Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/51

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LI.



Sagremor avait d’étranges habitudes d’esprit et de corps. Quand il était échauffé, il aurait affronté une armée entière mais, une fois l’heure du combat passée, il devenait inquiet, timide ; une douleur lui montait à la tête ; il enrageait de faim, et s’il ne trouvait pas à manger, on le voyait en danger de mourir. Ce dérangement, ce trouble dans les humeurs avait justifié le surnom de desréé (démesuré) que lui avait donné la reine Genièvre, un jour que s’étant jeté au milieu des Saisnes et des Irois, il avait occis, l’un après l’autre, Quinquenart un roi d’Irlande, et Brandaigne un roi des Saisnes. De son côté, Keu voulant lui faire un reproche de ses défaillances maladives, l’avait surnommé le mort-de-jeun[1].

« Ah ! dit tout à coup Sagremor, je me sens mourir. Donnez-moi à manger ou faites approcher un prêtre. — Il ne sera pas facile à trouver, dit mess. Gauvain, ni d’apaiser votre faim. — Ne soyez pas inquiet, reprit la demoiselle, nous ne tarderons guère à arriver. » Mais Sagremor se maintenait à cheval à grand’peine ; il chancelait et risquait de tomber d’un moment à l’autre. Mess. Gauvain descendit alors, confia la bride de son cheval à la demoiselle, et se mettant en croupe derrière Sagremor, il le retint dans ses bras. On était à l’heure du premier somme, quand il fallut passer un courant d’eau sur une planche large de trois pieds. Par bonheur la lune luisait. La demoiselle passa d’abord en tenant, du haut de son palefroi, les rênes du second cheval. Sagremor et Gauvain suivirent. À peu de distance de l’autre rive s’élevait une grande et superbe maison où l’on arrivait en passant par un beau verger. La demoiselle les introduisit par une poterne ou porte secrète, en poussant devant elle les deux chevaux ; mess. Gauvain et Sagremor passèrent. « Maintenant, dit-elle, descendez ; voici une étable, laissez-y vos chevaux. »

Puis elle les conduit en silence dans une salle haute : « N’oubliez pas, lui dit mess. Gauvain, que Sagremor n’en peut mais. — Un peu de patience, répond la demoiselle, avancez avec moi jusqu’à cette autre chambre ; c’est la mienne. » La lune qui brillait de tout son éclat y pénétrait par plus de vingt fenêtres. Elle les fait asseoir, les quitte un instant, puis revient avec plusieurs plats couverts et un flacon d’excellent vin.

Peu à peu Sagremor reprend ses forces ; et quand ils eurent tous trois bien bu et mangé, la demoiselle dit : « Messire Gauvain, laissez-moi le soin de Sagremor, vous avez ici mieux à faire. Cette maison appartient au roi de Norgalles dont votre amie est la fille ; elle ne désire rien tant que votre venue ; mais sa chambre est assez éloignée de celle-ci, et pour y arriver, vous aurez à braver bien des dangers ; mais à cœur vaillant rien n’est impossible. »

Ce disant, elle prend plein son poing de chandelles et fait d’abord passer mess. Gauvain par une étable où se trouvaient jusqu’à vingt palefrois noirs.

Au milieu de la chambre suivante perchaient vingt oiseaux de proie. Dans l’autre encore vingt beaux destriers. « Ces chevaux, dit-elle, sont à vingt chevaliers qui chaque nuit viennent près de cette salle reposer sur des lits, sans quitter leurs armes. Ils ont la garde de ma demoiselle ; car le roi, averti de l’amour que sa fille vous a voué, prévoit que l’aventure pourra vous amener ici. Elle m’avait envoyée à votre recherche, après avoir su ce que vous aviez dit chez votre frère Agravain, que, si l’occasion de la voir se présentait, vous ne la laisseriez pas échapper. Avancez jusqu’à l’entrée de la salle des vingt chevaliers : ils sont là ; les voyez-vous ? Maintenant, faites comme vous entendrez : je retourne à Sagremor. »

Mess. Gauvain avance le heaume lacé, l’épée nue. Il prête l’oreille et n’entend rien. Il avance encore, et dans les angles de la chambre voûtée et carrée, il aperçoit dix lits occupés par autant de chevaliers armés, les écus sur la poitrine, les heaumes posés sur le chevet. Il marche avec précaution ; aucun ne se réveille. Il éteint un grand cierge, gagne l’autre porte et la ferme après lui. Au milieu de cette seconde chambre était un lit magnifique, et sous la couverture d’hermine reposait une jeune fille dont la beauté était facile à reconnaître, grâce à quatre cierges allumés dans la salle. Il les éteint, ôte son heaume, abat sa ventaille, détache son épée et vient au lit. Ses baisers réveillent la demoiselle qui d’abord se plaint comme femme dont on vient à troubler le sommeil ; puis en ouvrant les yeux : « Sainte Marie ! s’écrie-t-elle, qu’est-ce donc ? et qui êtes-vous ? — Celui qui vous aime et que vous aimez, belle et douce amie. N’éveillez personne. — Êtes-vous un des chevaliers de mon père ? — Non, belle douce amie ; je suis Gauvain, le neveu du roi Artus, auquel vous avez promis votre amour. — Allumez, je verrai bien. » Les cierges rallumés, la pucelle regarde le visage de celui qui venait la surprendre ; elle aperçoit l’anneau qu’il avait au doigt. « Plus de doute, c’est bien messire Gauvain. » Alors d’un visage radieux de bonheur, elle se lève à demi et lui ouvre les bras, tout




armé qu’il était encore. « Ôtez, bel ami, votre haubert, et laissez-moi bien voir celui que j’ai tant désiré. » Mess. Gauvain quitte ses armes, revient au lit et se place à ses côtés. Après en avoir fait sa volonté, il raconte comment il est venu, et sur la minuit ils s’endorment dans les bras l’un de l’autre.

Or la partie de la maison réservée à la demoiselle et aux chevaliers qui la gardaient donnait sur une cour, en face des chambres du roi de Norgalles. Le malheur voulut que Tradelinan eut besoin de se lever : en revenant, il ouvre la fenêtre, et comme les cierges étaient allumés, il voit à n’en pas douter les bras de la jeune fille passés autour du cou d’un chevalier. « Voilà ! dit-il, un beau profit de ma garde ! » Il referme doucement la fenêtre et revient conter à la reine ce qu’il a vu. « Ne pleurez pas, dit-il, ne faites pas de bruit, je sais un moyen de nous venger sans que le monde sache rien de l’aventure. » Il va réveiller deux chambellans. « Voulez-vous gagner de grandes seigneuries ? — Sire, il n’est rien que nous ne soyons prêts à faire pour vous. — Sachez qu’un chevalier félon est entré dans la chambre de ma fille : prenez, vous une épée, vous un gros mail. Vous approcherez du lit doucement ; vous qui tiendrez l’épée avancerez la pointe sous la couverture, juste vers le cœur du chevalier ; vous qui tiendrez le mail donnerez un grand coup sur le pommeau de l’épée ; le traître sera mort avant d’avoir dit un mot. Nul autre que vous et moi ne saura jamais rien de la honte de ma fille et du châtiment de celui qui l’aura vengée. »

Les chambellans munis du mail et de l’épée, entrent dans la chambre de la pucelle, par la porte opposée à celle des chevaliers. Ils restent un instant en admiration de la beauté de l’amoureux couple ; puis le premier avance la lame de l’épée, l’autre recule d’un pas pour mieux frapper de long. Mais mess. Gauvain, dont le bras était hors de la couverture, sent le froid de l’acier ; il s’éveille, il relève le bras et détourne par ce mouvement la lame, et le mail frappe de telle force sur le pommeau de l’épée que la pointe, qui venait de remonter et changer la visée, va se ficher dans le mur où elle pénètre d’un demi-pied. Mess. Gauvain en ouvrant les yeux voit devant lui un homme armé ; il s’élance du lit, arrache l’épée de la paroi murale, et perce d’outre en outre celui qui l’avait tenue. L’autre chambellan gagnait la porte ; mais il est devancé ; mess. Gauvain d’un coup d’épée lui met à jour la cervelle. Cela fait, il soulève et rapproche les deux corps, puis les pousse hors de la chambre. Au bruit de leur chute, le roi, la reine arrivent et crient alarme : les chevaliers de l’autre chambre se réveillent. « Ouvrez, demoiselle, ouvrez ! » Pas de réponse. Ils frappent à coups redoublés, ils menacent de briser la porte. « Tant qu’il vous plaira, dit la pucelle ; elle est forte et ne craint rien de vous. » Cependant elle aidait mess. Gauvain à revêtir ses armes. Il voulait aller sur les chevaliers qui frappaient toujours ; il conjurait son amie de lui permettre d’ouvrir. « Je m’en garderai bien, dit-elle. — Ah ! douce amie, ne faites pas dire que j’aie craint de sortir par où j’étais entré. — Au moins attendez un peu. Vous allez prendre cette autre porte et vous tiendrez sous l’arc de la voûte[2], où l’on ne vous verra pas. J’ouvrirai aux chevaliers qui, ne vous trouvant plus ici, vous poursuivront jusqu’à la chambre de mon père où cette porte conduit ; quand ils auront inutilement cherché, ils reviendront par la première porte. Et comme le couloir est étroit, vous en aurez facilement raison, l’un après l’autre. Ainsi pourrez-vous sortir comme vous le souhaitez. »

Nous épargnerons au lecteur le récit assez compliqué des luttes que mess. Gauvain eut à soutenir. Il suffira de dire qu’il eut grand’peine à triompher non-seulement des vingt chevaliers de garde, mais de tous ceux qui se trouvaient dans les chambres du roi et dans le verger qu’il lui fallut traverser de nouveau. Heureusement Sagremor par sa prouesse, la demoiselle par ses ruses, le secondèrent à merveille.

Un des chevaliers du roi, plus hardi que les autres, avait arrêté Sagremor comme il rentrait dans le verger. Après un long combat, il demanda et obtint merci, à condition de les aider à regagner la planche sur laquelle ils avaient passé dans le verger. Ce chevalier les conduisit, et en prenant congé il obtint de Sagremor la permission d’être à jamais son chevalier.

La nièce de Manassès qui les avait amenés semblait craindre de rester après eux : « Que va devenir, lui demanda mess. Gauvain, ma douce amie, si nous l’abandonnons au ressentiment du roi son père ? — Ne tremblez pas pour elle ; le roi et la reine l’aiment trop pour ne pas lui pardonner. Depuis le départ de sa sœur, l’amie de votre frère Agravain, elle est leur seul enfant. Pour moi, s’ils viennent à me prendre, rien ne me sauvera de leur ressentiment. »

Sagremor, son nouvel ami, offrit de l’accompagner jusqu’au château d’Agravain. Elle y consentit, et chargea un valet qui l’avait suivie de conduire mess. Gauvain jusqu’à l’entrée du Sorelois, où nous saurons comment il arriva, après avoir appris ce que devient un autre de nos amis, le bon Hector des Mares.

  1. On conte cela dans la partie inédite de l’Artus. Mais voici le passage du Lancelot, que j’ai rendu comme j’ai pu : « si l’i mist ce nom de desréé la reine, très devant Estrechères ; le jor que li xxx chevaliers desconfirent l’ost des Saisnes et des Irois et chacierent jusqu’à l’arc de Vargairice ; là où Sagremor trencha la teste à Branduagne li roi des Saisnes et Magrant le roi d’Irlande. Et par la maladie qui si sovent li avenoit, li mist à non Keus li senechaus Sagremor le mort-jeun. »

    Dans l’Artus (ms. 337, fo 146), comme Sagremor venait de tuer les rois Quinquenart et Brandaigne, une douleur aiguë le saisit ; il en serait mort si Gauvain ne se fût hâté de lui apporter à manger. On parla beaucoup de ses prouesses et de son infirmité ; et la reine remarqua qu’on ne lui pouvait rien reprocher, sinon d’être trop desréé, surnom qui ne lui déplaisait pas. Keu ajouta en raillant qu’on aurait aussi bien raison de l’appeler Mort-géun (mort de jeûne), et ce mot devint l’occasion d’une grande querelle. Gauvain ayant en vain essayé de faire taire Keu, Gaheriet avait donné une buffe au mauvais railleur, et le roi Artus avait demandé une réparation pour son sénéchal. Mess. Gauvain voulut alors quitter la cour et renoncer à servir un roi qui laissait insulter les preux par un mauvais bouffon. Il fallut pour l’apaiser que le roi Artus et la reine Genièvre vinssent s’agenouiller devant lui, et que le sénéchal fît amende honorable.

  2. « Et vous serez de ça, dessous cet arc volu. » (Ms. 751, p. 131.)