Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/08

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Léon Techener (volume 3.p. 37-48).

VIII.



La dame qui avait voulu prendre soin des premières années du fils de la reine de Benoïc l’avait mis d’abord, ainsi qu’on a vu plus haut, sous la garde particulière d’une de ses demoiselles. Comme il était plus grand, plus formé que les enfants de son âge, il sortit dès sa quatrième année de la dépendance des femmes, pour entrer dans celle d’un maître et apprendre ce qu’un fils de roi devait savoir. On lui mit d’abord à la main un petit arc et de minces bouzons[1] qu’il tirait à courte visée. Quand il eut la main plus sûre, il visa aux oiseaux, aux lièvres. Puis il alla sur un petit cheval, sans franchir la visible étendue du lac, et toujours suivi de gentils compagnons.

Il apprit les jeux de tables et d’échecs, et s’y rendit en peu de temps des plus habiles. Donnons maintenant une idée de sa personne à ceux qui volontiers entendent parler de beauté d’enfants.

Il avait la chair de son visage heureusement entremêlée de blanc, de brun et de vermillon. La teinte rouge s’étendait et s’affaiblissait sans disparaître sur un fond de blancheur de lait, qui en tempérait l’éclat trop vif et l’ardeur trop grande. Sa bouche était fine et bien faite, ses lèvres fraîches et épaissettes, les dents petites, blanches et serrées, le nez légèrement aquilin, les yeux bleus, riants, si ce n’est quand il avait sujet d’être courroucé, car alors ils semblaient charbons embrasés et le sang paraissait jaillir des joues, il fronçait du nez, soufflait comme un cheval, serrait les dents et broyait ce qu’il tenait en main. Il avait le front élevé et bien tracé, les sourcils bruns et fournis, les cheveux fins, blonds et naturellement lustrés. En avançant en âge, ils changèrent de nuance et devinrent fauves sans cesser d’être luisants et bouclés. Ses bras étaient longs et nerveux, ses mains blanches comme d’une dame, sinon que les doigts en étaient moins effilés et plus charnus. Jamais buste ne fut mieux pris, jambes plus solides et mieux formées. Que dire maintenant de son cou gracieusement posé sur ses larges épaules ? La poitrine seule était plus ample, plus gonflée peut-être que n’eût voulu la perfection de l’ensemble. Au moins était-ce le seul point où l’on pût, à tort ou raison, trouver à reprendre. Bien des gens, en rendant justice à son incomparable beauté, disaient qu’elle eût été plus complète s’il avait eu l’avant du corps moins fourni. Mais la vaillante reine Genievre, à laquelle on en demanda plus tard le jugement, dit que Dieu avait dû commander à dame Nature de prendre sur l’ampleur du cœur mesure de la poitrine ; car, dans la proportion ordinaire, ce cœur eût nécessairement crevé. Elle ajoutait : « Si j’avais été Notre Seigneur céleste, je n’aurais su rien mettre de plus ni de moins dans Lancelot. »

Il chantait bien quand il voulait, mais l’envie lui en prenait assez rarement, car il était de nature sérieuse et calme. Cependant, quand il avait juste occasion d’être gai, personne ne l’égalait en paroles vives, enjouées, plaisantes. Sans jamais penser à se faire valoir et à vanter ses prouesses, il n’hésitait pas à dire qu’il croyait pouvoir obtenir de son corps tout ce que pouvait demander un grand cœur. Et cette confiance lui permit d’accomplir les hauts faits que nous aurons à raconter. Il est vrai que maintes gens, l’entendant ainsi parler, penchaient à l’accuser d’orgueil et d’outrecuidance, mais non : cela venait de ce qu’il connaissait mieux que personne la force de son bras et la puissance de sa volonté.

Il n’avait pas seulement droit au prix de la beauté du corps ; vous ne trouverez jamais d’enfant ordinairement plus doux et plus débonnaire, bien qu’à l’égard des félons il fût passe-félon. Sa largesse ne connaissait pas de bornes : il donnait bien plus volontiers qu’il ne recevait. Prévenant, affectueux pour les gentils hommes, il témoignait une bienveillance naturelle pour tous ceux qu’il n’avait pas de bonnes raisons de mépriser. Il savait discerner les choses et les hommes ; il voyait juste, et cette sûreté de sens lui faisait tenir à ce qu’il avait une fois entrepris, en dépit de tout ce qu’on pouvait dire pour l’en détourner.

Un jour il était allé en chasse à la poursuite d’un chevreuil : il dépassa bientôt ceux qui l’accompagnaient. Le maître voulut le rejoindre, mais son cheval trop pressé des éperons finit par le jeter à terre. Lancelot cependant chevauche à travers bois, atteint le chevreuil et le perce d’une flèche, au passage d’une voie ferrée. Puis il descend, lève le gibier en trousse et remonte, tenant sur le devant de la selle le brachet qui l’avait conduit sur les pistes. Comme il revenait sur ses pas et vers ses compagnons, il fait rencontre d’un valet marchant à pied et tenant en laisse un roncin épuisé de lassitude. C’était un jouvenceau de prime barbe, le bliaud serré dans la ceinture, le chaperon rejeté sur l’épaule, les éperons rougis du sang de son cheval. Confus d’être rencontré en si mauvais point, le valet baisse la tête en passant devant l’enfant. « Qui êtes-vous ? demande Lancelot ; où comptez-vous aller ? — Beau sire, répond l’inconnu, Dieu vous croisse honneur ! Je suis un malheureux, près de l’être plus encore, à moins que Dieu ne se lasse de m’éprouver. Je suis pourtant de ma mère et de mon père gentil de race ; mais je n’en ai que plus de regrets : un vilain souffre sans être malheureux, par son habitude de souffrir. »

Lancelot se sentit ému de compassion. « Comment dit-il, vous êtes gentil homme et vous vous désolez pour mauvaise fortune ! Sauf la perte d’un ami, ou la honte qu’on n’aurait pas moyen d’effacer, cœur d’homme doit-il mener grand deuil ? »

Le valet comprit à ces mots que l’enfant était de haut lieu. « Sire, répondit-il, je ne pleure pas de bien perdu ou de honte que j’aie reçue mais je suis ajourné à la cour du roi Claudas, où je dois combattre un traître qui pour une affaire de femmes a surpris dans son lit et tué sans défense un preux chevalier de ma parenté. J’étais parti hier soir de mon logis, accompagné de plusieurs amis ; le traître me fit épier dans le bois où je devais passer ; des gens armés sortirent d’une embuscade, nous attaquèrent à l’improviste et blessèrent mon cheval auquel il resta cependant assez de vie pour me tirer de ce guet-apens. Un prud’homme que je rencontrai me donna celui-ci ; mais je l’ai si vivement éperonné pour arriver à temps, qu’il refuse maintenant d’avancer. Ainsi, j’ai vu mourir ceux qui m’accompagnaient sans les venger, et je ne serai pas demain à la cour du roi.

« — Mais, fait Lancelot, si vous aviez un bon cheval, pourriez-vous arriver à temps ? — Assurément, quand bien même je ferais à pied le dernier tiers de la route. — Vous ne serez donc pas honni, faute d’un cheval. »

Il descend, et donne au valet son bon roncin. Le valet consolé, ravi, monte et s’éloigne en prenant à peine le temps de remercier. Pour Lancelot, il replace le chevreuil sur la croupe de son nouveau cheval qu’il suit à pied, tenant le brachet en laisse.

Il n’avait pas fait grand chemin quand vient à passer un vavasseur sur un palefroi, la verge en main, et devant lui deux lévriers en laisse. C’était un homme déjà sur le retour d’âge ; aussi Lancelot s’empressa-t-il de le saluer. « Que Dieu, beau sire, vous maintienne et fasse croître ! répond le vavasseur ; qui êtes-vous ? — De ce pays. Mon enfant, vous êtes aussi beau que bien enseigné. Voulez-vous bien me dire d’où vous venez ? — De chasser, comme vous voyez ; je vous ferais part de ma venaison, si vous le souhaitiez ; elle ne saurait, je pense, être mieux employée. – Cher et bel enfant, grand merci ! une offre faite de si bonne grâce ne doit pas être refusée. D’ailleurs, le don vient bien à propos : j’ai marié ma fille aujourd’hui, j’étais allé chasser dans l’espoir de rapporter de quoi réjouir ceux qui sont de la noce ; mais je revenais sans avoir rien pris. » Le vavasseur alors descend, détache le chevreuil et demande à l’enfant quelle part il entend lui faire. « Sire, dit Lancelot, n’êtes-vous pas chevalier ? emportez le chevreuil tout entier, il ne peut être mieux employé que pour les noces d’une demoiselle. »

Le vavasseur est charmé de si généreuses paroles : « Ah ! bel enfant, ne viendrez-vous pas avec moi ? Ne me laisserez-vous aucun moyen de reconnaître tant de courtoisie ? — Mes compagnons, reprit Lancelot, s’inquiètent en ce moment de ce que je suis devenu. À Dieu soyez-vous recommandé ! » Et il s’éloigna du vavasseur, qui tout en le suivant des yeux cherchait à se rendre compte de ce que les traits du jeune chasseur lui rappelaient. « Oh ! oui, se dit-il tout à coup, c’est au roi Ban qu’il ressemble. » Et, revenant sur ses pas, il rejoint bientôt Lancelot que son mauvais chasseur avait peine à traîner. « Bel enfant, lui dit-il, veuillez me dire qui vous êtes : vous m’avez remis en mémoire un noble prud’homme autrefois mon seigneur. — Quel était ce prud’homme ? — C’était le roi Ban de Benoïc, et ce pays dépendait de sa terre. Il en a été dépouillé et son jeune fils déshérité. — Et qui donc l’en déshérita ? — Un roi voisin nommé Claudas de la Terre déserte. Oh ! si vous êtes le fils du roi Ban, au nom de Dieu, ne me le cachez pas. Vous trouverez en moi le sergent le plus fidèle, le chevalier le plus désireux de vous garder. — Sire, fait Lancelot, fils de roi ne suis-je pas ; cependant il m’arrive souvent d’être ainsi nommé, et je vous aime pour me l’avoir rappelé. » Le vavasseur reprit : « Enfant, qui que vous soyez, vous venez assurément de bonne race. Voyez ces deux lévriers, il n’en est pas de meilleurs au monde. Prenez un des deux, je vous prie. » Lancelot regardant les lévriers : « Je le veux bien et je vous en rends grâces ; mais donnez-moi le meilleur. » Le vavasseur sourit et lui met aux mains la chaîne qui retenait le lévrier. Puis ils se séparèrent en se recommandant à Dieu.

Ne demeura guère que l’enfant rejoignît son maître et trois des compagnons : ils s’étonnèrent de le voir revenir sur un maigre roncin, tenant deux chiens en laisse, l’arc passé au col, le carquois à la ceinture. « Ce cheval n’est pas à vous, dit le maître ; qu’est devenu le vôtre ? — Je l’ai donné. — Et celui-ci, où l’avez vous pris ? — On me l’a donné. — Je n’en crois rien : par la foi que vous devez à ma dame, qu’avez-vous fait ? » — L’enfant, qui n’eût voulu pour rien au monde se parjurer, dit l’échange du roncin, la rencontre du chevalier, le don de son chevreuil. — « Comment, reprend sévèrement le maître, avez-vous pu donner un bon roncin qui n’était pas à vous, et la venaison des forêts de ma dame ? — Ne vous courroucez pas, maître ; ce lévrier vaut deux bons roncins. — Par Sainte Croix ! vous avez agi follement, et pour vous ôter la pensée de recommencer… » Il n’achève pas, mais il lève la main et la laisse lourdement tomber sur l’enfant qu’il abat du cheval. Lancelot se relève, sans jeter un cri, sans faire une plainte. « J’aime pourtant mieux, dit-il, ce lévrier que deux roncins. » Le maître, de plus en plus irrité, saisit une de ces verges flexibles qu’on nomme encore courgie, et en cingle les côtes du pauvre lévrier qui jette de longs cris. Lancelot avait reçu patiemment la buffe de son maître, mais, en voyant frapper son chien, il entre dans une rage furieuse et, s’élançant sur le maître, il le frappe du bois de son arc, au point de lui entr’ouvrir le crâne et d’en faire jaillir le sang. L’arc s’était brisé, il en reprend les tronçons, revient au maître et lui en donne encore sur les bras, les épaules. Vainement les trois compaignons essaient de le retenir, il se retourne vers eux, tire trois flèches de sa trousse et menace de les frapper s’ils osent avancer. Ils aiment mieux lui céder la place alors, montant sur un de leurs chevaux, l’enfant soulève le lévrier, le place devant lui, le brachet derrière, et c’est ainsi qu’ils arrivent à l’entrée d’une lande où broutait un troupeau de biches[2]. D’un premier mouvement il lève la main pour prendre son arc, et ne le trouvant plus « Ah ! maudit soit le maître, dit-il, qui m’empêche d’atteindre une de ces biches ! » Et tout en regrettant d’avoir manqué une si belle occasion, il arrive au lac, franchit la porte, descend de cheval, salue sa dame et lui montre avec orgueil le beau lévrier qu’il ramène. Mais le maître ruisselant de sang avait déjà fait sa plainte. « Fils de roi, » dit la dame, d’un ton qui voulait paraître irrité, « comment n’avez-vous pas craint d’outrager ainsi le maître aux soins duquel je vous avais confié ?

— Madame, répond Lancelot, il n’a pas rempli sa charge, car il s’est avisé de me reprendre d’avoir bien fait. J’ai souffert qu’il me frappât, mais je n’ai pu voir frapper mon beau lévrier. Le maître a fait plus encore ; il m’a empêché de tuer une belle biche que j’aurais eu grande joie à vous rapporter. » La dame l’écoute avec un plaisir secret ; mais elle le voit sortir en jetant au maître un regard menaçant et elle le rappelle « Comment avez-vous pu donner un roncin, une venaison qui ne vous appartenaient pas comment n’avez-vous pas hésité à frapper le maître auquel vous deviez obéir en tout ? — Dame, je le sais : tant que je serai sous votre garde, il me conviendra de prendre beaucoup sur moi. Un jour, peut-être, s’il plaît à Dieu, recouvrerai-je ma liberté. Cœur d’homme, je le sens, est mal à l’aise en restant trop longtemps sous la garde des autres ; il doit renoncer parfois à ce qui le ferait monter en prix. Je ne veux plus avoir de maître ; je dis maître, non seigneur ou dame. Mais malheur à fils de roi qui, donnant volontiers ce qu’il a, ne peut donner ce qui est aux autres ! — Comment reprend la dame, pensez-vous que j’aie dit la vérité, en vous appelant fils de roi ? — Oui, dame, je suis fils de roi et j’entends pour tel être tenu. — Enfant, qui vous a dit que vous étiez fils de roi s’est apparemment mépris. — J’en ai grand regret, car je sens bien à mon cœur que je serais digne de l’être. »

Il s’éloignait tristement ; la dame le rappelle encore, et, l’ayant tiré à l’écart, elle lui baise les yeux, la bouche, avec la tendresse d’une mère. « Consolez-vous, beau fils, dit-elle ; je vous permets de donner à l’avenir roncin, venaison, tout ce qu’il vous plaira. Vous auriez quarante ans au lieu de douze, qu’encore seriez-vous à louer d’avoir fait abandon largement de ce que vous aviez. Soyez maintenant votre seigneur et maître ; vous êtes en état de choisir entre le bien et le mal. Si vous n’êtes pas fils de roi, au moins avez-vous le cœur d’un roi. »

Ici le conte laisse un peu Lancelot pour revenir à la reine sa mère et à sa tante la reine de Gannes, qui sont demeurées tristes et résignées dans le Moutier-Royal.

  1. « Un boson légier que il le fit traire avant au berceau. » Bouzon est encore en Champagne, et sans doute ailleurs, le bâton posé en travers de l’échelle et formant échelon. Le berceau est, je crois, une espèce de haie dressée en demi-cercle, vers lequel on poussait le gros gibier, pour le tirer plus facilement.
  2. Une grant herce de biches.