Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/54

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Léon Techener (volume 4.p. 55-59).

LIV.



Le roi n’était pas revenu de la chasse aux Saisnes en même temps que mess. Gauvain. Il s’était arrêté de l’autre côté de la rivière, dans l’espérance d’apercevoir au moins la dangereuse Camille. Elle parut en effet à sa fenêtre et lui fit signe qu’elle voulait descendre et parler à lui. Quand elle fut à la porte du château, « Sire, lui dit-elle, on vous tient pour le premier entre tous les preux : si je vous en crois, vous n’aimez aucune femme autant que vous m’aimez. J’ai bien envie d’éprouver si vous parlez loyalement. — Camille, vous le savez, je ne suis pas maître de vous refuser la moindre chose. — Ce que j’ai à vous demander ne saurait donc vous causer grand’peine. J’ai pris mes précautions : cette nuit, vous pourrez sans danger venir me trouver. Le voulez-vous, le désirez-vous, comme je le désire moi-même ? Vous retournerez avant le jour ; personne ne vous arrêtera, ne devinera que nous devions passer la nuit ensemble. — Mais, Camille, promettez-vous de ne rien refuser à mon amour ? — Oui, par tous mes dieux et les vôtres. — Je viendrai donc. — Maintenant, éloignez-vous ; il ne faut pas qu’on vous aperçoive. Quand vous reviendrez, vous trouverez un fidèle valet pour vous ouvrir. »

Le roi rejoignit ses chevaliers ; ils ne furent aucunement surpris de le voir rayonnant de joie. Il envoia aussitôt vers la reine, pour lui annoncer qu’il était revenu sain et sauf de la chasse, et qu’il avait l’intention de passer la nuit au camp. Il l’engageait de son côté à faire belle chère.

La reine avait averti, comme on a vu, Lionel de venir lui parler ; il arriva et elle le chargea de dire aux deux grands amis de se rendre le soir dans la tour et d’entrer dans le jardin par une porte secrète. « Madame, dit Lionel, je ne sais comment ils pourront quitter leur couche, sans éveiller messire Gauvain et Hector qui occupent la même tente. — Gauvain est donc de retour ? reprend la reine. J’en suis bien aise. Mais rien ne doit être impossible au cœur de nos chevaliers. Ils feindront, je suppose, un grand besoin de repos, et ils se mettront les premiers au lit. Hector et Gauvain suivront leur exemple, et quand nos amis les verront endormis, ils se lèveront doucement, tu les conduiras, et nous les attendrons aux premières lices. »

Lionel remplit fidèlement le message : vous devinez la joie et le doux espoir de Lancelot. Artus ne se promettait pas moindre fortune aux mêmes heures. Quand les chambellans furent endormis, il réveilla son neveu Gaheriet, auquel il avait confié le secret de son amoureux aveuglement. Le valet de Camille les attendait à la première entrée et les conduisit du verger, dans la première salle où la belle Camille les reçut d’un visage riant. Elle aida même à désarmer le roi ; Gaheriet fut conduit à la couche d’une belle et jeune fille, et Camille passa avec le roi dans une autre chambre où elle n’eut rien à lui refuser. Il s’endormit dans les bras de sa trompeuse maîtresse : mais bientôt un grand bruit le réveille ; quarante chevaliers frappent à la porte et paraissent. Le roi se lève et court à son épée, avant même d’avoir passé ses braies. Les chevaliers (un d’eux portait plein poing de chandelles) l’entourent, l’avertissent que la défense ne lui servira de rien et qu’il est leur prisonnier. Ils lui arrachent des mains sa bonne épée, et le saisissent pendant que d’autres vont prendre Gaheriet. Puis on les enferme dans une chartre dont la porte était ferrée.

Comme cela se passait à la Roche aux Saisnes, Lancelot et Galehaut, après avoir doucement quitté leur couche, s’étaient armés et, sous la conduite de Lionel, avaient gagné l’entrée du jardin. La reine avait su trouver une raison pour éloigner de ses chambres toutes ses dames : elle vint elle-même avec la dame de Malehaut ouvrir la porte secrète, et les deux chevaliers ayant déposé leurs armes et attaché leurs chevaux dans un endroit couvert, les suivirent dans l’une et l’autre chambre. Douce fut pour eux la nuit, la première où leur étaient données toutes les joies réservées aux plus tendres amoureux. Avant le retour du jour, il prit envie à la reine d’aller, sans lumière, toucher l’écu fendu que la Dame du lac lui avait envoyé. Les deux parties en étaient rejointes, comme si elles n’eussent jamais été séparées. Ainsi reconnut-elle que de toutes les femmes elle était la plus aimée. Elle courut aussitôt réveiller la dame de Malehaut pour lui montrer la merveille. La dame en riant prit Lancelot par le menton, non sans le faire rougir en se faisant reconnaître pour celle qui l’avait si longtemps retenu dans sa geôle : « Ah ! Lancelot, Lancelot ! dit-elle, je vois que le roi n’a plus d’autre avantage sur vous que la couronne de Logres ! » Et comme il ne trouvait rien à répondre de convenable : « Ma chère Malehaut, dit la reine, si je suis fille de roi, il est fils de roi ; si je suis belle, il est beau ; de plus il est le plus preux des preux. Je n’ai donc pas à rougir de l’avoir choisi pour mon chevalier. » Le jour les avertit de se séparer, avec l’espoir de bientôt reprendre ces doux entretiens.

Et cependant, Camille la magicienne faisait pendre aux créneaux de la Roche les écus du roi Artus et de Gaheriet. Ce fut un grand sujet d’étonnement et de douleur quand les Bretons les aperçurent. Ils ne devinaient pas comment les Saisnes avaient fait une telle capture ; seulement ils supposaient qu’on les avait entourés comme ils allaient reconnaître le camp ennemi. Dès que la reine aperçut ces douloureux trophées, elle manda mess. Gauvain et Lancelot.