Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/27

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Léon Techener (volume 3.p. 194-199).

XXVII.



Une fois guéri de ses blessures, notre chevalier remerciait la dame de Nohan et prenait congé d’elle. Il rencontra le soir même un écuyer chevauchant à toutes brides. « Qui vous oblige à tant de hâte ? » lui dit-il en passant devant lui. — « Je cherche celui qui seul peut nous tirer de peine ; madame la reine est dans la Douloureuse garde, et les gens du château jurent de la retenir tant que ne sera pas revenu le preux chevalier qui l’a conquise. La reine a envoyé des messagers sur toutes les routes pour s’enquérir de lui et le prier de venir la délivrer. — Bel ami, dit le Chevalier, madame la reine sera-t-elle délivrée si celui dont tu par les rentre dans le château ? — Assurément. — Retourne, et dis à madame la reine qu’il arrivera cette nuit ou demain matin. — Mais j’ai ordre de ne revenir qu’après avoir vu ce chevalier. — Rapporte que tu l’as vu. — Vous êtes donc celui que je cherche ? — Eh ! tu me fais parler malgré moi. »

Il entra dans la Douloureuse garde en même temps que l’écuyer. Toutes les rues étaient illuminées de cierges et de torches. « Où est la reine ? demande-t-il à l’écuyer. — Je vais vous conduire à elle : mais il faut traverser un souterrain fermé d’une porte de fer. » Avant de la franchir, le Chevalier dépose son heaume, il entre, l’écuyer lui tend une poignée de chandelles [1], en l’avertissant de les allumer pendant qu’il poussera la porte derrière lui mais il la ferme en dehors et s’esquive. Le Chevalier, ne l’entendant plus, devine qu’on l’a trompé, qu’il ne trouvera pas la reine et ne sortira du souterrain que par la grâce de Dieu. La nuit arrive et s’écoule. Au point du jour, il aperçoit d’incertaines lueurs et entend une voix de femme : « Sire chevalier, vous le voyez, vous n’avez pas de défense ; il faut composer pour sortir d’où vous êtes. — Que demande-t-on de moi ? — Que vous rameniez la paix dans ce lamentable château. — Mais la reine, où est-elle ? — Loin d’ici ; elle vous charge d’être son otage. Par vous doivent cesser les enchantements de la Douloureuse garde. — Et par quel moyen ? — Faites ce que vous pourrez et ce qu’exigera l’aventure. — J’en prends l’engagement. » Une fenêtre s’éclaire au haut de la voûte et laisse voir des reliques de saints : Lancelot jure sur elles de ne reculer devant aucun obstacle.

Alors la porte de fer tourne sur ses gonds et s’ouvre de nouveau ; il trouve en dehors un repas abondant dont il avait grand besoin. Une voix lui crie : « Maintenant, vous avez le choix de demeurer quarante jours dans le château, ou de tenter de conquérir la double clef des enchantements. — Je préfère, dit-il, le second parti. »

En reprenant les armes qu’il avait déposées à l’entrée, il se signe et avance. D’abord il est dans une nuit profonde, puis, par la baie d’une porte éloignée, il voit poindre une lumière. Il marche de ce côté, franchit la porte, et, tout d’un coup, entend un grand bruit ; il avance encore, malgré un fracas horrible qui lui donne à penser que la voûte s’écroule. Les parois, le seuil, tout semble tourner sur lui ; il se retient à la muraille du mieux qu’il peut, jusqu’à l’entrée d’une seconde porte cintrée. Elle était défendue par deux chevaliers de cuivre émaillé[2], tenant chacun une grande épée que deux hommes auraient eu peine à soulever. Ils en ferraillaient constamment, de façon que rien ne pouvait passer sans être mis en pièces.

Le Chevalier, l’écu en avant, s’élance entre les épées qui pénètrent dans les mailles de son haubert jusqu’à l’épaule, d’où s’échappe un jet de sang ; il passe outre en tombant sur ses mains : malgré la douleur qu’il ressent de cette chute, il reprend l’épée tombée devant lui et continue d’avancer, toujours l’écu devant sa poitrine. Il arrive, ainsi à une troisième porte défendue par un puits[3] de sept pieds de long et de large, exhalant une odeur fétide, et d’où sortait un bruit effroyable. À la porte était un grand éthiopien, jetant par la bouche des torrents de flamme bleue, tandis que jaillissaient des charbons ardents de ses yeux. À l’approche du Chevalier, le monstre lève des deux mains une hache énorme, prête à retomber dès qu’il le verrait à portée.

Le Chevalier hésita un instant, le puits seul paraissant offrir un obstacle insurmontable. Cependant il se souvient du serment qu’il a prononcé, remet l’épée dans le fourreau, prend son écu par l’extrémité des guiches, et le lance de toute sa force au visage de l’éthiopien : la hache écartèle l’écu, mais elle y reste engagée. D’un grand élan, le Chevalier saute de l’autre côté du puits en levant les mains qu’il arrête sur le cou de l’éthiopien. Celui-ci fait de grands efforts pour dégager sa hache, et cependant le Chevalier lui étreint la gorge et le frappe au visage à poings fermés. Force lui est de lâcher son arme, il fléchit, tombe à la renverse ; le Chevalier, tombé en même temps que lui, se relève, le saisit par les pieds et le précipite dans le gouffre.

Alors il regarde autour de lui. Une femme de cuivre merveilleusement émaillé tenait de la main droite la double clef des enchantements. Pour les prendre il approche d’un pilier de cuivre dressé au milieu de la salle. Des lettres creusées dans le métal disaient : La grosse clef déferme le pilier, la menue le coffre. Il ouvre le pilier, aperçoit le coffre ; mais, quand il touche à la seconde clef, il entend un bruit si effroyable, des cris si perçants, que le pilier lui-même en est ébranlé. Il se signe, ouvre le coffre, et de trente tuyaux de cuivre sortent autant de voix distinctes, plus douloureuses l’une que l’autre. De là partaient tous les enchantements répandus dans le château. De violents tourbillons se forment et de noires vapeurs, puis des clameurs aussi épouvantables que si tous les diables d’enfer eussent été là réunis. En réalité, il s’y en trouvait un assez grand nombre. Le Chevalier sent ses forces l’abandonner il tombe pâmé devant le pilier : quand il revient à lui, le pilier, l’image de cuivre, le puits, les deux chevaliers qui gardaient la première porte, tout avait disparu. Le souterrain était ouvert, il en sortit tenant dans ses mains la double clef des enchantements. En repassant par le cimetière, il n’y trouva plus de tombes, de lettres ni de heaumes ; il s’agenouilla dans la chapelle, déposa les clefs sur l’autel et monta au palais.

Comment peindre la joie illuminant tous les visages, et dire les actions de grâces qu’on lui rendit ! Il sut alors que la reine n’avait pas été retenue prisonnière et qu’on s’était entendu pour le tromper et le décider ainsi à revenir à la Douloureuse garde. Il ne s’y arrêta qu’une seule nuit et, dès le lendemain, il fit ses adieux à ceux qu’il venait de délivrer de la cruelle oppression des démons.

À compter de ce moment, la ville, le bourg et le château ne s’appelèrent plus que la Joyeuse Garde : nous en reparlerons plus d’une fois.

  1. Plein poing de chandelles. Expression qui revient souvent.
  2. Deux chevaliers de cuivre tresjeté. Ce dernier mot paraît avoir précisément le sens d’émaillé. Cet émail donnait au cuivre une belle couleur d’or et d’outremer.
  3. Ici finit la lacune du bon masc, 337, fo 16.