Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/11

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Léon Techener (volume 3.p. 63-67).

XI.


Ils rentrent dans la salle et bientôt se mettent à la voie ; les enfants sur deux palefrois, leurs maîtres en croupe. À leur approche, tous les gens du palais sortent pour les voir. On les regarde avec intérêt, on pleure, on prie Dieu de les rétablir un jour dans leurs honneurs : les écuyers se disputent à l’envi le soin de les descendre. Ils montent les degrés en se tenant par la main. Parmi les chevaliers du roi Claudas, il en était beaucoup qui avaient été les hommes des rois de Gannes et de Benoïc, et qui ne voyaient pas sans crainte ces beaux enfants en puissance du roi de la Déserte. Lionel avançait la tête haute, promenant fièrement sa vue de tous les côtés de la salle, comme jouvenceau de haut et noble parage.

Pour Claudas, il était assis sous un dais et sur un faudesteuil de grande richesse. Il portait la robe dans laquelle il avait été sacré roi de Bourges. Devant lui, sur un soc d’argent, brillait la couronne royale ; et, sur un autre soc en forme de candélabre, une épée claire et tranchante, un sceptre d’or garni de pierres précieuses.

Il fit bel accueil aux enfants du roi Bohor et parut surtout frappé du noble semblant de Lionel. Il lui fit signe d’approcher ; l’enfant s’avança près de l’épée et de la couronne. Le roi pour lui faire honneur tend sa coupe en l’invitant à la vider. Lionel ne paraît pas l’entendre : ses yeux ne se détournent pas de la belle épée luisante. « Heureux, pensait-il, qui pourrait donner un « coup de cette épée ! » Claudas suppose que la timidité l’empêche seule de prendre la coupe, et, dans le même instant, la demoiselle du lac qui s’était approchée des enfants presse, de ses mains les joues de Lionel : « Buvez, beau fils de roi, et comptez sur moi ! » Ce disant, elle ceint la tête des deux enfants d’un chapelet de fleurs odorantes, et passe à leur cou un fermail d’or garni de pierres précieuses. « Et maintenant, dit-elle à Lionel, buvez, beau fils de roi. — Oui, mais un autre paiera le vin. » Aussitôt les voilà pris tous les deux d’un violent transport ; car la vertu des fleurs, la force des pierres les pénétrait d’une ardeur dévorante. Lionel avait pris la coupe : « Brise-la, frère, contre terre, » dit Bohor. Lionel la lève à deux mains et la fait retomber de toute sa force sur le visage de Claudas, qu’il frappe et refrappe sur les yeux, le nez, la bouche. Du tranchant de la coupe, il lui entr’ouvre le front, puis, tirant à lui les deux candélabres, il renverse le sceptre et l’épée, jette la couronne sur le pavé, la foule aux pieds, en fait jaillir les pierreries. Aussitôt le palais retentit de cris, tous se lèvent de table, les uns pour arrêter les enfants, les autres pour les défendre.

Le roi avait glissé de son siége, pâmé, couvert de sang et de vin. Dorin s’était élancé pour le venger, Lionel avait saisi l’épée, et Bohor, le grand sceptre à la main, lui venait en aide. Sans l’intérêt que bien des chevaliers présents portaient aux enfants, leur vaillance eût servi de peu ; déjà même, épuisés de fatigue, ils allaient être mis sans défense, et Claudas, en revenant à lui, jurait qu’ils ne lui échapperaient pas. Alors Sarayde, la sage demoiselle, les entraîne vers la porte ; Dorin les y poursuit. Lionel se retourne, rassemble toutes les forces qui lui restent et le frappe à deux mains de sa tranchante épée. Dorin veut parer le coup du bras gauche, la lame tranche le bras, descend sur la joue, entame la gorge ; et Bohor, levant le sceptre dont il s’est emparé, lui fait une large ouverture au front. Dorin tombe, pousse un dernier cri et meurt. Alors on n’eût pas entendu Dieu tonner. Claudas s’élance sur les enfants ; Sarayde se souvient à propos des enseignements de la Dame du lac, prononce un mot, et, par l’effet d’un enchantement, les enfants prennent l’apparence des deux lévriers, et les lévriers celle des deux enfants. Claudas que la fureur aveugle hausse l’épée devant lui ; Sarayde se jette en avant et couvre les enfants, si bien que la pointe de l’acier l’atteint et lui fend le visage, au-dessus de l’œil droit. Le sourcil en garda toujours la cicatrice. À la vue du sang qui l’inonde, elle s’effraie et pousse un cri : « Ah ! roi Claudas, vous me faites bien regretter d’être venue dans votre cour ; que vous ont pu faire les beaux lévriers qui m’accompagnaient ? »

Claudas regarde et ne voit plus devant lui que les lévriers. Les enfants lui paraissent s’enfuir ; il court vers eux, les joint, lève l’épée tranchante qui retombe sur la barre de la porte et éclate en morceaux. « Dieu soit loué ! se dit-il alors, mon arme s’est brisée avant d’avoir touché les enfants du roi Bohor de Gannes. Je n’aurais trouvé personne en cour pour me justifier de les avoir frappés. Ils mourront, mais après avoir été jugés, et sans qu’on puisse me blâmer. » Alors, jetant le tronçon de l’épée, il saisit les deux enfants et les donne à garder à ses plus fidèles serviteurs.

Et si le roi Claudas regrette son fils, les deux maîtres, Pharien et Lambègue, ne sont pas moins affligés que lui. Ils croient leurs deux jeunes seigneurs aux mains de leur ennemi et ne doutent pas qu’ils ne soient jugés à mourir. Mais il faut ici revenir à la demoiselle du lac.