Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/02

La bibliothèque libre.


II.


Mais à peine étaient-ils entrés dans la forêt qui s’étendait le long de la rivière, que le traître sénéchal allait avertir Claudas de faire avancer ses gens vers la porte qu’ils trouveraient défermée. Malheureusement pour lui, Banin, toujours aux aguets, le vit rentrer. « — Comment ! sénéchal, dit-il, à cette heure sur pied ! D’où venez-vous donc ? — J’ai voulu m’assurer que Claudas ne tenterait rien contre nous, pendant l’absence du roi. — Vous avez choisi singulièrement votre heure, pour parlementer avec l’ennemi. — Eh quoi ! douteriez-vous de ma loyauté ? — Non, car, si je pouvais en douter, je vous défierais aussitôt. »

Le sénéchal remonta dans la tour, et bientôt on entendit un grand mouvement d’hommes et de chevaux. Les gens de Claudas étaient déjà dans le château et commençaient le pillage. Pour éloigner les soupçons, le sénéchal se mit à crier : « À l’arme ! trahi, trahi ! — Ah ! traître, ah ! félon ! lui cria Banin de son côté, puisses-tu comme Judas être payé de ta fausseté ! » Cependant le feu prenait aux faubourgs, à la ville ; maisons, moulins, tout croulait, il ne demeurait de Trebes que le donjon[1]. Banin s’y enferma avec trois preux sergents. Maître de la ville incendiée, Claudas en commença le siége ; mais il eut beau faire jouer ses perrières et ses mangonneaux, il ne put entrer dans la tour, et fut arrêté devant les murs aussi longtemps qu’il avait fait devant la ville entière.

Banin eut alors à redouter un ennemi plus terrible que Claudas ; c’était la faim. La rivière qui baignait un côté de la tour étanchait leur soif, mais leur donnait à de trop rares intervalles quelque petit poisson qu’ils se partageaient avidement. Le troisième jour, ils découvrirent entre deux pierres un chat-huant dont la chair leur parut délicieuse. Comment cependant tenir pendant un mois ? Un matin Claudas demanda à parler : « Banin, je reconnais en toi un loyal et preux chevalier. Mais de quoi servira ta prud’homie ? Veux-tu laisser mourir ici de faim tes compagnons ? Fais mieux : prends quatre de mes bons chevaux, et sortez ensemble de la tour en toutes armes ; vous chevaucherez où il vous plaira ; ou, si tu consentais à rester avec moi, je prends Dieu à témoin (il tendait la main droite vers une chapelle voisine) que je t’aimerais plus que nul de mes anciens amis. »

Banin repoussa les offres à plusieurs reprises, mais à la fin il trouva moyen de sauver son honneur en cédant aux prières de ses trois compagnons, mourants de faim. « Je consentirai, leur dit-il à rendre la tour, à des conditions qui ne nous feront pas honte. » Lors revenant à Claudas : « Sire, j’ai pris conseil de mes amis ; nous sortirons de la tour, et, comme je vous tiens à prud’homme, je veux bien demeurer avec vous, mais sous une condition : vous ferez droit, pour nous ou contre nous, sans autre égard que la justice. » Claudas consentit ; les Saints furent apportés, la convention jurée et les portes de la tour ouvertes.

Banin demeura plusieurs jours auprès du roi, dont il recevait le meilleur accueil ; le traître sénéchal du roi Ban était, de son côté, impatient de recevoir le loyer de sa félonie. Le roi Claudas cherchait à gagner du temps ; non qu’il voulût se parjurer, mais dans l’espoir de trouver moyen de se dégager. Un jour Aleaume, en présence des barons de Claudas, rappela la promesse qui lui avait été faite, et, le roi ne se pressant pas de répondre, Banin se leva en pieds et demanda à parler.

« Roi Claudas, dit-il, vous m’avez promis de faire droit contre moi, pour mes accusateurs, et pour moi contre ceux que j’accuserais. Je vous demande raison de l’ancien sénéchal de Benoïc, que j’accuse de parjure et de trahison. S’il me dément, je suis prêt à faire preuve, les armes à la main, au jour et lieu qu’il vous plaira d’assigner. »

Claudas sentit une joie secrète en écoutant Banin :

« Aleaume, dit-il, vous entendez ce qu’on avance contre vous. Aurais-je donné ma confiance à un traître ?

« — Sire, répond Aleaume, je suis prêt à prouver contre le plus fort chevalier du monde que jamais je n’eus envers vous pensée vilaine. »

Et Banin : « Voici mon gage. Je montrerai que j’ai vu de mes yeux la trahison dont il s’est rendu coupable envers son seigneur lige.

« — Voyons, sénéchal, reprit Claudas, que pensez-vous faire ?

« — Mais, sire, cette cause est vôtre plus que mienne. Mon seul crime est de vous avoir bien servi.

« — Si vous n’êtes pas coupable, défendez-vous. Vous êtes aussi fort, aussi hardi champion que Banin, vous avez droit : que pouvez-vous craindre ? »

Tant dit le roi Claudas que le sénéchal fut contraint de se soumettre à l’épreuve. Les gages furent mis entre les mains du roi, qui dit en les recevant : « Sénéchal, je vous tiens pour chevalier loyal envers moi, comme vous l’avez été envers votre premier seigneur. Je vous investis du royaume de Benoïc, avec les rentes et revenus qui en dépendent. Et, dès que vous aurez convaincu de fausseté votre accusateur, je recevrai votre hommage. Mais s’il arrive que vous soyez mis hors des lices, c’est Banin qui devra tenir, au lieu de vous, le royaume de Benoïc. »

Le combat eut lieu à quatre jours de là dans la prairie de Benoïc, entre Loire et Arsie. Banin eut raison de la trahison du sénéchal, dont il fit voler la tête sur l’herbe sanglante. Quand il vint reprendre son gage, Claudas l’accueillit avec honneur ; car, s’il pratiquait volontiers les traîtres, il ne leur accordait jamais sa confiance. Il offrit donc au vainqueur l’honneur du royaume de Benoïc.

« Sire, répondit Banin, je suis resté près de vous jusqu’à présent, dans l’espoir de satisfaire au droit, et de punir le traître qui vous livra le château de Trebes. J’ai, grâce à Dieu, rempli ce devoir ; rien ne doit plus me retenir près de vous. Je n’ai pas cessé d’être au roi Ban et je ne puis voir en vous qu’un ennemi ; l’hommage que je vous rendrais ferait sortir mon cœur de ma poitrine. — J’ai, dit Claudas, grand regret de votre résolution, mais je vous accorde le congé que vous souhaitez. » Banin, sur cette réponse, demanda son cheval et s’éloigna de Trebes, sans attendre la fin du jour.

On le trouve, dans une autre laisse, à la cour du roi Artus, emportant les prix des behours et des quintaines, méritant d’être admis parmi les chevaliers de la Reine, de la Table ronde et de l’Escarguette ou garde du Roi. Il avait, dit le romancier, recueilli dans ses guerres contre le roi Claudas un butin assez fort pour faire bonne figure au milieu des chevaliers bretons. Mais Artus, quand il apprenait que le nom de Banin lui venait du roi de Benoïc, était entré dans une profonde et douloureuse rêverie ; car ce nom lui rappelait que la mort du roi Ban n’était pas vengée. Banin, ajoute notre livre[2], « fit beaucoup parler de lui et attacha son nom à mainte belle aventure mais c’est dans le Conte du Commun qu’elles sont racontées et où il convient mieux de les lire[3]. »

  1. Ce donjon de Trebes ou Trèves existe encore, ou du moins la tour, construite au quinzième siècle sur les ruines du château du onzième siècle. Elle a été gravée dans l’ouvrage de M. Godart-Faultrier, t. II, p. 114. Trèves est à peu de distance de Saumur, sur la Loire, au pied de coteaux encore boisés.
  2. Msc. 754 ; fo 61.
  3. Quel est ce conte du Commun ? c’est un point qu’il est malaisé de résoudre. Peut-être est-ce notre Banin qu’on retrouve sous le nom de Balaan, Balaham ou Balan, dans le texte inédit de Merlin, suivi par un traducteur anglais du quinzième siècle, sir Thomas