Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/41

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XLI.


En quittant Helain de Taningue, il avait chevauché tout un jour sans trouver aventure. À l’entrée de la nuit, il alla prendre gîte dans une maison religieuse appelée le Bienfait, en souvenir des dons du duc Escans de Cambenic, qui d’ermitage en avait fait abbaye. Ce n’était pourtant pas des moines noirs qui l’occupaient, car on ne connaissait pas encore cet ordre en Grande-Bretagne ; les religieux portaient le seul nom d’Abstinents. Messire Gauvain était sûr d’un bon accueil en disant qu’il était chevalier errant ; car en ce temps-là, toutes les maisons s’ouvraient aux chevaliers ; dans les profondes forêts, sur les hautes montagnes, il y avait toujours quelque ermitage où les voyageurs étaient assurés de trouver un gîte, un repas et de bons enseignements. Le plus souvent l’ermite était un ancien chevalier, qui, comme Alyer, le père d’Helain de Taningue, après avoir été preux avec les hommes, voulait se rendre preux envers Dieu. Nul ne compatit mieux aux prud’hommes que ceux qui prud’hommes furent eux-mêmes.

Gauvain dormit bien, se leva de grand matin, s’arma, remercia les Abstinents, et se remit à la voie. Il arriva à l’entrée d’une grande lande qui laissait voir à droite la belle et noble ville de Cambenic, siège du duc Escans ; et devant lui la forêt de Brequelan. La rivière qui coulait déjà devant la maison du Bienfait la partageait en deux, et servait de limite d’un côté au royaume de Norgalles, de l’autre au duché de Cambenic.

En avançant dans cette lande, Gauvain crut entendre à main droite la voix d’une femme qui chantait. Il prend de ce côté, et bientôt arrive à portée d’une pucelle de belle apparence qui tenait suspendue à son cou une épée dont le pont et le fourreau[1] jetaient un vif éclat. Gauvain la salue courtoisement : « Sire chevalier, répond-elle sans le regarder, Dieu vous sauve également, si vous l’avez mérité. — Mérité demoiselle, et comment ? « — Dame ou demoiselle doit-elle le salut aux chevaliers qui n’auraient jamais donné conseil ou porté secours aux dames ? — Demoiselle, en ce cas, je ne perdrai pas votre salut : j’ai pu maintes fois leur venir en aide. — Dieu vous donne alors bonne aventure ! » Et elle presse le pas de son cheval, sans ajouter un mot. « Pourquoi tant vous hâter, demoiselle ? fait messire Gauvain. — Parce que j’ai beaucoup à faire et n’ai pas de temps à perdre. Je suis à la recherche des deux meilleurs chevaliers qui soient au monde je ne pense pas que vous soyez l’un d’eux. Si pourtant vous tenez à savoir le nom de ces preux, ayez le courage de me suivre. — Eh bien ! je vous suivrai. »

Il chevauche derrière elle dans un étroit sentier qui les conduit dans la forêt, puis devant un tertre hérissé de rochers : au milieu s’élevait une tour, et la tour tenait à une grande et belle maison ceinte de murs. « Entrons, dit la demoiselle, on vous apprendra avant de sortir d’ici les noms que vous désirez savoir. » Elle frappe à la porte ; on ouvre. Mais quand messire Gauvain veut avancer, un chevalier lui crie du milieu de la cour : « On n’entre pas sans combattre. » Il se met en garde : le chevalier vient briser une lance sur son écu ; mais, atteint plus sûrement, il vide les arçons. Messire Gauvain passe outre sur les pas de la demoiselle qu’il voyait entrer dans une salle de plain-pied : « Demoiselle, de grâce attendez-moi, lui dit-il. — Non vous me retrouverez dans la plus belle chambre de la maison. » Cependant le chevalier abattu s’était relevé, et revenait l’épée haute : il frappe le cou du cheval qui fléchit, s’étend et meurt. Messire Gauvain, indigné d’être mis à pied, se dégage, court au chevalier, le fait tomber à terre ; lui arrache le heaume et allait lui trancher la tête, quand d’une fenêtre une pucelle lui crie : « Arrêtez ! arrêtez ! je le prends sous ma garde. — En votre faveur, demoiselle, je lui pardonne ; mais ce glouton a tué vilainement mon cheval. » Et il se hâte de rejoindre la Pucelle à l’épée, dans la salle la plus voisine. Là un second chevalier l’atteint d’un grand coup de lance qui porte sur l’écu sans l’entamer. Messire Gauvain le frappe d’une main plus sûre ; il lui tranche le bras droit jusqu’à l’os, et le malheureux s’enfuit en retenant de l’autre main ses chairs pantelantes. Messire Gauvain gagne alors la seconde chambre. Près de la pucelle à l’épée, était assise, dans une haute chaire, une seconde demoiselle plus belle encore : « Vous êtes, lui dit celle-ci, mon prisonnier ; mais il ne tiendra qu’à vous de vous affranchir. » Alors deux chevaliers ouvrent la porte avec fracas, et fondent sur lui. Messire Gauvain les reçoit de pied ferme, et, levant sa bonne épée, fend le premier heaume et tranche les mailles de la coiffe. Le chevalier chancelle et va chercher un appui contre le mur. Le second chevalier frappait par derrière ; messire Gauvain sans le regarder tourne le bras et d’un revers l’étend sur la jonchée[2]. « Apprends, glouton, dit-il, à mieux faire une autre fois. Est-ce là, demoiselle, la rançon que vous demandez, ou faut-il encore travailler à vous mériter ? — Pour le moment, ce que vous avez fait suffit ; mais vous n’êtes pas au terme de l’aventure. — Au moins vous, belle pucelle, dit messire Gauvain à celle qui tenait l’épée, vous devez nommer les deux chevaliers dont vous étiez en quête. — Attendez : nous ne sommes pas encore à la plus belle chambre. » Elle sort et messire Gauvain la suit jusque dans une salle des mieux parées. Au milieu se trouvait un lit à riches courtines, gardé par dix chevaliers armés de toutes armes, le heaume excepté. Le plus grand se tournant vers Gauvain : « Si vous avez intention de nous combattre, dit-il, il faut nous le promettre avant d’ouvrir ces courtines. — « De grand cœur je le promets, » et messire Gauvain va aussitôt ouvrir les rideaux. Il voit étendu dans le lit un beau chevalier mais de grandes plaies crevées sur son bras gauche et sa jambe droite répandaient autour de lui une puanteur insupportable. « Quel dommage s’écrie-t-il, d’un chevalier si beau, si bien taillé ! — Vous le plaindriez plus encore, reprend la pucelle, si vous connaissiez sa prouesse. » Et comme elle refermait la courtine, messire Gauvain se tourne et voit les dix chevaliers lacer les heaumes. « Vous pourriez, lui dit la demoiselle, éviter un combat aussi inégal, en payant le droit. — Quel droit entendez-vous ? — Plein heaume de votre sang. — À Dieu ne plaise ! j’aimerais mieux répondre à vingt ennemis. Sauf chevalier ou demoiselle, maudit qui peut demander un pareil droit »

Les dix chevaliers fondent alors ensemble sur lui. Il soutient leur choc sans désavantage ; ils avançaient, reculaient, essayaient en vain d’entamer ses armes. Pendant qu’ils chamaillaient, le malade se réveille et entrevoyant la pucelle à l’épée : « Ah s’écrie-t-il, je vous avais prié d’aller à la cour du roi Artus ; seriez-vous déjà revenue ? — Non je ne suis pas allée si loin ; mais j’ai ramené un chevalier qui pourrait bien être l’un des deux que je cherchais. Voyez plutôt. » Et elle souleva la tête du malade. Déjà, un des dix agresseurs était étendu sans vie ; deux étaient navrés, les autres paraissaient incertains de ce qu’ils feraient. « Ah ! les fils de putain, s’écrie le malade qui ne peuvent à dix outrer un seul chevalier ! » Et il laisse retomber sa tête sur l’oreiller, avec grands soupirs. Or messire Gauvain avait eu soin de prendre pour appui une porte fermée. Tout à coup il sent que la porte cède ; la demoiselle à la chaire paraît, les chevaliers reculent de quelques pas. Elle prend Gauvain par le poing et veut lui ôter son épée. — « Que faites-vous, demoiselle ? dit messire Gauvain, je n’eus jamais plus besoin de mon arme. » Et il ne la cédait pas. Elle fait signe aux chevaliers, qui recommencent une lutte ardente : ils frappent rudement sur le heaume et le haubert, tout en prenant garde de ne pas toucher la demoiselle qui retenait toujours la main de messire Gauvain. Celui-ci lui abandonne enfin l’épée et, rassemblant toutes ses forces frappe des poings et des pieds, terrasse un des sept qui restaient, lui arrache son arme et tient les autres en respect. Midi venait d’arriver, l’heure où ses forces étaient ordinairement doublées. La demoiselle le vient encore reprendre par le poing, pour lui ôter la deuxième épée : « Je vois, dit-il, que vous voulez me livrer sans défense à ces gloutons. — Donnez, sire, il le faut. » Elle dit ces mots en souriant ; Gauvain ne résiste plus et abandonne encore son épée. La pucelle fait signe aux assaillants de vider la place, le prend par la main et le conduit dans la première salle : « Chevalier, dit-elle, vous êtes pris ; j’ai votre épée : voyez s’il vous plaira de payer rançon. — De quelle rançon s’agit-il ? — On vous l’a déjà demandé : plein heaume de votre sang. — Jamais ! la honte en serait trop grande. J’aime mieux garder prison. — Allons ! un prud’homme ne doit pas pourrir en chartre, et quand vous saurez ce que nous entendons faire de votre sang, vous ne le refuserez plus. Sachez que le chevalier que vous avez vu si malade doit voir ses plaies se fermer quand les deux meilleurs chevaliers du siècle voudront bien lui donner une écuelle pleine de leur sang pour en oindre l’un son bras, l’autre sa jambe droite. Ne serait-ce pas à vous grand honneur d’être un de ces deux chevaliers ? — Demoiselle, reprit Gauvain, je voudrais qu’il en fût ainsi ; mais je sais que Dieu ne m’a pas fait si grande grâce. Je tenterai pourtant l’épreuve, pour témoigner de mon grand désir d’adoucir les souffrances de votre chevalier. »

Alors la pucelle à l’épée s’approche, et délace le heaume de messire Gauvain : l’autre demoiselle commence à soupçonner qu’il pourrait bien être messire Gauvain. Car elle avait ouï dire qu’il avait une cicatrice au sourcil droit, et une des dents de moins. On lui détache ensuite la chausse droite, on lui présente sa bonne épée, et il se frappe lui-même. Le sang jaillit de la cuisse en abondance et coule dans le heaume que tendait la pucelle. — « Assez ! dit-elle ; » et elle s’éloigne avec le beau sang qu’elle a recueilli.

L’autre demoiselle achève de désarmer messire Gauvain et visite les plaies : elles étaient vives et saignantes. Comme elle venait de les découvrir, et que le patient était étendu, pâle et sans mouvement, un jeune valet entre et n’a pas plutôt jeté les yeux sur le chevalier blessé qu’il s’éloigne en poussant des cris de désespoir. On court à lui, on l’avertit de faire moins de bruit, pour ne pas réveiller le chevalier alité. Il passe dans une autre chambre d’où ses cris perçants arrivent encore au lit du malade, qui se réveille et, voulant savoir d’où part le bruit, fait un mouvement, et se voit à sa grande surprise hors du lit. C’est que, grâce au sang dont l’avait arrosé la demoiselle pendant qu’il dormait, il avait retrouvé l’usage de sa jambe. — « Mon Dieu ! serais-je guéri ? » s’écrie-t-il ; et tout joyeux, le bras en écharpe, il entre dans la chambre où le jeune valet pleurait et s’arrachait les cheveux. Quand l’enfant le voit arriver il n’en pleure que davantage : « Comment ! petit vaurien, dit Agravain, êtes-vous affligé de me savoir guéri ? — Je ne pense pas à vous ; mais au dommage qui nous arrive, plus grand que le profit de votre santé. Ici près, monseigneur Gauvain se meurt. — Est-il possible ? » Et le bonheur d’Agravain se change en deuil. Cependant la demoiselle apprenait le bon effet de l’onction ; elle accourt, voit son ami pâmé de douleur, le prend dans ses bras. « Qui donc a tué mon frère Gauvain ? dit Agravain, ouvrant les yeux. — Votre frère Gauvain ! Serait-il ici ? — Oui, dit l’enfant, je l’ai vu. — J’avais donc bien deviné qu’il lui serait donné, comme au plus preux des preux, de vous guérir. Mais consolez-vous, ses plaies ne sont pas mortelles. — Veuillez, dit Agravain, me conduire à lui. » Les valets approchent pour le soutenir ; il refuse leur aide, il n’en a plus besoin. En le voyant, messire Gauvain reconnut bien le chevalier du lit, non son frère, tant la souffrance l’avait amaigri, décoloré. « Sire frère, dit Agravain, soyez mille fois le bien venu ! je vous dois ma guérison. » Gauvain se lève à demi et l’embrasse ; puis il veut savoir comment il avait été si cruellement blessé. « Je ne dois pas, dit Agravain, vous le cacher, à vous qui m’avez guéri.

« Vous n’avez pas oublié qu’après la dernière assemblée contre le prince Galehaut, vous aviez suivi la cour à Carduel : pour moi, je pris congé de vous et je vins en ce pays, où la demoiselle que j’aime m’avait mandé, pour empêcher son père, le, roi Tradelinan de Norgalles, de la donner à un chevalier qu’elle n’aimait pas. J’arrivai, j’enlevai mon amie, et m’enfermai avec elle dans cette maison. À quelque temps de là, j’allai chasser en bois, c’était au mois d’août. Vers midi je me sentis tellement accablé par la chaleur, qu’après avoir chargé mon frère Mordret et un écuyer de rapporter céans deux grands chevreuils que j’avais abattus, je me mis à l’aise, ôtai mon surcot et ne gardai que ma chemise. Puis, étendu près d’une fontaine à l’ombre d’un sycomore, je m’endormis à quelque distance de mon second écuyer, chargé de veiller à nos chevaux. Deux demoiselles montées sur palefroi vinrent alors à passer, la guimpe levée, tenant en leurs mains chacune un sachet, ainsi que me le conta l’écuyer qui les prit pour mon amie et sa meschine. Elles descendirent ; l’une posa sur ma tête un oreiller et m’oignit la jambe d’un certain onguent. L’autre en fit autant sur le bras gauche. Puis elles remontèrent et le valet les entendit dire en repassant devant lui : « En vérité, nous avons été bien dures ; nous aurions dû lui laisser une chance de guérison. — Eh bien, dit l’autre, je destine qu’il retrouve l’usage de son bras, quand le meilleur chevalier du siècle vivant l’aura humecté de son sang. — Moi, j’entends que la plaie de sa jambe se referme, quand elle sera arrosée du sang du chevalier qui approchera le plus du meilleur.

« Elles se perdirent dans le bois, et mon valet, ne pouvant les suivre, revint à moi tout ému. Il voulut m’éveiller, mais l’oreiller me retenait endormi, et je n’ouvris les yeux qu’au moment où, sans le vouloir, je le dérangeai et le fis tomber. Aussitôt je sentis de cuisantes douleurs ; ma jambe et mon bras étaient couverts de pus. Vainement j’essayai de remonter en selle ; l’écuyer disposa une litière, des gens de la forêt m’y étendirent et me ramenèrent à la maison. Depuis ce temps, je ne me suis pas levé, jusqu’au moment où, grâce à votre prud’homie, j’ai retrouvé l’usage de ma jambe. »

Agravain se tut ; mais la demoiselle à l’épée : « Je vous avais toujours dit qu’il fallait s’enquérir de monseigneur Gauvain, comme du premier des preux ; vous ne vouliez pas me croire, et vous souteniez qu’il y en avait assez d’autres qui le valaient. Agravain ne répondit pas, honteux d’avoir méconnu la bonté de son frère ; et Gauvain voulant détourner le propos : « Cette maison, dit-il, à qui est-elle ? — À moi, frère, répond Agravain. Je la tiens du duc de Cambenic qui l’a conquise sur le roi de Norgalles. » Ici messire Gauvain, surprenant un sourire sur les lèvres de l’amie d’Agravain, la pria de lui en dire l’occasion : « Mon Dieu ! je ris des folles imaginations du siècle. Une sœur que j’ai, plus jeune que moi, n’a-t-elle pas fait vœu de vous garder sa virginité ? Aussi le roi notre père, qui n’a pas d’autres enfants que nous, craignant que cette fantaisie ne mît obstacle à son mariage, la fait-il garder, pour l’empêcher de jamais vous voir. — En vérité, dit messire Gauvain, c’est prendre trop de précautions : j’ai toute autre chose à penser qu’à relever votre sœur de son vœu. Après tout, le temps et le lieu s’y prêtant, je ne laisserais pas échapper une occasion aussi agréable de la satisfaire.

« Maintenant, demoiselle à l’épée, me direz-vous quels sont les deux prud’hommes dont vous m’avez parlé ? — Il est aisé de voir, répond-elle, que vous êtes l’un des deux ; pour l’autre, c’est le vainqueur des assemblées du roi Artus et du prince Galehaut : je ne sais quel est son nom. Quant à l’épée que je tenais suspendue à mon cou, votre frère Agravain m’avait chargé de vous la porter à la cour du roi ; j’y allais quand vous m’avez rencontrée. » Messire Gauvain ayant pris l’épée : « Si les lettres, dit-il, qu’on lit sur la lame[3] ne donnent pas le change, elle serait destinée à quelque bachelier de haute espérance. Maintenant, elle est des meilleures, mais elle doit perdre de jour en jour quelque chose de sa vertu, tandis que le chevalier qui la portera doit croître en prouesse dans la même proportion. — Personne, dit la demoiselle, ne saurait mieux en disposer que vous. — Au moins, reprend messire Gauvain, je sais à quel bachelier elle pourra convenir. » Il entendait le jeune Hector qu’il avait vu chez la dame de Roestoc ; l’épée lui fut en effet portée à quelques jours de là par un chevalier que messire Gauvain allait combattre au carrefour des Sept-Voies et recevoir à merci.

« Ma sœur, » dit à son tour l’autre demoiselle, avait chargé votre frère Agravain de vous la faire tenir, pour lui donner occasion de vous parler d’elle. — J’en sais beaucoup de gré à votre sœur, répond messire Gauvain. Quant au vainqueur des deux assemblées, c’est assurément le meilleur chevalier que j’aie vu de ma vie, et c’est de lui que je suis en quête. Si je puis le trouver, je vous l’amènerai, Agravain, car il lui est réservé d’achever votre guérison. Son nom est Laucelot du Lac, le fils du roi Ban de Benoïc.

« Maintenant, frère, me direz-vous encore quelles étaient ces dames qui vous ont ainsi maltraité ?

— « Oui, car je crois bien le savoir. Un jour j’avais combattu et mortellement navré un chevalier qui avait en garde une demoiselle. Outrée de douleur, la demoiselle me dit qu’avant la fin de l’année elle saurait bien venger son ami. Une autre fois, j’étais entré dans la forêt de Broceliande[4], cherchant aventure. J’y rencontrai une dame d’une grande beauté, et je l’arrêtai par le frein. Un chevalier qui l’avait en garde voulut la défendre, je l’abattis de cheval et le laissai assez mal en point. Puis je fis descendre la dame et la conduisis dans un épais fourré, avec l’intention d’en prendre mon plaisir. Elle essaya de résister, mais elle ne put m’empêcher de l’étendre sur l’herbe et de la découvrir. Je vis alors sa chair parsemée de clous et de rognes et je n’allai pas plus avant. Oh, par Dieu ! dis-je en me redressant, vous n’aviez pas besoin de tant vous défendre : j’aimerais mieux avoir affaire à la plus vilaine lépreuse. Honni le chevalier qui vous prendra de force ! — Soit, répondit-elle ; mais un an ne passera pas sans que ta jambe ne devienne plus puante et plus rogneuse que la mienne. Voilà, sire frère, les deux femmes qui m’ont ainsi maltraité. — Et qui, reprit messire Gauvain, l’ont fait justement. La honteuse tache dans un chevalier que l’orgueil et la violence ! »

Agravain était en effet le plus orgueilleux, le plus violent des chevaliers ; et la leçon qu’il avait reçue ne le rendit pas, dans la suite, moins présomptueux ni plus sage[5].

« Il me reste à savoir, reprit messire Gauvain, pourquoi tant de gens armés voulaient me défendre l’entrée de cette maison. — Ces gens, dit Agravain, sont tous vassaux de la demoiselle mon amie. Quand le roi son père eut dessein de la marier, il la mit en possession de la terre qu’il lui devait céder, en ordonnant aux chevaliers de cette terre de faire hommage à leur nouvelle dame. Comme je devais attendre ma guérison des deux plus preux chevaliers du siècle, mon amie avait chargé plusieurs d’entre eux d’éprouver la valeur de ceux qui se présenteraient. Voilà pourquoi, quand après avoir abattu le premier vous fûtes sur le point de trancher la tête au second, mon amie ouvrit une fenêtre et vous pria de l’épargner. Le chevalier que ces fervêtus n’auraient pas empêché d’arriver jusqu’à mon lit devait nous donner volontairement de son sang, ou le voir prendre de force par les dix chevaliers qui l’attendaient dans la chambre. Vous aviez refusé la rançon demandée ; voilà pourquoi mon amie vous enlevait votre épée, pour laisser à ses chevaliers le temps de faire couler votre sang dont nous avions besoin. Mais enfin, elle a interrompu le combat, dans l’espoir de vaincre votre résistance et de vous faire consentir à laisser prendre dans votre cuisse le sang qui me devait guérir. Si vous aviez refusé, je serais encore étendu sur mon lit de douleur. »

Nous ne suivrons plus messire Gauvain, à partir du moment où il prend congé de son frère et des deux demoiselles. Il suffit de dire en peu de mots qu’il rentra dans la forêt de Brequehan ; qu’il arriva au carrefour des Sept-Voies, où il eut à combattre un chevalier qu’il chargea de porter à Hector l’épée de la demoiselle de Norgalles. Enfin il arriva à l’entrée du Sorelois. Avant qu’il ait retrouvé Lancelot, nous aurons le temps de revenir à la pauvre dame de Roestoc.

  1. On sait que, par pont, il faut toujours entendre le pommeau de l’épée.
  2. Les salles même les plus somptueuses n’étaient pas ordinairement pavées, encore moins parquetées. On couvrait la terre de fleurs et d’herbes odoriférantes, de là le mot joncher, couvrir de joncs.
  3. Les épées de choix portaient alors des lettres tracées près de la poignée et rappelant soit le nom de l’ouvrier, soit la bonté de la lame. De là l’expression si fréquente dans les anciens romans et chansons de geste : épée lettrée.
  4. Variante, Landebelle. (Msc. 751, fo 112.)
  5. L’histoire de la rencontre d’Agravain avec les deux dames dont il avait blessé les amis, est plus longuement racontée dans la partie inédite de l’Artus, msc. 337, fo 255. — Voyez dans le livre d’Artus (Rom. de la Table ronde, t. II, p. 283) la conversation des quatre fils de Loth, et l’allusion faite à l’aventure qu’on vient de lire.