Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/23

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Léon Techener (volume 3.p. 172-177).

XXIII.



Revenons au Blanc chevalier. Il avait conquis la Douloureuse garde, mais n’avait pas le secret des enchantements qui en maintenaient les mauvaises coutumes. Il s’était installé dans les salles d’honneur, avec la demoiselle du lac qui lui avait apporté les trois écus. Comme il était assis devant une table couverte d’un excellent manger, il entend les gémissements d’une autre demoiselle qui, passant rapidement sous les murs, prononçait en pleurant les noms de Gauvain, d’Yvain et de leurs compagnons ; elle suivait la route de Galles. Le Blanc chevalier repousse la table et demande ses armes. « Où voulez-vous aller ? dit la demoiselle du lac ; ne faut-il pas que vous demeuriez ici quarante jours ? — Je veux aller en quête de monseigneur Gauvain et de monseigneur Yvain mon maître. — Je vous suivrai. — Non, demoiselle au nom de votre dame qui est aussi la mienne, veuillez attendre ici mon retour qui ne devra pas, je l’espère, tarder beaucoup. »

Cela dit, il presse son cheval et rejoint la demoiselle éplorée. Après l’avoir saluée : « Pour Dieu ! que parliez-vous de monseigneur Gauvain ? — Ah ! s’écrie-t-elle, je vous reconnais ; soyez le bien venu, Fils de roi ! J’avais un message à fournir auprès de vous ; mais à l’entrée du château on m’annonça votre mort, on m’indiqua votre sépulture ; je revenais fort affligée, quand, pour comble de deuil, j’appris que monseigneur Gauvain, lui dixième, était prisonnier de Brandus. Le traître les a conduits dans son châtelet des Îles, à bon droit surnommé la Prison douloureuse, et vous seul pourrez les en tirer. — Dites-moi, demoiselle, quel était votre message ? — Ma dame m’avait chargée de vous recommander de garder votre cœur d’un amour indigne de vous ; car il vous empêcherait de monter en prix. La valeur des chevaliers grandit ou diminue en raison de la bonté, de la valeur de la dame qu’ils font vœu d’aimer. »

Le Blanc chevalier ne répond pas, mais se laisse conduire en vue de l’île où Brandus retenait les dix chevaliers. Sur le conseil de la demoiselle, il s’arrête dans le bois qui touchait à la rivière d’Hombre, pour voir sans être vu ceux qui entraient dans l’île. Bientôt d’une nef descendent quinze fer-vêtus, qui prennent le chemin de la Douloureuse garde. Le Blanc chevalier, la poitrine couverte de l’écu aux trois bandes vermeilles, lance son cheval ; les hommes de Brandus s’effrayent, rebroussent chemin, se pressent à qui rentrera plus vite dans la nef. Le Blanc chevalier jette morts sanglants les plus attardés ; mais Brandus en fut quitte cette fois pour la peur, regagna la nef et se mit au large.

Le Blanc chevalier revint tristement dans la Douloureuse garde par une fausse poterne[1]. À son retour il apprit que la reine et le roi, impatients de savoir si la Douloureuse garde était réellement conquise, étaient arrivés dans le bourg, et ne comprenaient pas qu’on s’obstinât à tenir les portes fermées[2]. Il se hâta d’avertir la guette de laisser entrer le roi et la reine. Mais Artus tombait fréquemment dans une rêverie dont on n’osait le tirer. Ce jour-là, au commencement de Tierce, il était dans son pavillon, la tête inclinée, l’esprit perdu en imaginations qui lui firent oublier d’envoyer à la Douloureuse garde. Vainement les gens du château, qui espéraient aussi de lui leur délivrance, criaient du haut des murs : « Roi Artus, l’heure passe, l’heure passe ! » Il n’entendait rien. La reine dont l’oreille était plus éveillée, voulant savoir quelle était la raison de ces cris, arriva devant la porte, comme le Blanc chevalier, après avoir été visiter les pavillons tendus dans le bourg, revenait au château ; il la reconnut, et fut assez maître de lui pour dire : « Dame, Dieu vous bénisse ! — Vous aussi, répond-elle. — Voulez-vous entrer ici ? — Assurément, sire chevalier. — Ouvrez ! crie-t-il à la guette ; mais, ne sachant plus ce qu’il fait, il pousse son cheval sous la voûte ; la guette laisse retomber derrière lui les battants, et la reine reste à la porte. Pour lui, sans mot dire il monte à la guérite et regarde avec une sorte d’extase la reine qui ne comprend rien à l’insulte qu’on lui a faite. Enfin, au bruyant retentissement de la porte qu’on referme, le roi Artus sortit de sa rêverie, et appelant messire Keu : « Sénéchal, dit-il, allez voir si l’on veut enfin ouvrir. » Keu rencontre la reine encore émue de ce qui lui était arrivé. Elle lui conte son aventure, et le sénéchal apercevant à la guérite le Blanc chevalier : « Sire chevalier, dit-il, c’est à vous grande vilenie d’avoir ainsi gabé la reine. » L’autre n’entendait rien, mais la demoiselle du lac qui l’avait conduit à la Prison douloureuse arrivant à lui : « Êtes-vous sourd ? dit-elle n’entendez-vous pas les reproches de ce chevalier — Quel chevalier ? — Là, devant vous. — Ah ! sénéchal, que voulez-vous ? — Je vous blâme d’avoir fait deux hontes : à madame la reine en la laissant dehors, à moi en ne me répondant pas. » Ces mots navrent de douleur le Blanc chevalier, et s’en prenant à la guette : « Malheureux ! ne t’avais-je pas commandé d’ouvrir à madame la reine ? Sans tes cheveux blancs je te clouerais de cette épée contre la porte. Ouvre désormais à tous ceux qui se présenteront. »

La guette obéit en tremblant de tous ses membres. On vit alors arriver barons, chevaliers, dames et demoiselles, en même temps que la reine et le roi. Le cimetière attire d’abord leur attention. Artus y entre et fait lire à ses clercs les mots tracés sur les tombes : Ci-gît messire Yvain, Ci-gît messire Gauvain, et les autres. Quel sujet de douleur ! Il jure de venger son cher neveu, sort de ce lieu funeste et arrive à la seconde porte qu’il pensait trouver également ouverte. Mais celui qui la gardait lui déclare que le nouveau seigneur du château ne lui avait pas donné ordre d’ouvrir, et qu’il devait attendre cet ordre. Artus retourne donc à son camp, assez mécontent de délais dont il ne peut comprendre la raison.

  1. Lancelot préfère la poterne aux grandes portes, sans doute afin de ne pas être aperçu de ceux qui, dans le château, attendaient de lui leur délivrance. La fausse poterne, dans les châteaux fortifiés, était une porte secrète connue seulement du châtelain.
  2. Le msc. 754, que nous avions suivi pour remplir la première partie de la lacune du bon manuscr. 339, s’arrête ici ; nous prenons, à son défaut, le n°341, f° 45, et le n° 773, f° 62.