Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/25

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Léon Techener (volume 3.p. 186-189).


XXV.




Nous avons vu que le Blanc chevalier, quand il avait laissé Gauvain chez l’ermite du Plessis, était allé reprendre ses écuyers qui l’attendaient à la Tombe-Lucan. Il chevaucha quelques jours sans trouver aventure : enfin, dans une épaisse forêt où il s’était engagé, il entendit un grand bruit, puis vit un chevalier qui traînait à la queue de son cheval un homme en chemise, les yeux bandés, les mains liées derrière le dos : à son cou était nouée par les cheveux la tête sanglante d’une femme. Il se sentit ému de grande pitié : « Qui êtes-vous ? » demande-t-il au malheureux qu’on traînait ainsi. — « Je suis à la reine de la Grande-Bretagne. — Sire, dit aussitôt le Blanc chevalier à celui qui tenait les rênes, est-ce là le traitement qu’on doit infliger à chrétien ? — On lui ferait, dit l’autre, pis encore, si on lui rendait justice. Il m’a honni dans ma femme épousée, celle dont il soutient la tête. — N’en croyez rien, chevalier. Jamais je n’eus telle pensée à l’égard de sa femme. — Puisqu’il nie, chevalier, au lieu de vous venger de vos propres mains, que ne l’accusez-vous en cour ? ne redoutez-vous pas la reine, à laquelle il appartient ? — Il n’y a pas de reine qui m’empêche de venger ma honte. — C’est donc moi qui le protégerai : je le prends sous ma garde. » En même temps, il débande les yeux du patient ; l’autre recule, revient et reçoit dans les reins une pointe de lance qui l’abat mort aux pieds de son cheval. Ceux qui l’accompagnaient prennent la fuite et le Blanc chevalier présentant le cheval conquis à celui qu’il venait de venger : « Montez, dit-il, et suivez-moi. — Sire chevalier, si vous le trouviez bon, je gagnerais mon logis, pour me saigner et ventouser avant de retourner près de la reine. Et comment lui nommerai-je mon libérateur ? — Vous lui deviserez mon écu, cela suffira. » Ils se quittèrent, et quand la reine, à quelques jours de là, apprit de la bouche du chevalier ce qui lui était arrivé, elle n’eut pas de peine à deviner que le libérateur était encore le vainqueur de la Douloureuse garde.

On était au mois d’août, la sécheresse était grande. Chemin faisant, le Blanc chevalier rêvait profondément, et nous n’avons pas besoin de dire quel était le sujet de sa rêverie. Son cheval, qu’il ne dirigeait plus, entre dans un bourbier nouvellement desséché, pose les pieds dans une profonde crevasse, bronche, tombe et l’entraîne sous lui. Les écuyers accourus le trouvent embarrassé sous les flancs de l’animal. On le dégage avec peine, on relève le cheval, et, comme il venait de remonter, il fait rencontre d’un homme de religion auquel il demande la voie de la maison la plus voisine. « Écoutez, dit le saint homme, un bon conseil. Ne chevauchez jamais après les Nones du samedi ; autrement il vous arrivera plus de mal que de bien. » Il les mène dans l’abbaye où lui-même était reclus ; le Blanc chevalier y resta dix jours, baigné, ventousé, mais non guéri. En quittant cette maison, il échangea l’écu d’argent à trois bandes vermeilles pour un autre de sinople à la bande blanche de belic ; ne voulant plus rien devoir aux vertus surnaturelles du premier écu.

Le jour même, il rencontre un chevalier armé qui lui demande à qui il est. — « Au roi Artus. — Dites alors au plus vain des rois. Sa maison est le rendez-vous de tous les vaniteux. L’autre jour un chevalier navré avait fait jurer à l’un de ceux qui vivent à cette cour, qu’il le vengerait de quiconque dirait mieux aimer que lui celui qui l’avait navré : c’était un engagement bien déraisonnable ; Gauvain lui-même n’en serait pas venu à son honneur. — Seriez-vous, sire chevalier, de ceux qui aiment moins le navré que celui qui l’avait navré ? — Oui, sans doute. — Et moi, je suis celui qui fit le serment dont vous parlez. Confessez que vous aimez mieux le navré. — Je ne mentirai pour rien au monde. — Défendez-vous donc. »

Ils prennent du champ, reviennent et se frappent rudement ils font plier sous eux les arçons mais le glaive du Chevalier malade perce l’écu, s’ouvre passage dans le haubert, et y laisse le fer et le bois. Ils tombent de cheval en même temps ; le Chevalier malade relevé le premier s’élance sur l’autre chevalier l’épée haute. Mais il ne trouve plus qu’un corps inerte ; l’âme s’en était allée.

Il remonte à grand’peine, et gagne lentement la forêt. Ses écuyers rassemblent des branches et des rameaux, en forment une litière qu’ils enferment dans un merveilleux tissu de soie, présent de la Dame du lac. Après avoir doucement couché leur seigneur, ils attachent à la litière deux beaux palefrois et se remettent lentement en marche.