Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/14

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XIV.


Le bon accueil que les enfants du roi Bohor avaient reçu de la Dame du lac et de Lancelot ne leur avait pas fait oublier Pharien et Lambègue. Ils pleuraient, perdaient leurs couleurs et paraissaient maigrir à vue d’œil. La dame s’en aperçut et voulut savoir ce qu’ils pouvaient désirer ; à toutes les demandes, ils opposaient un silence farouche. Lancelot fut plus heureux il apprit ce qu’ils étaient, ce qu’ils avaient fait, leur séjour dans la tour de Gannes, leur arrivée chez Claudas, le danger auquel ils avaient échappé, grâce à la demoiselle aux deux lévriers ; le grand coup d’épée que Dorin avait reçu, enfin leur inquiétude du sort des deux maîtres. Lancelot sentit en les écoutant qu’il les en aimait plus : comme il avait pris sur eux, sans le vouloir, une grande autorité : « Soyez toujours, » leur dit-il, « ce que vous avez été chez Claudas : fils de roi doit être sans pitié pour ceux qui l’ont dépouillé ; fils de roi doit passer en prouesse tous les autres. »

Pour la Dame du lac, elle jugea qu’il était temps de réunir les maîtres et les deux enfants. Mais Pharien avait à se défendre des bourgeois de Gannes qui le tenaient à son tour assiégé, l’accusant d’avoir pris contre eux le parti de Claudas, et d’avoir sacrifié les fils du roi Bohor. La Dame du lac donna mission à l’une de ses demoiselles de se rendre à Gannes, et d’en ramener Pharien. Lionel, quand elle partit, lui confia sa ceinture et celle de son frère : « En les reconnaissant, lui dit-il, ils n’hésiteront pas à vous suivre. Mais, ajouta la Dame du lac, contentez-vous, demoiselle, de ramener les deux maîtres. Il ne faut pas laisser deviner à d’autres le secret de ma demeure. »

En arrivant à Gannes, la demoiselle s’enquit de celui qui parmi les habitants avait le plus d’autorité. On lui désigna Léonce de Paerne, proche parent du roi Ban, qui ne tenait rien de Claudas et demeurait fidèle aux héritiers des deux rois de Gannes et de Benoïc. Sans éveiller la défiance des bourgeois, Léonce entra dans la tour où Pharien et Lambègue étaient assiégés. Qu’on se représente la joie des deux maîtres en reconnaissant aux mains de la demoiselle la ceinture de leurs élèves qui, leur dit-on, ne désiraient rien tant que de les revoir ! « Ma demoiselle dit Pharien, vous connaissez les mauvais sentiments des gens de la ville ; ils nous accusent de félonie et ne me croiront pas quand je leur dirai que les deux jeunes princes sont en pleine sûreté ; ils voudront les voir. — En cela, dit la demoiselle, je ne saurai les satisfaire. Je ne puis que vous conduire vers eux et sans compagnie. »

Pharien parla aux gens et bourgeois de Gannes : « Bonnes gens, apprenez d’heureuses nouvelles de nos seigneurs, les fils du roi Bohor. Ils ne sont pas chez Claudas. Si vous ne m’en croyez, choisissez le plus sûr d’entre vous ; il sera conduit avec Lambègue dans la maison où les enfants font séjour. Quand ils vous auront dit qu’ils ont vu nos seigneurs Lionel et Bohor, et qu’ils les ont laissés en bonnes mains, vous reconnaîtrez le peu de fondement de vos soupçons, et vous nous permettrez de sortir. » Quoique suspendus entre la joie de cette nouvelle et la crainte de quelque tromperie, les gens de Gannes accueillirent l’offre de Pharien et choisirent Léonce de Paerne pour accompagner Lambègue.

Ils partirent, traversèrent la vallée de Nocorrange, à l’entrée de la forêt de Briosque[1]. Cette forêt paraissait fermée par le lac, dont l’étendue répondait à celle de la résidence de la Dame du lac. Mais, avant d’aller plus loin, la demoiselle avertit Léonce de Paerne qu’elle ne pouvait lui permettre de les accompagner plus loin. « Attendez quelque temps, et je promets de revenir vous prendre ou de ramener vos élèves, suivant l’ordre que j’en recevrai ; vous voyez là-bas le château de Tarasque qui confine celui de Brion ; veuillez vous y arrêter, en attendant mon retour. »

Léonce suivit ces instructions et prit la direction de Tarasque, tandis que Lambègue était conduit en vue du lac. L’onde, à mesure qu’ils avançaient, parut s’éloigner, jusqu’à ce qu’ils se trouvèrent devant une grande porte qui s’ouvrit devant eux, sans que Lambègue pût deviner ce que le lac était devenu.

Bohordin reçut avec des transports de joie son cher maître mais Lionel, ne voyant pas Pharien, ressentit un violent dépit et passa sans dire mot dans une autre chambre. Il y trouva la demoiselle qui les avait ramenés de Gannes. Sarayde faisait bander la plaie qu’elle avait reçue en se jetant entre Claudas et Lionel. Il parut surpris de la voir défigurée ; car il était nuit quand ils étaient sortis de l’hôtel du roi, et il ne s’était alors aperçu de rien.

« Hé, demoiselle, » dit-il, « voilà une plaie qui vous a bien enlaidie ! — Vraiment, Lionel ? Et pensez-vous que puisse m’en savoir gré celui pour lequel je l’ai reçue ? — Vous devez lui être plus chère que son propre corps. Il doit vous accorder tout ce qu’il vous plaira demander. – Mais si j’étais ainsi défigurée pour vous ? – Alors, je vous aimerais, je vous écouterais mieux que personne au monde. — Me voilà donc bien heureuse, car ce coup vient de l’épée de Claudas, quand je me jetai entre elle et vous, au sortir de son hôtel. — Ah ! demoiselle vous pouvez compter sur moi : vous méritez bien mieux d’être ma maîtresse que Pharien, lui que j’aimais tant et qui n’est pas venu me voir, tout en devinant le chagrin que son éloignement me causait. Oui, j’aurais été le seigneur du monde entier, qu’il en eût été le maître aussi bien que moi. Maintenant, c’est vous seule que je veux aimer et écouter, vous qui avez mis en danger votre corps pour épargner le mien. »

La demoiselle attendrie ne peut retenir ses larmes. Elle prend l’enfant dans ses bras, le baise au front, aux yeux, à la bouche. En ce moment, Lambègue ouvrait la porte, et se mettant à genoux devant Lionel : « Cher sire, comment vous êtes-vous tenu, depuis que nous vous avons perdu de vue ? – Mal, répond l’enfant ; mais je suis bien maintenant ; j’ai oublié tous mes chagrins, » La demoiselle le tenait toujours embrassé : « Beau sire, reprend Lambègue, mon oncle, votre maître, vous salue. Ce n’est plus mon maître. Vous qui nous avez rejoints, vous êtes celui de mon frère Bohordin ; pour moi, je suis à cette demoiselle. Dites-nous cependant comment le fait Pharien. — Sire, il est, grâce à Dieu, en bon point ; mais il a eu de mauvais temps à passer. » Il conte alors ce qui leur est arrivé depuis le jour de leur séparation : le siége de la tour, le soulèvement des barons et des bourgeois de Gannes ; la retraite de Claudas. « Et Dorin, reprend Lionel, est-il remis du coup que mon frère lui a porté ? — Remis, dit en riant Lambègue, comme celui qui ne s’en plaindra jamais. — Dites-vous qu’il soit mort ? — Oui, je l’ai vu glacé, sans âme, le corps en bière. — Oh s’il en est ainsi, je suis sûr de rentrer en mon droit héritage. Dieu laisse vivre assez longtemps Claudas, pour lui apprendre ce qu’il en coûte de ravir la terre des autres ! » Tous s’émerveillèrent de ces fières paroles. Lambègue alors fit comprendre à l’enfant que Pharien ne pourrait sortir de la tour avant d’avoir persuadé aux gens de Gannes que leurs jeunes seigneurs étaient à l’abri des poursuites de Claudas. Et la Dame du lac, arrivant, demanda à Lionel s’il voulait aller le voir. « – Dame, je suivrai ce que me conseillera ma demoiselle. — Et comment a-t-elle pris tant de pouvoir sur vous ? – Voyez, » répond-il, en mettant à découvert la plaie que la demoiselle avait reçue au visage, « voyez si elle n’a pas payé assez cher le droit de me commander. — Vraiment, dit la Dame du lac, elle n’a pas perdu ses peines ; si vous vivez âge d’homme, elle entendra parler de votre prud’homie. »

La Dame du lac voulut conduire elle-même les deux enfants et Lambègue jusqu’à Tarasque. Sur ces entrefaites parut Lancelot qui venait de se réveiller, car il s’était levé de bonne heure et avait chassé toute la matinée. On se mit au souper : Lancelot, comme il en avait coutume, trancha du premier mets devant la dame et s’assit en face d’elle, les autres convives attendant pour prendre place qu’il eût pris la sienne. Il avait sur la tête un chapelet de roses vermeilles qui faisaient ressortir la beauté de ses cheveux. On était cependant alors au mois d’août, quand les roses ont cessé de fleurir ; mais, dit l’histoire, tant qu’il fut chez la Dame du lac, il ne se passa pas de jour, soit d’hiver soit d’été, que l’enfant ne trouvât en se levant au chevet de son lit un chapeau de roses fraîches et vermeilles ; si ce n’était le vendredi, la veille des grandes fêtes et le temps de carême[2]. Jamais il ne put voir qui le lui apportait, bien que souvent il fît le guet pour le découvrir. Quand les deux fils du roi Bohor devinrent ses compagnons, il formait de ce chapeau trois chapelets et les partageait avec eux.

Il fut du voyage de Tarasque. Avec lui vint un chevalier pour lequel il témoignait une affection particulière, et un varlet chargé de son arc et de ses flèches. Souvent, de l’épieu qu’il tenait en main il lançait aux bêtes et aux oiseaux, car nul ne savait viser et jeter aussi juste que lui. Ils arrivèrent au château, où les attendait Léonce de Paerne qui reconnut les deux enfants et s’agenouilla devant eux en pleurant de joie. « Ah ! madame, dit-il, vous avez recueilli les fils d’un roi, le plus preux des hommes, sauf le roi Ban son frère, qui sans doute avait un plus haut renom de chevalerie. Vous, comme nous, connaissez peut-être toute la grandeur de leur lignée ; ils sont plus nobles encore, de par leur mère, car ils tiennent au sang même qu’avait daigné prendre le roi des cieux. Et si les prophéties disent vrai, c’est par un des fils des rois Ban et Bohor que les temps aventureux de la Grande-Bretagne doivent être mis à fin. »

Lionel, en écoutant ces paroles, rougit, pâlit et fondit en larmes. « Qu’avez-vous, Lionel ? » lui demande sa nouvelle maîtresse, en le prenant par le menton ; « voulez-vous déjà me quitter ? Êtes-vous déjà fatigué de ma maîtrise ? — Oh non ! douce demoiselle ; je pleure pour la terre de mon père, qu’un autre retient. Sans mes hommes, comment puis-je conquérir honneur ? » Lancelot le regardant alors avec dédain « Fi ! beau cousin, dit-il, fi ! de pleurer pour défaut de terres ! Vous n’en manquerez pas, si vous ne manquez pas de cœur. Preux, vous les gagnerez par prouesse, et par prouesse vous les garderez. »

Tous ceux qui entendirent ainsi parler Lancelot furent surpris de cette hauteur de sagesse dans un âge si tendre : la Dame du lac parut seulement étonnée de ce nom de beau cousin qu’il avait donné à Lionel. Les larmes du cœur lui en montèrent aux yeux ; mais, revenant à Léonce de Paerne, elle lui fit entendre que les enfants ne pouvaient être nulle part aussi bien en sûreté qu’auprès d’elle. « Vous, Lambègue, ajouta-t-elle, vous allez retourner vers votre oncle Pharien et nous l’amènerez. Ne demandez pas qui je suis ; il vous suffira de savoir que mes châteaux n’ont rien à craindre des entreprises de Claudas. Je vais charger quelqu’un de vous conduire par les détours de cette enceinte et vous ne ramènerez que Pharien et Léonce de Paerne. »

Tant qu’il avait été chez la Dame du lac, Léonce n’avait cessé de regarder le doux et gracieux visage de Lancelot. Chemin faisant, et comme ils approchaient de Tarasque : « Avez-vous, dit-il à Lambègue, remarqué les paroles de l’ami de nos deux seigneurs ? jamais il n’en vola de plus fière des dents d’un enfant. Il eut grandement raison d’appeler Lionel son cousin. Comment, reprit Lambègue, pourraient-ils être parents ? nous savons que le roi Ban n’eut qu’un fils, et ce fils mourut le même jour que lui. — Croyez-moi, c’est Lancelot : c’est le fils du roi Ban. Je l’ai bien regardé, et j’ai reconnu les traits, le regard, l’allure du roi de Benoïc. Le cœur me l’a dit ; rien ne m’empêchera de voir en lui monseigneur Lancelot. »

Mais la Dame du lac, après le départ de Léonce et de Lambègue, avait ramené les enfants dans son palais. Elle prit aussitôt Lancelot à l’écart, et lui dit d’une voix qu’elle essayait de rendre sévère : « Comment avez-vous eu la hardiesse d’appeler Lionel votre cousin ? Ne savez-vous pas qu’il est fils de roi ? — Dame, » répond-il en rougissant un petit, « le mot m’était venu à la bouche, et je ne l’ai pas retenu. — Or, par la foi que vous me devez, dites lequel pensez-vous le plus gentil homme de Lionel ou de vous ? — Dame, je ne sais pas si je suis de lignage aussi noble que lui, mais au moins ne m’arrivera-t-il jamais de pleurer de ce qui l’a fait pleurer. On m’a souvent dit que d’un homme et d’une femme sont issues toutes gens ; je ne comprends pas alors comment il y a dans les gens plus ou moins de gentillesse, hors celle qui vient de prud’homie. Si le grand cœur fait le gentil homme, j’ai bonne confiance d’être au nombre des plus gentils. — C’est là, reprit la Dame du lac, ce qu’on pourra voir ; mais au moins puis-je déjà dire que, si vous avez toujours le cœur aussi haut, vous n’avez pas à craindre de manquer de noblesse. — Vous le croyez aussi, madame ? — Assurément. — Soyez donc bénie, pour m’avoir laissé l’espoir d’atteindre à la plus haute gentillesse. Je n’ai pas regret d’avoir été jusqu’à présent servi par deux fils de roi, puisque je puis un jour les atteindre et même les dépasser. »

La Dame du lac était de plus en plus ravie du grand sens de Lancelot sa tendresse pour lui ne pouvait être plus grande ; mais un regret se mêlait aux mouvements de son cœur. L’enfant devait bientôt atteindre l’âge de recevoir les adoubements de chevalier ; elle ne pourrait alors le retenir plus longtemps. Il lui resterait Lionel, mais à son tour Lionel la quitterait, puis enfin Bohordin. Au moins alors, pensait-elle, elle les suivrait de loin ; elle s’attacherait à prévoir, à prévenir leurs dangers, à leur transmettre ses avertissements, ses conseils. Elle ne le sentait que trop ; tout son bonheur était concentré dans l’amour qu’elle portait à ces trois enfants, et surtout à Lancelot.

  1. El chief de la vallée Nocorrange, à l’entrée de la forest qui estoit appelé Briosque, de cele part de la forest où li lais (le lac) estoit… » (msc. 339, f. 13, v°. — msc. 341, f. 25. — « Nocorringue. – Brioigne. » msc. 773, fo 29.)
  2. La Dame du lac faisait justement le contraire de saint Louis, dans une pensée également pieuse. « Le Roi, » disent les Chroniques de Saint-Denis, « faisoit porter à ses enfans chapeaux de roses ou d’autres fleurs au vendredi, en remembrance de la sainte couronne d’épines dont Jhesu-Crist fut couronné le jour de sa sainte Passion. » (Tom. IV, p. 355 de la dernière édition.)