on voit passer au fond de la scène, plumé, cassé, grelottant, honteux de vivre ! Le noble Fitz-Roy pourrait très bien figurer ce personnage. Non pas qu’il ait jamais rien bu, pauvre homme, pas plus le poison des Borgia qu’autre chose ; mais il est l’héritier d’une famille horriblement ancienne qui ne s’est jamais croisée dans ses descendances, le rejeton d’un plant à bout de sève et qu’il n’est plus temps de mésallier. Le vert des palmes le blèmit encore, accentue sa silhouette de chimpanzé malade. L’oncle Sauvadon le trouve divin. Un si beau nom, monsieur !… Pour les femmes, il est distingué. Un Fitz-Roy !…

C’est ce privilège du nom, cette longue généalogie où les sots et les pieds plats certes n’ont pas manqué, qui l’ont fait entrer à l’Académie, bien plus que ses études historiques, compilation indigente, dont le premier volume seul montrait de la valeur. Il est vrai qu’un autre l’avait écrit pour lui ; et si le noble Fitz-Roy apercevait là-haut, dans la tribune de la reine Frédérique, la tête fulgurante et solide d’où son meilleur ouvrage est sorti, peut-être ne ramasserait-il pas les feuillets de son discours dans sa main de cet air de suprême et dédaigneuse hargnerie, ne commencerait-il pas sa lecture avec ce hautain regard circulaire qui domine tout et ne voit rien. D’abord il déblaye adroitement et légèrement les menues œuvres que l’Académie vient de couronner ; et pour bien marquer combien cette besogne est au-dessous de lui, le touche peu, il estropie à plaisir les noms et les titres des livres. Ce qu’on s’amuse !… Arrive enfin le prix Roblot, destiné au plus bel ouvrage historique publié pendant les cinq dernières années. « Ce prix, Messieurs, vous le savez, a été décerné au prince Herbert de Rosen pour son magnifique Mémorial du siège de Raguse… » Une formidable volée d’applaudissements salue ces simples paroles jetées d’une voix retentissante avec un geste de bon semeur. Le noble Fitz-Roy laisse passer ce premier coup d’enthousiasme, puis, usant d’un effet d’opposition naïf mais sûr, reprend doucement, posément : « Messieurs… » Il s’arrête, promène son regard sur cette foule qui attend, qui halète, qui est à lui, qu’il tient là dans sa main. Il a l’air de dire : « Hein ! si je ne voulais plus parler maintenant. Qui serait attrapé ? » Et c’est lui qui est attrapé, car, lorsqu’il s’apprête à continuer, personne n’écoute plus…

Une porte a battu là-haut, dans la tribune jusqu’alors restée déserte. Une femme est entrée, s’est assise sans embarras mais s’imposant tout de suite à l’attention. La toilette sombre, coupée par le grand faiseur, garnie de broderies en œil de paon, le chapeau bordé d’une dentelle d’or retombante, enserrent délicieusement la taille souple, l’ovale en pâleur rosée de cette Esther sûre de son Assuérus. Le nom se chuchote ; tout Paris la connaît, depuis trois mois il n’est bruit que de ses amours et de son luxe. Son hôtel de l’avenue de Messine rappelle par les splendeurs de l’installation le plus beau temps de l’Empire. Les journaux ont donné les détails de ce scandale mondain, la hauteur des écuries, le prix des peintures de la salle à manger, le nombre des équipages, la disparition du mari qui, plus honnête qu’un autre Ménélas célèbre, n’a pas voulu vivre de son déshonneur, est allé bouder à l’étranger en époux trompé du grand siècle. Il n’y a que le nom de l’acquéreur que ces chroniques ont laissé en blanc. Au théâtre, la dame est toujours seule au premier rang des avant-scènes, escortée d’une paire de fines moustaches dissimulées dans la pénombre. Aux courses, au Bois, seule encore, la place vide des coussins occupée par un énorme bouquet, et sur les panneaux autour d’un blason mystérieux la devise niaise toute fraîche — mon droit, mon roy — dont son amant vient de la doter ainsi que d’un titre de comtesse…

Cette fois, la favorite est consacrée. L’avoir mise là, un jour pareil, à ces places d’honneur réservées aux Majestés, en lui donnant comme escorte Wattelet l’homme-lige de Christian et le prince d’Axel toujours prêt quand il s’agit de faire quelque folie compromettante, c’est la reconnaître aux yeux de tous, la marquer publiquement aux armes d’Illyrie. Et pourtant sa présence n’excite aucun sentiment indigné. Il y a toutes sortes d’immunités pour les rois ; leurs plaisirs sont sacrés comme leurs personnes, surtout dans ce monde aristocratique où la tradition s’est conservée des maîtresses de Louis XIV, ou de Louis XV, montant dans les carrosses de la reine ou la supplantant aux grandes chasses. Quelques pimbèches comme Colette de Rosen prennent des airs pudibonds, s’étonnant que l’Institut reçoive des espèces pareilles ; mais soyez sûrs que chacune de ces dames doit avoir chez elle un joli petit ouistiti en train de mourir de la poitrine. En réalité, l’impression est excellente. Les clubs disent : « Très chic.» Les journalistes : « C’est crâne !… » On sourit avec bienveillance ; et les immortels eux-mêmes lorgnent complaisamment l’adorable fille qui se tient sans affectation au bord de sa loge, ayant seulement dans ses yeux de velours cette fixité voulue des femmes assiégées par l’attention des lorgnettes.

On se tourne aussi, curieusement, du côté de la reine d’Illyrie pour voir comment elle prend la chose. Oh ! fort bien. Pas un trait de son visage, pas une plume de son chapeau n’a frémi. Ne se mêlant en rien aux fêtes courantes, Frédérique ne peut pas connaître cette femme ; elle ne l’a jamais vue et ne la regarde d’abord que comme une toilette en regarde une autre. « Qui est-ce ? » demande-t-elle à la reine de Palerme, qui lui répond très vite : « Je ne sais pas… » Mais dans une tribune voisine, un nom très haut prononcé, répété plusieurs fois, la frappe au cœur : « Spalato… comtesse de Spalato. »

Depuis quelques mois, ce nom de Spalato la hante en mauvais rêve. Elle le sait porté par une nouvelle maîtresse de Christian, qui s’est souvenu qu’il était roi pour affubler d’un des plus grands titres de la patrie absente la créature de son plaisir. Cela lui a rendu la trahison sensible entre mille autres. Mais voici qui comble la mesure. Là, en face d’elle et de l’enfant royal, cette fille installée à un rang de reine, quel outrage ! Et sans que Frédérique s’en rende bien compte, la beauté sérieuse et fine de la créature le lui fait sentir plus vivement. Le défi est clair dans ces beaux yeux, ce front est insolent de netteté, l’éclat de cette bouche la brave… Mille pensées se heurtent dans sa tête… Leur grande détresse… les humiliations de tous les jours… Hier encore ce carrossier qui criait sous ses fenêtres et que Rosen a payé, car il a bien fallu en venir là… Où Christian prend-il l’argent qu’il donne à cette femme ?… Depuis la supercherie des fausses pierres, elle sait de quoi il est capable ; et quelque chose lui dit que cette Spalato sera le déshonneur du roi, de la race. Un instant, une seconde, dans cette nature violente passe la tentation de se lever, de sortir, l’enfant par la main, d’échapper brutalement à un infâme voisinage, à une rivalité dégradante. Mais elle songe qu’elle est reine, femme et fille de roi, que Zara sera roi aussi ; et elle ne veut pas donner à leurs ennemis la joie d’un tel scandale. Une dignité, plus haute que sa dignité de femme, et dont elle a fait la règle désespérée et fière de toute sa vie, la maintient à son rang, ici en public, comme dans le secret de sa maison dévastée. Ô cruel destin de ces reines qu’on envie ! L’effort qu’elle fait est si violent que des pleurs vont lui jaillir des yeux, comme l’eau calme d’un étang jaillit sous un coup de rame. Vite, pour qu’on ne la voie pas, elle a saisi sa lorgnette, et regarde obstinément, fixement, à travers les miroirs embués, l’inscription dorée et reposante : lettres, sciences, arts, qui s’allonge et s’irise dans ses larmes, au-dessus de la tête de l’orateur.

Le noble Fitz-Roy poursuit sa lecture. C’est dans un style gris comme un habit de prison l’éloge pompeux du Mémorial, ce livre d’histoire éloquente et brutale, écrite par ce jeune prince Herbert de Rosen, « qui se sert de la plume comme de l’épée, » l’éloge surtout du héros qui l’a inspiré, « de ce chevaleresque Christian II en qui se résument la grâce, la noblesse, la force, la séduction de belle humeur qu’on est toujours certain de trouver sur les marches du trône. » (Applaudissements et petits cris d’extase). Un bon public décidément, sensible, allumé, saisissant au vol et fixant les allusions les plus fugitives… Quelquefois, au milieu de ces périodes cotonneuses, une note saisissante et vraie, une citation de ce Mémorial, dont la reine a fourni tous les documents, partout substituant le nom du roi au sien, s’anéantissant au profit de Christian II… Ô Dieu de justice, et voilà comme il la récompense !… La foule salue au passage des mots d’une bravoure insouciante et hautaine, des actes héroïques très simplement accomplis, enchâssés par l’écrivain dans une prose imagée où ils ressortent en épiques récits du vieux temps ; et ma foi ! devant l’enthousiaste accueil fait à ces citations, le noble Fitz-Roy, qui n’est point sot, renonce à sa littérature et se contente de feuilleter le livre aux plus belles pages.

Dans l’étroit monument classique, c’est un coup d’aile enlevant, vivifiant ; il semble que les murailles s’élargissent et que par la coupole soulevée entre un souffle frais du dehors. On respire, les éventails ne battent plus rythmant l’attention indifférente. Non, toute la salle est debout, toutes les têtes levées vers la tribune de Frédérique ; on acclame, on salue la monarchie vaincue mais glorieuse, dans la femme et le fils de Christian II, le dernier roi, le dernier chevalier. Le petit Zara que le bruit, les bravos, grisent comme tous les enfants, applaudit naïvement, ses petites mains gantées écartant ses boucles blondes, tandis que la reine se rejette un peu en arrière, gagnée elle-même par cet enthousiasme communicatif, savourant la joie, l’illusion d’une minute, qu’il lui donne. Ainsi elle est parvenue à entourer d’une auréole ce simulacre de roi derrière lequel elle se cache, à enrichir d’un éclat nouveau cette couronne d’Illyrie que son fils doit porter un jour, et d’un éclat dont personne ne pourra jamais trafiquer. Alors qu’importent l’exil, les trahisons, la misère ? Il est de ces minutes éblouies qui noient toute l’ombre environnante… Soudain elle se retourne, songeant à faire hommage de sa joie à celui qui, là tout près d’elle, la tête accotée au mur, les yeux perdus vers la coupole, écoute ces phrases magiques en oubliant qu’elles sont de lui, assiste à ce triomphe, sans regret, sans amertume, sans se dire un seul instant que toute cette gloire lui est volée. Comme ces moines du moyen âge vieillissant à construire des cathédrales anonymes, le fils du bourgadier se contente de faire son œuvre, de la voir se dresser, solide, en plein soleil. Et pour l’abnégation, le détachement de son sourire d’illuminé, pour ce qu’elle sent en lui de pareil à elle, la reine lui tend la main avec un doux : « Merci… merci… » Rosen, plus rapproché, croit qu’on le félicite du succès de son fils. Il saisit au passage cette mimique reconnaissante, frotte contre le gant royal sa rude moustache en brosse ; et les deux victimes heureuses de la fête en sont réduites à échanger de loin dans un regard ces pensées inexprimées qui nouent les âmes de liens mystérieux et durables.

C’est fini. La séance est levée. Le noble Fitz-Roy, applaudi, complimenté, a disparu comme par une trappe ; les « lettres, sciences, arts » l’ont suivi, laissant le bureau vide. Et, par toutes les issues, la foule qui se presse commence à répandre ces rumeurs de fin d’assemblée ou de sortie de théâtre qui demain formeront l’opinion de tout Paris. Parmi ces bonnes gens qui s’en vont, beaucoup, poursuivant leur rêve rétrograde, croient trouver des chaises à porteurs devant le palais de l’Institut, et c’est la pluie qui les attend, ruisselant dans le fracas des omnibus et le carnavalesque bouquin des tramways. Seuls les privilégiés, dans l’allure connue de leurs attelages, continueront à bercer la douce illusion monarchique.

Sous le grand porche à colonnettes, tandis qu’un crieur appelle les équipages royaux par la cour mouillée et luisante, c’est plaisir d’entendre toute cette aristocratique société caqueter avec animation, en attendant la sortie des Majestés. Quelle séance !… Quel succès !… Si la République s’en relève !… La princesse de Rosen est très entourée : « Vous devez être bien heureuse ! — Oh ! oui, bien heureuse. » Et jolie, et caracolant, et saluant à droite et à gauche comme une petite pouliche de manège. L’oncle s’évertue à côté d’elle, toujours gêné par sa cravate blanche et son plastron de maître d’hôtel qu’il essaye d’abriter derrière son chapeau, mais très fier tout de même du succès de son neveu. Certes il sait mieux que personne à quoi s’en tenir sur le bon teint de ce succès-là, et que le prince Herbert n’a pas écrit une ligne de l’ouvrage couronné ; mais en ce moment il n’y songe pas. Colette non plus, je vous jure. Vraie Sauvadon pour la vanité, les apparences lui suffisent ; et lorsqu’elle voit pointer, dans un groupe de gommeux qui le félicitent, le bout ciré des grandes moustaches de son Herbert venu au-devant d’elle, il faut qu’elle se retienne pour ne pas lui sauter au cou, là, devant tout le monde, tellement elle est convaincue qu’il a fait le siège de Raguse, écrit le Mémorial, que ces belles moustaches ne cachent pas une mâchoire d’imbécile. Et si le bon garçon est ravi, confus des ovations qu’on lui fait, des œillades qu’on lui adresse, — le noble Fitz-Roy vient de lui dire solennellement : « Quand vous voudrez, prince, vous serez des nôtres », — rien ne lui est plus précieux que l’accueil inespéré de sa Colette, l’abandon presque amoureux dont elle s’appuie à son bras, ce qui ne lui était pas arrivé depuis le jour de leur mariage et le défilé à grands coups d’orgue dans le chœur de Saint- Thomas-d’Aquin.

Mais la foule s’écarte, se découvre respectueusement. Les hôtes des tribunes descendent, toutes ces Majestés tombées qui vont rentrer dans la nuit après cette résurrection de quelques heures. Un vrai défilé d’ombres royales, le vieil aveugle appuyé sur sa fille, la Galicienne avec son beau neveu, un froissement d’étoffes raides comme sur le passage d’une madone péruvienne. Enfin la reine Frédérique, sa cousine et son fils. Le landau s’approche du perron ; elle y monte dans un frémissement admiratif et contenu, belle, le front haut, rayonnante. La reine de la main gauche et des escaliers dérobés est partie avant la fin avec d’Axel et Wattelet, de sorte que rien ne trouble cette sortie en pleine gloire… Maintenant on n’a plus rien à se dire, rien à voir. Les grands valets se précipitent avec leurs parapluies. Pendant une heure, ce sont des piaffements, des roulements, des bruits de portières mêlés à des ruissellements d’eau, des noms criés, répétés par ces échos de pierre qui hantent les anciens monuments et qu’on ne trouble pas souvent au vieil Institut de France.

Ce soir-là, les coquettes allégories de Boucher peintes sur les trumeaux de la chambre d’Herbert, à l’hôtel Rosen, durent réveiller leur poses alanguies et leurs couleurs de vie un peu passées, en entendant une petite voix gazouiller : « C’est moi… c’est Colette… » C’était Colette enveloppée dans un manteau de nuit aux flottantes malines et qui venait dire bonsoir à son héros, son preux, son homme de génie… À peu près à la même heure, Élisée se promenait seul dans le jardin de la rue Herbillon, sous les verdures légères, pénétrées par un ciel lavé, éclairci, un de ces ciels de juin où reste des longs jours une lumière écliptique, découpant très net les ombrages sur le tournant blafard des allées et faisant la maison blanche et morte, toutes ses persiennes closes. Seulement, au dernier étage, la lampe du roi qui veillait. Nul bruit qu’un égouttement d’eau dans les vasques du bassin, le trille perdu d’un rossignol auquel d’autres rossignols répondaient. Cela errait avec de pénétrantes effluves de magnolias, de roses, de citronnelle après la pluie. Et la fièvre qui depuis deux mois, depuis la fête de Vincennes, ne quittait pas Élisée, qui brûlait son front et ses mains, au lieu de se calmer dans cette éclosion de parfums et de chants, battait, vibrante aussi, lui envoyait ses ondes jusqu’au cœur.

— Ah ! vieux fou !… vieux fou… dit une voix près de lui, sous la charmille. Il s’arrêta interdit. C’était si vrai, si juste, si bien ce qu’il se répétait depuis une heure.

— Fou, misérable maniaque… On devrait te jeter au feu, toi et ton herbier.

— C’est vous, monsieur le conseiller ?

— Ne m’appelez pas conseiller… Je ne le suis plus… Rien, plus rien… Ni honneur, ni intelligence… Ah ! porco

Et Boscovich, sanglotant avec une fougue tout italienne, secouait sa tête falotte, bizarrement éclairée par la lumière qui tombait entre les grappes des tilleuls. Le pauvre homme était un peu détraqué depuis quelque temps. Tantôt très gai, très bavard, il ennuyait tout le monde de son herbier, son fameux herbier de Leybach, en possession duquel il devait bientôt rentrer, disait-il ; puis tout à coup, au milieu de ce délire de paroles, il s’interrompait, vous jetait un regard en dessous, et l’on ne pouvait plus lui décrocher un mot. Cette fois Élisée crut qu’il devenait absolument fou, quand il le vit après cette explosion enfantine bondir vers lui, saisir son bras en criant dans la nuit comme on appelle à l’aide :

— C’est impossible, Méraut… Il faut empêcher ça.

— Empêcher quoi, monsieur le conseiller ? disait l’autre, essayant de dégager son bras de cette étreinte nerveuse.

Et Boscovich, tout bas, haletant :

— L’acte de renonciation est prêt… dressé par moi… En ce moment Sa Majesté le signe… Jamais je n’aurais dû… Ma che, ma che… Il est le roi… Et puis, mon herbier de Leybach qu’il promettait de me faire rendre !… Des pièces magnifiques…

Le maniaque était lâché, mais Élisée ne l’écoutait pas, étourdi sous ce coup terrible. Sa première, son unique pensée, fut pour la reine. Voilà donc le prix de son dévouement, de son abnégation, la fin de cette journée de sacrifice !… Quel néant que toute cette gloire tressée autour d’un front qui ne voulait plus de couronne d’aucune sorte !… Dans le jardin subitement obscurci, il ne voyait plus rien que cette lumière, là-haut, éclairant le mystère d’un crime. Que faire ? Comment l’empêcher ?… La reine seule… Mais pourrait-il arriver jusqu’à elle ?… Le fait est que la femme de chambre de service, madame de Silvis en pleins rêves féeriques, la reine elle-même, tout le monde crut à un feu subit menaçant l’hôtel endormi, quand Élisée demanda à parler à Sa Majesté. On entendit par les chambres un caquetage de femmes affairées, de volière éveillée avant l’heure. Enfin Frédérique parut dans le petit salon où le précepteur l’attendait, enveloppée d’un long peignoir bleu moulant des bras et des épaules admirables. Jamais Élisée ne s’était senti si près de la femme.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle très bas, très vite, avec ce clignement de paupières qui attend et voit venir le coup. Au premier mot, elle bondit :

« Cela ne se peut pas !… Cela ne sera pas, moi vivante !… »

La violence du mouvement ébranla les masses phosphorescentes de sa chevelure, et pour les rattacher d’un tour de main elle eut un geste tragique et libre qui fit glisser sa manche jusqu’au coude.

« Éveillez Son Altesse, » dit-elle à mi-voix dans l’ombre ouatée de la chambre voisine ; puis, sans ajouter une parole, elle monta chez le roi.