Les Rois en exil/VIII

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Alphonse Lemerre (p. 223-255).

VIII
le grand coup


La porte battit brusquement, autocratiquement, fit courir d’un bout à l’autre de l’agence un coup de vent qui gonfla les voiles bleus, les mackintosh, agita les factures aux doigts des employés et les petites plumes des toques voyageuses. Des mains se tendirent, des fronts s’inclinèrent : J. Tom Lévis venait d’entrer. Un sourire circulaire, deux ou trois ordres très brefs à la comptabilité, le temps de demander avec une intonation extraordinairement exultante « si l’on avait fait l’envoâ de Mgr le prince de Galles, » il était déjà dans son cabinet et les employés se signalaient l’un à l’autre par des clignements d’yeux l’étonnante bonne humeur du patron. Bien sûr il se passait quelque chose de nouveau. La paisible Séphora elle-même comprit cela derrière son grillage et s’informa doucement, en voyant entrer Tom :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Des choses !… dit l’autre dans un large rire silencieux, avec son tournoiement d’yeux des grandes occasions.

Il fit signe à sa femme :

— Viens !…

Et tous deux descendirent les quinze marches étroites et raides, doublées de cuivre, qui menaient à un petit boudoir en sous-sol fort coquettement tapissé et tendu, avec un divan, une toilette-princesse, éclairé au gaz presque constamment, le petit hublot par lequel l’endroit prenait jour sur la rue Royale restant fermé d’un verre dépoli épais comme un morceau de corne. De là on communiquait avec les caves et la cour, ce qui permettait à Tom d’entrer, de sortir, sans être vu, d’éviter les fâcheux et les créanciers, ce qu’en argot parisien on appelle les « pavés », c’est-à-dire des personnes ou des choses qui gênent la circulation. Avec des affaires aussi compliquées que celles de l’agence, ces ruses de Comanche sont indispensables. Sans quoi la vie s’userait en querelles, en contestations.

Les plus vieux employés de Tom, des gens qui le servaient depuis des cinq et six mois, n’étaient jamais descendus dans ce mystérieux sous-sol où Séphora avait seule le droit de pénétrer. C’était le coin intime de l’agent, son dedans, sa conscience, le cocon d’où il sortait chaque fois transformé, quelque chose comme une loge de comédien, à laquelle du reste le boudoir ressemblait fort en ce moment, avec ses becs de gaz éclairant le marbre, les tentures falbalassées de la toilette et la mimique singulière à laquelle se livrait J. Tom Lévis, agent des étrangers. D’un tour de main il ouvrit sa longue redingote anglaise, l’envoya loin, puis un gilet, puis un autre, les gilets multicolores de l’homme du cirque, désentortilla les dix mètres de mousseline blanche qui formaient sa cravate, les bandes de flanelle superposées autour de sa taille, et de cette majestueuse et apoplectique rotondité qui courait Paris dans le premier, le seul cab connu à cette époque, sortit tout à coup, avec un « ouf ! » de satisfaction, un petit homme sec et nerveux, pas plus gros qu’une bobine dévidée, un affreux voyou de Paris quinquagénaire, qu’on eût dit sauvé du feu, tiré d’un four à plâtre, avec les rides, les cicatrices, les tonsures dévastatrices de l’échaudement, et, malgré tout, un air jeunet, gaminaille, d’ancien mobile de 48, le véritable Tom Lévis, c’est-à-dire Narcisse Poitou, fils d’un menuisier de la rue de l’Orillon.

Grandi dans les copeaux de l’établi paternel jusqu’à dix ans, de dix à quinze élevé par la Mutuelle et par la rue, cette incomparable école à ciel ouvert, Narcisse avait senti s’éveiller en lui de bonne heure l’horreur du peuple et des métiers manuels, en même temps une imagination dévorante que le ruisseau parisien, avec ce qu’il charrie d’hétéroclite, alimentait mieux que n’importe quelle traversée au long cours. Tout enfant, il combinait des projets, des affaires. Plus tard, cette mobilité du rêve l’empêchait de fixer ses forces, de les rendre productives. Il voyagea, entreprit mille métiers. Mineur en Australie, squatter en Amérique, comédien à Batavia, recors à Bruxelles, après avoir fait des dettes dans les deux mondes, laissé des pavés aux quatre coins de l’univers, il s’installa agent d’affaires à Londres, où il vécut assez longtemps, où il aurait pu réussir, sans sa terrible imagination insatiable, toujours en quête, imagination de voluptueux en perpétuelle avance sur le plaisir prochain, qui le rejeta à la noire misère britannique. Cette fois il roula très bas, fut ramassé la nuit dans Hyde Park, comme il braconnait les cygnes du bassin. Quelques mois de prison achevèrent de le dégoûter de la libre Angleterre, et il revint à l’état d’épave échouer le long du trottoir parisien d’où il était parti.

Ce fut encore un caprice fantasque, joint à ses instincts de pitre, de comédien, qui le fit se naturaliser Anglais en plein Paris, ce qui lui était facile avec sa connaissance des mœurs, de la langue et de la mimique anglo-saxonnes. Cela lui vint d’instinct, subitement, à sa première affaire, à son premier « grand coup » d’entremetteur.

— Qui faut-il que j’annonce ?… lui demandait insolemment un grand coquin en livrée.

Poitou se vit si râpé, si triste, dans la vaste antichambre, tremblant d’être éconduit avant qu’on eût pu l’entendre ; il éprouva le besoin de relever tout cela par quelque chose d’anormal et d’étranger.

— Aôh !… annoncez sir Tom Lévis !

Et tout de suite il se sentit d’aplomb sous ce nom improvisé à la minute, dans cette nationalité d’emprunt, s’amusa à en perfectionner les particularités, les manies, sans compter que la surveillance attentive de son accent, de sa tenue, corrigea bien vite sa verve exubérante, lui permit d’inventer des trucs tout en ayant l’air de chercher ses mots.

Chose singulière ! Des innombrables combinaisons de ce cerveau plein de trouvailles, celle-là, la moins cherchée de toutes, lui réussit le mieux. Il lui dut la connaissance de Séphora, qui tenait alors, aux Champs-Élysées, une sorte de « Family Hotel, » logis coquet à trois étages, rideaux roses, petit perron sur l’avenue d’Antin, entre de larges asphaltes égayés de verdure et de fleurs. La maîtresse de maison, toujours en tenue, présentait à une fenêtre du rez-de-chaussée son profil calme et divin penché sur quelque ouvrage ou sur son livre de caisse. Là-dedans, une société, bizarrement exotique : clowns, bookmakers, écuyers, marchands de chevaux, la bohème anglo-américaine, la pire de toutes, l’écume des placers et des villes de jeu. Le personnel féminin se recrutait parmi les quadrilles de Mabille, dont les violons s’entendaient tout près les soirs d’été, mêlés au bruit des disputes du family, à l’écroulement des jetons et des louis, car on jouait gros jeu après dîner. Si parfois quelque honnête famille étrangère, trompée par le mensonge de la façade, venait pour s’installer chez Séphora, l’étrangeté des convives, le ton des conversations la chassaient bien vite, le premier jour, éperdue, les malles à peine défaites.

Dans ce milieu d’aventuriers, de faiseurs, maître Poitou, ou plutôt Tom Lévis, ce petit locataire logé sous les combles, conquit bien vite une situation par sa gaieté, sa souplesse, sa pratique des affaires, de toutes les affaires. Il plaçait l’argent des domestiques, gagnait par eux la confiance de leur maîtresse. Comment ne l’aurait-il pas eue avec cette bonne figure ouverte et souriante, cet entrain infatigable qui faisait de lui le convive précieux de la table d’hôte, allumant le client, amorçant la nappe, boute-en-train des paris et des consommations. Si froide, si fermée pour tous, la belle hôtesse du family n’avait d’abandon qu’avec M. Tom. Souvent, l’après-midi, en rentrant, en sortant, il s’arrêtait dans le petit bureau de l’hôtel, propret, tout en glaces et en sparterie. Séphora lui racontait ses affaires, lui montrait ses bijoux et ses livres, le consultait sur le menu du jour ou les soins à donner au grand arum à fleurs en cornet qui baignait auprès d’elle dans une faïence de Minton. Ils riaient ensemble des lettres d’amour, des propositions de toute sorte qu’elle recevait ; car c’était une beauté que le sentiment n’altérait pas. Sans tempérament, elle gardait son sangfroid partout et toujours, traitait la passion comme une affaire. On dit qu’il n’y a que le premier amant qui compte ; celui de Séphora, le sexagénaire choisi par le père Leemans, lui avait gelé le sang pour jamais et perverti l’amour. Elle n’y voyait que l’argent, et puis aussi l’intrigue, les ruses, le trafic, cette admirable créature étant née dans la brocante et seulement pour la brocante. Peu à peu entre elle et Tom un lien se formait, une amitié d’oncle à pupille. Il la conseillait, la guidait, toujours avec une adresse, une fertilité d’imagination, qui ravissaient cette nature posée et méthodique où le fatalisme juif se mêlait au lourd tempérament des Flandres. Jamais elle n’inventait, n’imaginait rien, toute à la minute présente, et le cerveau de Tom, cette pièce d’artifice toujours allumée, devait l’éblouir. Ce qui l’acheva, ce fut d’entendre son pensionnaire, un soir qu’il avait baragouiné de la façon la plus comique pendant le dîner, lui dire à l’oreille en prenant sa clef dans le bureau du family :

— Et vous savez, pas Anglais du tout.

Dès ce jour elle s’éprit, ou plutôt — car les sentiments ne valent que par l’étiquette — elle se toqua de lui, comme une femme du monde se toque du comédien qu’elle est seule à connaître, loin de la rampe, du fard, du costume, tel qu’il est et non tel qu’il paraît aux autres ; l’amour voudra toujours des privilèges. Puis tous deux sortaient du même ruisseau parisien. Il avait sali le bas des jupes de Séphora, et Narcisse s’y était roulé ; mais ils en gardaient également la souillure et le goût de vase. L’empreinte faubourienne, le pli crapuleux qui sert de ficelle à la physionomie en guignol du voyou et qui soulevait parfois un coin du masque de l’Anglais, Séphora les laissait voir par éclairs dans les lignes bibliques de son visage, les retrouvait dans l’ironie, dans le rire canaille de sa bouche de Salomé.

Cet amour singulier de la belle et du monstre ne fit que s’accroître à mesure que la femme entra mieux dans la vie du pitre, dans la confidence de ses trucs, de ses singeries, depuis l’invention du cab jusqu’à celle des gilets multiples à l’aide desquels J. Tom Lévis, ne pouvant se grandir, essayait au moins de paraître majestueux ; à mesure qu’elle s’associait à cette existence imprévue, tourbillonnante, de projets, de rêves, de grands et de petits coups. Et ce singe d’homme était si fort, qu’après dix années de ménage légitime et bourgeois il l’amusait, la charmait encore, comme au premier temps de leur rencontre. Il aurait suffi, pour s’en convaincre, de la voir ce jour-là renversée sur le divan du petit salon se tordre, se rouler de rire, en disant d’un air ravi, extasié : « Est-il bête !… est-il bête !… » pendant que Tom, en collant et tricot de couleur, réduit à son expression la plus sobre, chauve, anguleux, osseux, se livrait devant elle à une gigue frénétique, avec des gestes, en bois et des trépignements enragés. Quand tous deux furent las, elle de rire et lui de gigoter, il se jeta à son côté sur le divan, approcha sa face simiesque de cette tête angélique, et lui soufflant sa joie dans la figure :

— Enfoncés les Spricht !… Dégotée la Sprichtaille !… J’ai trouvé mon coup, le grand coup.

— Bien sûr ?… Qui donc ça ?…

Le nom qu’il dit amena sur les lèvres de Séphora une jolie moue de dédain :

— Comment ! ce grand serin ?… Mais il n’a plus le sou… Nous. l’avons tondu, rasé, lui et son lion d’Illyrie… Il ne lui reste pas ça de duvet sur le dos.

— Blague pas le lion d’Illyrie, ma fille… Rien que la peau vaut deux cents millions, dit Tom, reprenant son flegme. Les yeux de la femme flambèrent. Il répéta en appuyant sur chaque syllabe :

— Deux cents millions !…

Puis froidement, nettement, il lui expliqua le coup. Il s’agissait d’amener Christian II à accepter les propositions de la Diète, et à céder ses droits à la couronne pour le beau prix qu’on lui offrait. En somme, quoi ? une signature à donner, pas davantage. Christian, seul, se serait décidé depuis longtemps. C’est l’entourage, la reine surtout, qui l’arrêtait, l’empêchait de signer cette renonciation. Il faudrait bien en venir là pourtant un jour ou l’autre. Plus le sou à la maison. On devait dans tout Saint-Mandé, au boucher, au marchand d’avoine, — car, malgré la misère des maîtres, il y avait encore des chevaux à l’écurie. Et toujours maison montée, table mise, les apparences du luxe avec des privations sinistres par dessous. Le linge royal, portant couronne, se trouait dans les armoires et on ne le remplaçait pas. Les écuries étaient vides, les plus grosses pièces d’argenterie engagées ; et le service à peine suffisant restait souvent plusieurs mois impayé. Tous ces détails, Tom les tenait de Lebeau, le valet de chambre, qui lui avait appris aussi l’histoire des deux cents millions proposés par la Diète de Leybach et la scène à laquelle ils avaient donné lieu.

Depuis que le roi se savait deux cents millions, là tout près, contre une becquée d’encre, il n’était plus le même, ne riait plus, ne parlait plus, gardait toujours cette idée fixe comme un point névralgique au même côté du front. Il avait des humeurs de dogue, de gros soupirs silencieux. Pourtant rien n’était changé à son service particulier : secrétaire, valet de chambre, cocher, valets de pied. Le même luxe coûteux d’ameublement et de tenue. Cette Frédérique, enragée d’orgueil, croyant masquer à tous sa détresse à force de hauteur, n’aurait jamais permis que le roi fût privé de rien. Quand il mangeait par hasard rue Herbillon, la table devait être luxueusement servie. Ce qui manquait par exemple, ce qu’elle ne pouvait pas fournir, c’était l’argent de poche, pour le club, le jeu, les demoiselles. Évidemment le roi succomberait par là. Un beau matin, après quelque longue veillée au baccarat, à la bouillotte, ne pouvant pas payer, ne voulant pas devoir, — voyez-vous Christian d’Illyrie affiché au Grand-Club ! — il prendrait sa belle plume et signerait d’un trait sa démission de monarque. La chose serait même déjà arrivée sans le vieux Rosen qui, secrètement, malgré la défense de Frédérique, recommençait à payer pour Monseigneur. Aussi le plan était-il de lui faire dépasser le niveau des petites dettes courantes, de l’entraîner aux vraies dépenses, à des engagements multiples dépassant les ressources du vieux duc. Cela demandait une avance d’argent considérable.

— Mais, disait Tom Lévis, l’affaire est si belle que les fonds ne nous manqueront pas. Le mieux serait d’en parler au père Leemans et d’opérer en famille. Seulement, ce qui m’inquiète, c’est le grand ressort, c’est la femme.

— Quelle femme ? demanda Séphora, élargissant son regard ingénu.

— Celle qui se chargera de passer la corde au cou du roi… Il nous faut une mangeuse pour de bon, une fille sérieuse et d’estomac solide, qui s’attaque tout de suite aux gros morceaux.

— Amy Férat peut-être ?…

— Ah ! ouiche !… usée, archi-usée… Et puis pas assez sérieuse. Ça soupe, ça chante, ça fait la noce en vraie jeunesse… Pas la femme à roustir son petit million par mois, paisiblement, sans avoir l’air d’y toucher, tenant sa dragée haute, se débitant au détail, au centimètre carré, et plus cher qu’un terrain sur la rue de la Paix.

— Oh ! je sens bien comme il faudrait mener la chose, dit Séphora rêveuse… Mais qui ?

— Ah ! voilà… Qui ?

Et le rire muet qu’ils croisèrent valait une association.

— Va ! puisque tu as déjà commencé…

— Comment ! tu sais donc ?…

— Est-ce que je ne vois pas son jeu quand il te regarde, et ses stations près du grillage aussitôt qu’il me croit sorti ?… D’ailleurs il n’en fait pas mystère et raconte son amour à qui veut l’entendre… Il l’a même écrit et contresigné sur le livre du Club.

En apprenant l’histoire du pari, la tranquille Séphora s’émut :

— Ah ! vraiment… Deux mille louis qu’il coucherait… Par exemple, c’est trop fort !…

Elle se leva, fit quelques pas pour secouer sa colère, puis revenant vers son mari :

— Tu sais, Tom, voilà plus de trois mois que j’ai ce grand nigaud pendu après ma chaise… Eh bien, tiens !… pas seulement ça !

On entendit le craquement d’une petite griffe contre une dent qui ne demandait qu’à mordre.

Elle ne mentait pas. Depuis le temps qu’il lui faisait la chasse, il en était encore à lui toucher le bout des doigts, à mordiller après elle ses porte-plumes, à se griser au frôlement de sa jupe. Jamais pareille chose n’était arrivée à ce Prince Charmant, gâté des femmes, assailli de sourires quêteurs et de lettres parfumées. Sa jolie tête frisée, où restait l’empreinte d’une couronne, la légende héroïque savamment entretenue par la reine, et sur toute chose le parfum de séduction qui enveloppe les êtres aimés, lui avaient valu dans le faubourg de vrais succès. Plus d’une jeune femme aurait pu montrer, pelotonné sur un divan de boudoir aristocratique, un ouistiti de la cage royale ; et dans le monde des coulisses, en général monarchique et bien pensant, cela posait tout de suite une demoiselle d’avoir sur son album à souvenirs le portrait de Christian II.

Cet homme habitué à sentir les yeux, les lèvres, les cœurs aller vers lui, à ne jamais jeter son regard sans que quelque chose frémit au bout, se morfondait depuis des mois en face de la nature la plus paisible, la plus froide. Elle jouait à la caissière modèle, comptait, chiffrait, tournait les pages lourdes, ne montrant au soupirant que la rondeur veloutée de son profil avec le frisson d’un sourire en coin finissant à l’œil, au bord des cils. Le caprice du Slave s’amusa d’abord de cette lutte, l’amour-propre s’en mêlait aussi, tous les yeux du Grand-Club visés sur lui ; et cela finit en vraie passion, alimentée par le vide de cette existence inoccupée où la flamme montait droit, sans obstacle. Il venait tous les jours vers cinq heures, le beau moment des journées de Paris, l’heure des visites, où se décident les plaisirs du soir ; et peu à peu tous les jeunes gens du Club qui lunchaient à l’agence et rôdaient autour de Séphora cédaient respectueusement la place. Cette désertion, diminuant le chiffre des petites affaires courantes, augmenta la froideur de la dame ; et comme le lion d’Illyrie ne rapportait plus rien, elle commençait à faire sentir à Christian qu’il la gênait, qu’il accaparait trop royalement l’angle entr’ouvert de son grillage, quand tout cela changea subitement, d’un jour à l’autre, au lendemain de sa conversation avec Tom.

— On a vu Votre Majesté, hier soir, aux Fantaisies…

À cette demande, appuyée d’un grand regard anxieux et triste, Christian II se sentit délicieusement troublé.

— En effet… J’y étais…

— Pas seul ?…

— Mais…

— Ah !… Il y a des femmes heureuses…

Tout de suite, pour atténuer la provocation de sa phrase, elle ajouta que depuis longtemps elle avait une envie folle d’aller dans ce petit théâtre « voir cette danseuse suédoise, vous savez… » Mais son mari ne la menait nulle part.

Il lui proposa de la conduire.

— Oh ! vous êtes trop connu…

— En restant bien cachés au fond d’une baignoire…

Bref, on prit rendez-vous pour le lendemain ; car justement Tom passait sa soirée dehors. Quelle délicieuse escapade ! Elle, sur le devant de la loge, en toilette savante et discrète, épanouie d’une joie d’enfant à regarder la danse de cette étrangère qui eut à Paris son heure de célébrité, une Suédoise au mince visage, aux gestes anguleux, montrant sous ses bandeaux blonds des yeux brillants et noirs tenant l’iris entier, des yeux de rongeur, et dans ses élans, dans ses bonds silencieux, tout de noir vêtue, l’effarement aveugle d’une grande chauve-souris.

— Que je m’amuse !… que je m’amuse !… disait Séphora.

Et le roi viveur, immobile derrière elle, une boîte de fondants sur les genoux, ne se souvenait pas d’une volupté plus douce que le frôlement de ce bras nu sous la dentelle, de cette haleine fraîche qui se tournait vers lui. Il voulut la reconduire jusqu’à la gare Saint-Lazare, puisqu’elle repartait pour la campagne, et dans la voiture eut un élan emporté, l’attira à pleins bras contre son cœur.

— Oh ! dit-elle tristement, vous allez me gâter tout mon plaisir.

L’immense salle d’attente du premier était déserte, mal éclairée. Assis tous les deux sur un banc, Séphora, frissonnante, s’abritait dans l’ample fourrure de Christian. Ici elle n’avait plus peur, s’abandonnait, parlait au roi, bas, dans l’oreille. De temps en temps passait un employé balançant sa lanterne, ou quelque bande de comédiens habitant la banlieue et rentrant après le théâtre. Parmi eux, le mystère d’un couple enlacé, marchant à l’écart.

— Qu’ils sont heureux ! murmurait-elle… Ni liens, ni devoirs… Suivre l’élan de son cœur… Tout le reste est une duperie…

Elle en savait quelque chose, hélas ! Et soudain, comme entraînée, elle lui racontait sa triste existence avec une sincérité qui le toucha, les embûches, les tentations des rues de Paris pour une fille que l’avarice de son père faisait pauvre, à seize ans le sinistre marché, la vie finie, les quatre ans passés près de ce vieillard pour qui elle n’avait été qu’une garde-malade ; ensuite, ne voulant plus retomber dans la boutique trafiquante du père Leemans, la nécessité d’un guide, d’un soutien, qui lui avait fait épouser ce Tom Lévis, un homme d’argent. Elle s’était donnée, dévouée, privée de tout plaisir, terrée vive à la campagne, puis mise à ce travail d’employé, et cela sans un merci, sans une grâce de cet ambitieux tout à ses affaires, qui, à la moindre velléité de révolte, au moindre désir de vivre, opposait toujours ce passé dont elle n’était pas responsable.

— Ce passé, dit-elle en se levant, qui m’a valu le sanglant outrage paraphé de votre nom sur le livre du Grand-Club.

La cloche, sonnant le départ, arrêta juste où il le fallait ce petit effet théâtral. Elle s’éloigna de son pas glissant que suivaient les noires légèretés de sa jupe, envoya à Christian un salut des yeux, de la main, et le laissa stupéfait, immobile, étourdi de ce qu’il venait d’entendre… Elle savait donc ?… Comment ?… Oh ! qu’il s’en voulait de sa lâcheté, de sa forfanterie… Il passa sa nuit à écrire, à demander pardon dans un français semé de toutes les fleurs de sa poésie nationale qui compare la bien-aimée aux colombes roucoulantes, au fruit rosé de l’azerole.

Merveilleuse invention de Séphora, ce reproche du pari ! Cela lui donnait barre en plein sur le roi, et pour longtemps. Cela expliquait aussi ses longues froideurs, ses accueils presque ennemis, et le marchandage savant qu’elle allait faire de toute sa personne. Un homme ne doit-il pas tout supporter de celle à qui il a fait un affront pareil ! Christian devint le servant timide et docile à tous les caprices, le sigisbée en titre, au vu et au su de tout Paris ; et si la beauté de la dame pouvait lui servir d’excuse aux yeux du monde, l’amitié, la familiarité du mari, n’avaient rien de réjouissant. « Mon ami Christian II… », disait J. Tom Lévis, redressant sa petite taille. Il eut une fois la fantaisie de le recevoir à Courbevoie, histoire de causer aux Spricht une de ces rages jalouses qui hâtaient les jours de l’illustre couturier. Le roi parcourut la maison et le parc, monta dans le yacht, consentit à se laisser photographier sur le perron au milieu des châtelains qui voulaient éterniser le souvenir de cette inoubliable journée ; et le soir, pendant qu’on tirait en l’honneur de Sa Majesté un feu d’artifice dont les fusées tombaient doublées par la Seine, Séphora, appuyée au bras de Christian, lui disait le long des charmilles, toute blanche d’un reflet de flamme de Bengale :

— Oh ! comme je vous aimerais, si vous n’étiez pas roi !…

C’était un premier aveu, et bien adroit. Toutes les maîtresses qu’il avait eues jusqu’ici adoraient en lui le souverain, le titre glorieux, la lignée d’ancêtres. Celle-là l’aimait bien pour lui-même. « Si vous n’étiez pas roi… » Il l’était si peu, il lui aurait si volontiers sacrifié le lambeau de pourpre dynastique qui lui tenait à peine aux épaules !

Une autre fois, elle s’expliquait mieux encore. Comme il s’inquiétait de la trouver pleurante et pâlie :

— J’ai bien peur que nous ne nous voyions plus bientôt, répondit-elle.

— Et pourquoi ?

— Il m’a déclaré tout à l’heure que les affaires allaient trop mal pour les continuer en France, qu’il faudrait fermer boutique, aller s’installer ailleurs…

— Il vous emmène ?

— Oh ! je ne suis qu’une gêne à son ambition… Il m’a dit : « Viens, si tu veux… » Mais il faut que je le suive… Que deviendrais-je, toute seule ici ?

— Méchante, est-ce que je ne suis pas là ?

Elle le regarda fixement, dans les yeux.

— Oui, c’est vrai, vous m’aimez, vous… Et moi aussi je vous aime… Je pourrais être à vous, sans honte… Mais non, c’est impossible…

— Impossible ? demanda-t-il, tout haletant du paradis entrevu.

— Vous êtes trop haut pour Séphora Lévis, Monseigneur…

Et lui, avec une fatuité adorable :

— Mais je vous élèverai jusqu’à moi… Je vous ferai comtesse, duchesse. C’est un des droits qui me restent ; et nous trouverons bien quelque part dans Paris un nid d’amoureux où je vous installerai d’une façon digne de votre rang, où nous vivrons tout seuls, rien que nous…

— Oh ! ce serait trop beau.

Elle rêvait, levant ses yeux de petite fille, candides et mouillés. Puis vivement :

— Mais non… vous êtes roi… Un jour, en plein bonheur, vous me quitteriez…

— Jamais.

— Et si l’on vous rappelle…

— Où donc ?… En Illyrie ?… Mais c’est fini, à jamais rompu… J’ai manqué l’an dernier une de ces occasions qui ne reviennent pas deux fois.

— Bien vrai ? dit-elle avec une joie qui n’était pas feinte… Oh ! si j’en étais sûre !…

Il eut un mot aux lèvres pour la convaincre, un mot qu’il ne dit pas, mais qu’elle entendit bien ; et le soir, J. Tom Lévis, que Séphora tenait au courant de tout, déclara solennellement que « ça y était… qu’il fallait prévenir le père… »

Séduit comme sa fille par l’imagination, la verve communicative, l’inventif bagou de Tom Lévis, Leemans avait mis plusieurs fois de l’argent dans les coups de l’agence. Après avoir gagné, il avait perdu, suivant en cela les chances du jeu ; mais lorsqu’il se fut fait rouler — comme il disait — deux ou trois fois, le bonhomme prit une attitude. Il ne récrimina pas, ne s’emporta pas, connaissant trop bien les affaires et détestant les paroles inutiles ; seulement, quand son gendre vint encore lui parler de commandites pour un de ces merveilleux châteaux en Espagne que son éloquence élevait jusqu’aux cieux, le brocanteur eut un sourire dans sa barbe, signifiant très net : « N, i, ni… c’est fini », et un abaissement des paupières qui semblait ramener à la raison, au niveau des choses faisables, les extravagances de Tom. L’autre savait cela ; et comme il tenait sagement à ce que l’affaire d’Illyrie ne sortît pas de la famille, il dépêcha Séphora vers le brocanteur, qui s’était pris en vieillissant d’une sorte d’affection pour son unique enfant, chez qui d’ailleurs il se sentait revivre.

Depuis la mort de sa femme, Leemans avait cédé son magasin de curiosités de la rue de la Paix, se contentant de sa brocante. C’est là que Séphora vint le trouver un matin de bonne heure, pour être sûre de le rencontrer, car il restait peu chez lui, le vieux. Immensément riche et retiré du trafic, au moins en apparence, il continuait à fureter dans Paris du matin au soir, courait les marchands, suivait les ventes, cherchant l’odeur, le frottis des affaires, et surtout surveillant avec une acuité merveilleuse la foule de petits brocanteurs, industriels, marchands de tableaux, de bibelots, qu’il commanditait, sans l’avouer, de peur qu’on soupçonnât sa fortune.

Séphora, par un caprice, un ressouvenir de sa jeunesse, vint à pied rue Eginhard de la rue Royale, suivant à peu près la route qui la ramenait jadis au magasin. Il n’était pas huit heures. L’air était vif, les voitures encore rares, et vers la Bastille il restait de l’aube une nuée orange où le génie doré de la colonne avait l’air de tremper ses ailes. De ce côté, par toutes les rues dépendantes, sortait un joli peuple de filles de faubourg s’en allant au travail. Si le prince d’Axel s’était levé assez tôt pour guetter la descente, il eut été content ce matin-là. Par deux, par trois, causantes, alertes, marchant très vite, elles regagnaient les fourmillants ateliers des rues Saint-Martin, Saint-Denis, Vieille-du-Temple, et, quelques rares élégantes, les magasins des boulevards, plus éloignés mais plus tard ouverts.

Ce n’était pas l’animation du soir, quand, la tâche finie, la tête pleine d’une journée de Paris, on s’en retourne au gîte, avec du train, des rires, souvent le regret d’un luxe entrevu qui fait paraître la mansarde plus haute et l’escalier plus sombre. Mais s’il restait encore du sommeil dans ces jeunes têtes, le repos les avait parées d’une sorte de fraîcheur que complétaient les cheveux soigneusement coiffés, le bout de ruban noué dans les nattes, sous le menton, et le coup de brosse donné avant le jour aux robes noires. Çà et là un bijou faux au bord d’une oreille rose de froid, un peigne rutilant, le clinquant d’une boucle à la taille, la ligne blanche d’un journal plié dans la poche d’un waterproof. Et quelle hâte, quel courage ! Des manteaux légers, des jupes minces, la marche mal assurée sur des talons trop hauts que les courses nombreuses ont tournés. Chez toutes le désir, la vocation de la coquetterie, une façon de s’en aller le front levé, les yeux en avant, avec la curiosité de ce qu’apportera cette journée commencée ; des natures toutes prêtes pour le hasard, comme leur type parisien, qui n’en est pas un, est prêt pour toutes les transformations.

Séphora n’était pas sentimentale et ne voyait jamais rien en dehors de la chose et de l’heure présentes ; pourtant ce piétinement confus, ce bruissement hâtif autour d’elle, l’amusait. Sur tous ces minois elle retrouvait sa jeunesse, dans ce ciel matinal, dans ce vieux quartier si curieux dont chaque rue porte à son angle, sur un cadre, le nom des notables commerçants, et qui n’avait pas changé depuis quinze ans. En passant sous la voûte noire servant d’entrée à la rue Eginhard, du côté de la rue Saint-Paul, elle rencontra la longue robe de rabbin qui se rendait à la synagogue voisine ; deux pas plus loin, le tueur de rats avec sa gaule et sa planchette à laquelle pendent les cadavres velus, type de l’ancien Paris qu’on ne trouve plus qu’en ce pâté de maisons moisies, où tous les rats de la ville ont leur quartier général ; plus loin encore un cocher de remise que tous les matins de sa vie d’ouvrière elle avait vu s’en aller ainsi, lourd dans ses grosses bottes peu habituées à la marche, tenant précieusement à la main — tout droit comme un cierge de communiant — ce fouet qui est l’épée du cocher, l’insigne de son grade, et ne le quitte jamais. À la porte des deux ou trois boutiques composant toute la rue et dont on ôtait les volets, elle vit les mêmes loques pendues en tas, entendit le même baragouin hébraïque et tudesque, et lorsque, après avoir franchi le porche bas de la maison paternelle, la petite cour et les quatre marches menant à la brocante, elle tira le cordon de la crécelle fêlée, il lui sembla qu’elle avait quinze ans de moins sur les épaules, quinze ans d’ailleurs qui ne lui pesaient guère.

Comme à cette époque, la Darnet vint lui ouvrir, une robuste Auvergnate dont la face luisante et colorée avec des dessous sombres, le châle à pois étroitement noué, la coiffe noire lisérée de blanc, semblaient porter le deuil d’une boutique à charbon. Son rôle à la maison était visible rien qu’à sa manière d’ouvrir la porte à Séphora, rien qu’au sourire à lèvres pincées que face à face échangèrent les deux femmes.

— Mon père est là ?

— Oui, madame… Dans l’atelier… Je vas l’appeler.

— C’est inutile… Je sais où c’est…

Elle traversa l’antichambre, le salon, ne fit que trois enjambées du jardin, — un puits noir entre de grands murs où montaient quelques arbres, — encombré dans ses allées étroites par d’innombrables vieilleries, ferrailles, plomberies, rampes ouvragées, fortes chaînes dont le métal oxydé et noirci s’accordait bien avec les buis tristes, le ton verdâtre de la vieille fontaine. D’un côté, un hangar débordant de débris, carcasses de meubles cassés de tous les temps, avec des entassements de tapisseries roulées dans les coins ; de l’autre, un atelier tout en vitres dépolies pour échapper aux indiscrétions des étages voisins. Là, montait jusqu’au plafond, dans un apparent désordre, un assemblage de richesses, connues seulement du vieux à leur juste valeur : lanternes, lustres, torchères, panoplies, brûle-parfums, bronzes antiques ou exotiques. Au fond, deux fourneaux de forgeron, des établis de menuisier, de serrurier. C’est là que le brocanteur retapait, copiait, rajeunissait les vieux modèles avec une habileté prodigieuse et des patiences de bénédictin. Autrefois le vacarme était grand du matin au soir, cinq ou six ouvriers entourant le maître ; on n’entendait plus maintenant que le cliquetis d’un marteau sur le métal fin, un grignotement de lime, éclairé le soir d’une lampe unique témoignant que la brocante n’était pas morte.

Quand sa fille entra, le vieux Leemans en grand tablier de cuir, les manches de sa chemise retroussées sur des bras velus et blonds comme s’ils avaient ramassé des parcelles de cuivre à l’établi, était en train de forger à l’étau un chandelier Louis XIII dont il avait le modèle sous les yeux. Au bruit de la porte il releva sa tête rubiconde, perdue dans une chevelure et une barbe d’un blanc roux, et fronça ses épais sourcils inégaux, où son regard se démêlait comme entre les poils retombants d’un griffon.

— B’jour, pa… dit Séphora, qui feignit de ne pas voir le geste embarrassé du bonhomme essayant de dissimuler le flambeau qu’il tenait ; car il n’aimait pas à être dérangé ni aperçu dans son travail.

— C’est toi, petite ?

Il frotta son vieux museau sur les deux joues délicates.

— Qu’est-ce qu’il t’arrive ?… demanda-t-il en la poussant dans le jardin… Pourquoi t’es-tu levée de si bonne heure ?…

— J’ai à vous dire quelque chose de très important…

— Viens !

Il l’entraînait vers la maison.

— Oh ! mais vous savez, je ne veux pas que la Darnet soit là…

— Bon… bon… dit le vieux, souriant dans ses broussailles ; et en entrant il cria à la servante, en train de faire reluire les glaces d’un miroir de Venise, toujours essuyant, fourbissant, le front lisse comme un parquet :

— Darnet, tu iras voir dans le jardin si j’y suis.

Et le ton dont ce fut dit prouvait que le vieux pacha n’avait pas encore abdiqué aux mains de l’esclave favorite. Ils restèrent, le père et la fille, tous deux seuls dans le petit salon soigné, bourgeois, dont le meuble couvert de housses blanches, les petits tapis de laine au pied des chaises, contrastaient avec le tohu-bohu des richesses poussiéreuses dans le hangar et l’atelier. Comme ces fins cuisiniers qui n’aiment que les mets les plus simples, le père Leemans, si expert et curieux aux choses d’art, n’en possédait pas chez lui la moindre bribe, et montrait bien en cela le marchand qu’il était, estimant, trafiquant, échangeant, sans passion ni regret, non comme ces artistes du bibelot qui avant de céder une rareté s’inquiètent de la façon dont l’amateur pourra l’entourer, la faire valoir. Seulement aux murs son grand portrait en pied, signé Wattelet, et le représentant au milieu de ses ferrailles, en pleine forge. C’était bien lui, un peu moins blanc, mais pas changé, toujours maigre, toujours voûté, toujours sa tête d’homme-chien à la barbe rutilante et plate, aux cheveux longs, en salade, ne laissant voir de la figure qu’un nez rougi par une inflammation perpétuelle, et qui donnait une face d’ivrogne à ce sobre buveur de thé. Le tableau était la seule marque caractéristique de la salle, avec un livre de messe posé la tranche à plat sur la cheminée. Leemans lui devait quelques bonnes affaires, à ce livre ; par là il se distinguait de ses concurrents, ce vieux mécréant de Schwalbach, la mère Esaü et les autres, avec leurs origines de Ghetto, tandis qu’il était, lui, chrétien, marié par amour à une juive, mais chrétien, même catholique. Cela le servait près de sa haute clientèle ; il entendait la messe dans l’oratoire de ces dames, chez la comtesse Mallet, chez l’aînée des Sismondo, se montrait le dimanche à Saint-Thomas-d’Aquin, à Sainte-Clotilde, où allaient ses meilleurs clients, tandis que par sa femme il tenait les maisons des grands traitants israélites. En vieillissant, cette grimace religieuse était devenue un pli, une habitude, et souvent le matin, partant à ses affaires, il entrait à Saint-Paul prendre — comme il disait sérieusement — un petit bout de messe, ayant remarqué que tout lui réussissait mieux ces jours-là…

— Et alors ?… dit-il, en regardant sa fille sournoisement.

— Une grosse affaire, pa…

Elle tira de son sac une liasse de billets, de traites, portant la signature de Christian.

— Il faudrait escompter ça… Veux-tu ?

Rien qu’en voyant l’écriture, le vieux eut une grimace qui fronça toute sa figure, la fit disparaître presque en entier dans sa toison avec le mouvement d’un hérisson en défense.

— Du papier d’Illyrie !… Merci, je connais ça… Il faut que ton mari soit fou pour te charger d’une commission pareille… Voyons, vraiment, vous en êtes là ?

Sans s’émouvoir de cet accueil auquel elle s’attendait :

— Ecoute…, dit-elle, et de son air posé elle lui conta la chose, le grand coup, en détail, avec preuves à l’appui, le numéro du « Quernaro » où se trouvait la séance de la Diète, des lettres de Lebeau les tenant au courant de la situation… Le roi, amoureux fou, s’occupait d’installer son bonheur. Un hôtel superbe avenue de Messine, maison montée, équipages, il voulait tout cela pour la dame, prêt à signer autant de billets qu’il faudrait, au taux que l’on voudrait… Leemans ouvrait maintenant les deux oreilles, faisait des objections, demandait, furetait dans tous les coins de cette affaire si savamment manigancée.

— À combien les traites ?

— À trois mois.

— Alors dans trois mois ?…

— Dans trois mois !…

Elle eut le geste de serrer un nœud coulant, un pli de la bouche amincissant sa lèvre calme.

— Et l’intérêt ?

— Aussi gros que tu voudras… Plus les traites seront lourdes, mieux ça nous ira… Il faut qu’il n’ait pas d’autre ressource que de signer son renoncement.

— Et une fois signé ?

— Alors ça regarde la femme… Elle a devant elle un monsieur de deux cents millions à grignoter.

— Et si elle garde tout pour elle ? Il faut une femme dont on soit diantrement sûr…

— Nous en sommes sûrs…

— Qui est-ce ?

— Tu ne la connais pas, dit Séphora sans sourciller, remettant toutes les paperasses dans son petit sac de plaideuse.

— Laisse donc ça… fit le vieux vivement… C’est beaucoup d’argent sais-tu… Une mise de fonds considérable… J’en parlerai à Pichery.

— Prenez garde, p’pa… Il ne faut pas se mettre trop de monde dessus… Il y a déjà nous, Lebeau, puis vous… Si vous allez encore en chercher d’autres !…

— Seulement Pichery… Tu penses, à moi tout seul je ne pourrais pas… C’est beaucoup d’argent… beaucoup d’argent.

Elle répondit froidement :

— Oh ! il en faudra bien davantage…

Un silence. Le vieux réfléchissait, abritant sa pensée sous ses poils.

— Enfin, voilà… dit-il… Je fais l’affaire ; mais à une condition. Cette maison de l’avenue de Messine… Il va falloir la meubler chiquement… Eh bien ! c’est moi qui fournirai le bibelot…

Dans les trafics de l’usurier, le brocanteur montrait sa patte. Séphora partit d’un éclat de rire à trente-deux dents :

— Oh ! la vieille fripe… la vieille fripe… disait-elle, se servant d’un mot qu’elle retrouvait soudain dans l’air de la brocante et qui jurait avec sa distinction de toilette et de tenue ; — allons, c’est convenu, pa… Vous fournirez le bibelot… mais rien de la collection de maman, par exemple !

Sous cette étiquette hypocrite : « Collection de Mme Leemans », le brocanteur avait groupé un ramassis d’objets tarés, invendables, dont il se défaisait magnifiquement grâce à cette grimace sentimentale, ne détachant du précieux lot des reliques de sa chère défunte que ce qu’on lui payait au poids de l’or.

— Vous m’entendez, vieux… pas de carottes, pas de pannes… La dame s’y connaît.

— Tu crois… qu’elle s’y connaît ?… fit le vieux chien dans ses moustaches.

— Comme vous et moi, je vous dis.

— Mais enfin…

Il approchait son museau du joli minois ; et sur tous deux le brocantage était écrit, sur le vieux parchemin et sur le duvet de feuille de rose.

— … Mais enfin, qu’est-ce que c’est que cette femme ?… Tu peux bien me le dire, maintenant que j’en suis.

— C’est…

Elle s’arrêta un moment, rattacha les larges brides de son chapeau sous l’ovale fin du visage, jeta au miroir un regard satisfait de jolie femme, où se mêlait un nouvel orgueil.

— C’est la comtesse de Spalato… dit-elle gravement.