Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/04

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IV.


Cependant Claudas soumettait le pays de Gannes comme il avait fait celui de Benoïc. Bohor n’avait survécu que de quelques jours à son frère, et laissait deux enfants encore au berceau, Lionel et Bohor. Les barons du pays résistèrent aussi longtemps qu’ils purent : la reine était enfermée dans Monteclair, son dernier château, quand elle apprit que Claudas allait l’attaquer. Dans la crainte de tomber entre ses mains, elle sortit de la forteresse, passa la rivière qui en baignait les murs et gagna, avec ses deux enfants et quelques serviteurs dévoués, une forêt assez voisine de l’abbaye où sa sœur la reine Hélène avait pris le voile.

Comme elle chevauchait dans cette forêt, elle fit rencontre d’un chevalier qui longtemps avait servi loyalement le roi Bohor, mais qui avait été deshérité et banni pour cause d’homicide car ce prince était grand justicier, comme son frère le roi Ban. Ce chevalier, nommé Pharien[1], avait pris les soudées du roi de Bourges et en avait reçu de bonnes terres. Justement à l’heure où la reine de Gannes traversait la forêt, le roi Claudas y chassait au sanglier, et le chevalier qui l’accompagnait s’était arrêté au trépas d’une grande haie, quand il vit arriver la reine de Gannes et ses enfants. Il s’élance au frein des chevaux et fait descendre le berceau dans lequel dormaient les enfants. Ne demandez pas si la reine fut transie ; elle inclina sur son palefroi, on l’y retint avec peine. Le chevalier, ému d’une profonde pitié, lui dit : « Madame, le roi Bohor de Gannes m’a fait bien du mal mais je n’aurai pas la dureté de vous livrer à votre ennemi, devenu mon seigneur. Je n’oublie pas que vous avez été dolente de mon exil et que vous m’avez alors garanti de mort. Laissez-moi vous conduire au bout de cette forêt, et confiez-moi la garde de vos enfants. J’en prendrai soin jusqu’à ce qu’ils soient en âge de porter les armes, et, s’ils rentrent dans leur héritage, je ne pourrai leur venir en aide, mais j’en aurai bien de la joie. »

La dame, après s’être un instant recueillie, dit au chevalier qu’elle avait confiance dans sa loyauté et qu’elle laissait en sa garde ce qui lui restait de plus cher au monde. Il ordonna à son sergent de conduire les deux enfants à sa maison, et pour lui, après avoir guidé la reine jusqu’à l’extrémité de la forêt, où se trouvait une abbaye qui la recueillit, il prit congé d’elle et revint vers Claudas, au moment où un message annonçait que Monteclair ne pouvait tenir longtemps. Claudas prit aussitôt le chemin du château, et les portes lui en furent ouvertes.

À compter de là, il fut maître incontesté des anciens domaines des rois Ban et Bohor.

Le moutier où la reine de Gannes venait d’être conduite était assez voisin de celui que la reine de Benoïc avait choisi. Les deux sœurs furent bientôt réunies, et l’on peut comprendre leur joie et leur douleur en se revoyant, en écoutant le récit mutuel de leurs récentes infortunes. L’abbesse, arrivée près de la reine de Gannes, lui coupa ses longs cheveux et lui donna le voile qu’elle avait demandé, pour se mettre entièrement à l’abri des entreprises et des inquiétudes de Claudas. Nous laisserons les deux sœurs dans leur pieuse retraite, pour nous informer de ce que devient le petit Lancelot.

  1. Dans le livre d’Artus, Pharien, sénéchal du roi de Cannes, est tué dans un dernier combat contre Claudas. (Tom. II, p. 389.)