Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/16

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XVI.



Lancelot resta sous la garde de la Dame du lac jusqu’à l’âge de dix-huit ans. En le voyant si beau, si bien fourni de corps, noble et si large de cœur, la dame comprenait mieux chaque jour qu’elle ne pouvait sans péché différer le moment de le mettre hors de page. Quelque temps après la fête de Pâques, il alla chasser en bois, et il lui arriva d’abattre un cerf de si haute graisse, bien qu’on fût encore loin du mois d’août, qu’il voulut l’envoyer sur-le-champ à la Dame du lac. Deux valets le portèrent à ses pieds et l’y déposèrent, tandis que lui s’arrêtait sous un chêne de la forêt pour s’y remettre de la grande chaleur du jour. Il remonta sur son chasseur[1] à l’entrée de la nuit, et, quand il revint dans la maison, il vit tous les commensaux ordinaires de la maîtresse de ces lieux entourer la belle proie. Lancelot était court-vêtu d’une cotte de bois, sur sa tête un chapeau de feuilles, et le carquois pendu à la ceinture. En le voyant arriver dans la cour, la dame sentit monter à ses yeux les larmes du cœur ; et, sans l’attendre, elle rentra vivement dans la grande salle, où elle demeura le visage caché dans ses mains. Lancelot arrive à elle ; elle s’enfuit dans une chambre voisine. « Que peut avoir ma dame ? pensa le valet. Il la cherche, la rejoint et la trouve étendue sur une grande couche, noyée dans les larmes. À son salut elle ne répond pas, elle qui d’ordinaire courait au-devant de lui pour l’accoler et le baiser. « Dame, lui dit-il, que pouvez-vous avoir ? Si quelqu’un vous a fait de la peine, ne le célez pas, car je n’entends pas que de mon vivant on ose vous courroucer. » Elle lui répond d’abord par un redoublement de larmes et de sanglots ; puis, le voyant de plus en plus interdit « Ah ! fils de roi, dit-elle, retirez-vous, si vous ne voulez voir mon cœur se briser. — Dame, je m’en vais donc, puisque ma présence ne vous apporte que des ennuis. »

Il s’éloigne, va prendre son arc, le passe à son cou, resserre son carquois, pose la selle et le mors à son coursier, et l’amène dans la cour. Cependant la dame qui l’aimait éperdûment, craignant de l’avoir affligé, se lève, essuie ses yeux gonflés, et arrive dans la cour au moment où il mettait le pied à l’étrier. Elle se jette au frein du cheval : « Valet, dit-elle où voulez-vous aller ? — Dame, au bois. — Descendez, vous n’irez pas. » Il se tait, descend, et le cheval est reconduit à l’étable.

Elle le prend alors par la main, le mène dans ses chambres, et le fait asseoir auprès d’elle sur une couche ou lit de repos. « Dites-moi, par la foi que vous me devez, où vouliez-vous aller ? — Dame, vous paraissez fâchée contre moi ; vous refusez de me parler ; j’ai pensé que je n’avais plus rien à faire ici. — Mais, où vouliez-vous aller, beau fils de roi ? — Dans un lieu où j’aurais pu trouver à me consoler. — Et ce lieu ? – La maison du roi Artus, qu’on m’a dite le rendez vous de tous les bons. Je me serais mis au service d’un de ses prud’hommes qui plus tard m’eût fait chevalier. — Comment ! fils de roi, voulez-vous donc être chevalier ? — C’est la chose du monde que je désire le plus. — Ah ! vous en parleriez autrement si vous saviez tout ce que chevalerie exige. — Pourquoi donc ? Les chevaliers sont-ils d’autre nature que les autres hommes ? — Non, fils de roi ; mais si vous connaissiez les devoirs qui leur sont imposés, votre cœur, si hardi qu’il soit, ne pourrait se défendre de trembler. — Enfin, dame, tous les devoirs de la chevalerie ne sont pas au-dessus d’un cœur d’homme ? — Non, mais le Seigneur Dieu n’a pas fait un égal partage de la vaillance, de la prouesse et de la courtoisie. — Il faut avoir bien mauvaise idée de soi pour trembler de recevoir chevalerie : car nous devons tous viser à devenir meilleurs ; la paresse seule arrête en nous les bontés du cœur ; elles dépendent de notre volonté, et non pas les bontés du corps. »

« — Quelle est donc cette différence entre les bontés du cœur et celles du corps ?

« — Dame, il me semble que nous pouvons tous être sages, courtois et larges ; ce sont les vertus du cœur : mais nous ne pouvons nous donner la grandeur de taille, la force, la beauté, les belles couleurs du visage ; ce sont les vertus du corps. L’homme les apporte au sortir du ventre de sa mère les dons du cœur sont à qui veut fortement les avoir : tous peuvent devenir bons et preux, mais on ne le devient pas quand on écoute les conseils de l’indolence et de la paresse. Vous m’avez dit souvent que le cœur faisait le prud’homme ; dites-moi, s’il vous plaît, quels sont ces devoirs de la chevalerie que vous dites si terribles.

« – Volontiers, reprit la dame ; non pas tous, mais ceux qu’il m’a été donné de reconnaître.

« Ce ne fut pas un jeu que la chevalerie à son commencement : on n’eut pas alors égard à la noblesse ou gentillesse de lignage, car tous nous descendons du même père et de la même mère ; et au moment où l’envie et la convoitise firent leur entrée dans le monde aux dépens de la justice, il y avait parfaite égalité de race entre tous. Quand les plus faibles commencèrent à tout craindre des plus forts, on établit des gardiens et défenseurs, pour prêter appui aux uns et arrêter la violence des autres.

« On élut, à cet effet, ceux qui semblaient les plus forts, les plus grands, les plus adroits, les plus beaux ; quand ils joignaient à ces dons ceux du cœur, la loyauté, la bonté, la hardiesse. On les nomma chevaliers, parce qu’ils montèrent les premiers à cheval. Ils durent être courtois sans bassesse, bienveillants sans réserve ; compatissants aux malheureux, généreux aux indigents ; toujours armés contre les meurtriers et les larrons ; toujours prêts à juger sans haine et sans amour, à préférer la mort à la moindre souillure. Ils durent s’attacher à défendre Sainte Église, qui ne peut maintenir son droit par les armes et doit tendre la joue gauche à celui qui la frappe sur la joue droite.

« Les armes que porte le chevalier ont toutes une intention particulière. L’écu suspendu à son cou lui rappelle qu’il doit se placer entre mère Sainte Église et ceux qui veulent la frapper. Le haubert qui couvre entièrement son corps l’avertit d’opposer un rempart vigilant aux ennemis de la Foi. Le heaume étincelle sur sa tête parce qu’il doit se tenir toujours au premier rang parmi les défenseurs du droit, comme la guérite abrite sur les murs la sentinelle vigilante. Le glaive, assez long pour donner la première atteinte, lui fait entendre qu’il doit remplir d’effroi les méchants, toujours prêts à fouler les innocents. L’épée est la plus noble de toutes les armes. Elle a deux tranchants elle frappe de l’estoc et de la taille les impies, les violents, les ennemis de la justice.

« Quant au cheval, il représente le peuple, qui doit soutenir et porter le chevalier, lui fournir tout ce qui peut lui être nécessaire. Le chevalier, à son tour, doit le conduire et le ménager autant que lui-même.

« Le chevalier doit avoir deux cœurs : l’un dur comme l’aimant à l’égard des félons et déloyaux ; l’autre mol et flexible comme cire, à l’égard des bonnes gens, des affligés et des pauvres.

« Voilà les devoirs auxquels engage la chevalerie. On ne les oublie pas sans perdre le bon renom dans le siècle et l’âme dans l’autre monde. Car en devenant chevalier on fait serment de défendre Sainte Église et maintenir loyauté ; et les prud’hommes du siècle ne sauraient garder parmi eux celui qui se montre parjure envers son créateur. Ainsi, quiconque veut être chevalier doit être plus simple de cœur et plus pur de conscience que ceux qui n’ont pas aspiré à si haute dignité. Mieux vaudrait au valet vivre sans chevalerie toute sa vie, qu’être honni sur terre et perdu dans le ciel, pour en avoir oublié les devoirs. »

Lancelot, après l’avoir curieusement écoutée : « Dame, depuis les premiers jours de la chevalerie, s’est-il rencontré un chevalier qui eût en soi toutes les bontés que vous venez de nommer ? — Assurément ; la Sainte Écriture nous l’atteste. Avant la venue de Jésus-Christ, il y eut Jean l’Hircanien et Judas Machabée, qui ne tournèrent jamais le dos devant les mécréants ; il y eut encore Simon, frère de Judas, le roi David et plusieurs autres. Après la passion du Sauveur, je nommerai Joseph d’Arimathie, le gentil chevalier qui descendit Jésus-Christ de la croix, et le coucha dans le sépulcre. Je nommerai son fils Galaad, le roi de la terre d’Hofelise devenue en mémoire de son nom le pays de Galles[2]. Tels sont encore le roi Pelle de Listenois et son frère Hélain le gros, qui n’ont pas cessé de se maintenir en honneur et gloire dans le siècle et devant Dieu.

« — Eh bien, dit Lancelot, puisque tant d’hommes ont été pleins de tous les genres de prouesses, ne serait-ce pas grande vilenie à celui qui n’oserait aspirer à chevalerie, parce qu’il croirait ces vertus trop hautes pour lui ? Je ne blâme pas ceux qui n’ont pas dans le cœur la force d’y aspirer ; mais pour ce qui me regarde, si je trouve quelqu’un qui consente à m’adouber, je ne le refuserai pas par crainte de voir en moi chevalerie mal assise. Dieu peut m’avoir donné plus de bonté que je ne sais, ou bien pourra-t-il m’accorder plus tard le sens et la valeur qui me feraient aujourd’hui défaut.

« — Beau fils de roi, puisque votre cœur ressent toujours même désir d’être chevalier, votre vœu sera accompli avant peu, vous serez satisfait. Oh ! je le devinais bien : de là les pleurs que je versais tout à l’heure. Cher fils de roi, j’ai mis en vous tout l’amour qu’une mère pourrait avoir pour son enfant : je prévois à grande douleur que vous me quitterez bientôt ; mais j’aime bien mieux souffrir de votre absence que vous faire perdre l’honneur de la chevalerie : il y sera trop bien employé. Prochainement, vous serez armé de la main du plus loyal et du meilleur prince de notre temps, j’entends le roi Artus. Nous partirons cette semaine même, et nous arriverons au plus tard le vendredi avant le dimanche de la Saint-Jean. »

Lancelot entendit ces paroles avec une joie sans égale. Aussitôt la dame réunit tout ce que demandait le voyage : un haubert blanc, fort et léger ; un heaume plaqué d’argent ; un écu blanc comme neige, avec la boucle d’argent ; une épée grande, tranchante et légère ; un épieu ou fer aigu, à la hampe grosse, roide et de blancheur éclatante ; un cheval grand, rapide et infatigable. Puis, pour sa chevalerie, la cotte de blanc satin, la robe de cendal blanc, et le manteau fourré d’hermine.

On se mit en route le mardi de la semaine qui précédait la Saint-Jean. La compagnie se composait de cinq chevaliers et trois demoiselles, de Lionel, Bohor et Lambègue, de nombreux écuyers et valets, vêtus de blanc et montés sur blancs chevaux.

Ils arrivèrent sur le rivage de la mer, entrèrent en navire et abordèrent en Grande-Bretagne, dans le port de Flodehug[3], le dimanche soir : on leur apprit que le roi Artus voulait célébrer à Kamalot la fête de la Saint-Jean. Arrivés le jeudi soir devant le château de Lavenor, situé à vingt-deux milles ou lieues anglaises de Kamalot, ils passèrent le lendemain matin dans la forêt qui touchait à la prairie de cette ville. Durant la traversée la dame fut pensive, silencieuse, et toute à la douleur de la prochaine séparation.

  1. Les chevaux de chasse étaient dressés d’une façon particulière ; de là le nom de chacéors qui les distinguait.
  2. Voy. S. Graal, t. I, p. 339.
  3. Flodece, msc. 341, fo 36.