Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/56

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Léon Techener (volume 4.p. 65-74).

LVI.



Plusieurs semaines passèrent mais pour le grand cœur de Lancelot, l’épreuve était trop rude. Il se voyait pour la première fois victime d’une odieuse trahison ; désarmé, enfermé : il pensait au message de Lionel, aux souffrances de la reine en ne le voyant pas arriver. Avait-elle pu savoir qu’il eût suivi une demoiselle inconnue, pour partager avec mess. Gauvain, Hector et Galehaut, la prison de l’artificieuse Camille.

Ces tristes pensées ne tardèrent pas à ébranler sa santé. Il cessa de manger, il devint sourd à la voix de mess. Gauvain et de Galehaut lui-même. Peu à peu le vide se fit dans sa tête ; il sentit un trouble étrange ; ses yeux grandirent et s’allumèrent. Il devint un objet d’épouvante pour ses compagnons de captivité. Le geôlier le voyant hors de sens ouvrit une autre chambre et l’y enferma. Galehaut eût bien voulu ne le pas quitter, au risque d’avoir à se défendre de sa fureur insensée. « Ne vaudrait-il pas mieux, disait-il, mourir de ses mains que vivre sans lui ? » Mais il eut beau réclamer, il ne fléchit pas le geôlier.

La nouvelle de la frénésie de Lancelot arriva bientôt aux oreilles de la trompeuse enchanteresse. Elle demanda si le malheureux chevalier pouvait être mis à rançon. « Demoiselle, répondit le geôlier, ses compagnons assurent qu’il n’a pas sur terre de quoi poser le pied. — Il n’y a donc aucun profit à le retenir. Ouvrez la porte et qu’il s’éloigne ! »

La sortie du château de la Roche donnait précisément sur la tour du roi Artus. Sur la porte, Camille avait jeté un charme : les gens du château pouvaient seuls l’ouvrir et la fermer ; elle résistait à tous les efforts de ceux qui auraient du dehors essayé de la rompre ; et quand les Saisnes y étaient rentrés, ils n’avaient plus rien à craindre de ceux qui les poursuivaient.

Lancelot, au sortir de la Roche, arriva au milieu des tentes et commença par les renverser çà et là. Puis il se jeta sur les Bretons, qui ne le connaissaient pas, ne l’ayant vu que couvert de ses armes, au passage du Gué. Tous s’enfuirent effrayés : il arrive devant le logis du roi ; la reine était aux fenêtres. Elle regarde, entend crier : Au fou ! et reconnaît dans ce fou Lancelot. Ses genoux fléchissent, elle tombe sans mouvement. Quand elle— revient de pâmoison : « J’en mourrai, dit-elle. — Ah ! dit la dame de Malehaut, pour Dieu ! contenez-vous ; peut-être Lancelot feint-il d’être en frénésie afin de nous revoir. S’il a perdu le sens, il faut essayer de le retenir, nous le guérirons. Je vais aller à lui. » La reine la laisse descendre, en proie à la plus vive douleur mais bientôt, ne pouvant se contenir, elle ouvre, va, vient, retourne aux fenêtres. En ce moment la dame de Malehaut s’approchait de l’insensé qui saisit une pierre ; elle fuit en poussant un cri auquel répond celui de la reine. Lancelot, comme s’il eût reconnu la voix, aussitôt tressaille, se rasseoit et se calme. La reine descend et s’étant approchée : « Levez-vous, » dit-elle, et il se lève. Elle le prend par la main, l’emmène en une chambre haute. « Quel est ce pauvre homme ? demandent les dames. Le meilleur chevalier du monde, dont le sens est troublé : mandez Lionel, peut-être l’entendra-t-il. » Lionel arrive et tend les mains vers lui. Lancelot paraît se réveiller et s’élance furieux. Pourtant la reine ne le quitte pas. La nuit venue, elle défend d’allumer les cierges : « La clarté, dit-elle, lui ferait mal. » Elle détache le bliau de Lancelot, le conduit au lit et se tient à ses côtés. Et ceux qui la voient pleurer attribuent sa grande douleur à la prise du roi.

Les jours, les mois passent sans produire le moindre changement dans la forcenerie de Lancelot et dans les douleurs de la reine. Un jour il arriva que les Saisnes firent une sortie contre les Bretons. Lancelot, pour la première fois depuis dix jours, dormait. La reine attirée par les cris d’alarme vient aux fenêtres, et voit les deux partis prêts à fondre l’un contre l’autre. De sa chambre, la dame de Malehaut l’entend sangloter : elle vient à elle : « Qu’avez-vous encore ? » dit-elle en la soutenant dans ses bras ? — Hélas ! quand tous peuvent mourir, pourquoi ne le puis-je aussi ? Ô Fleur de toute chevalerie ! que n’êtes-vous ce que vous étiez, la bataille serait menée à meilleure fin ! » Lancelot entend la voix, il se lève, se jette sur une vieille lance pendue aux parois et s’en escrime contre un pilier de la chambre, jusqu’à ce qu’elle vole en éclats. Alors il tombe épuisé de faiblesse sur un bloc de pierre ; ses yeux se ferment, et la reine court le soutenir. Peut-être, pense-t-elle, l’écu apporté l’autre jour par la demoiselle aura-t-il la vertu de le calmer. Elle le passe autour de son cou ; aussitôt il revient à lui. « Où suis-je ? Dans la maison de la reine Genièvre. » À ces mots il se pâme de nouveau ; quand il se remet, la reine lui demande comment il est. « Bien ! Dieu merci ! Où est monseigneur le roi et messire Gauvain ? — Ils sont en la Roche aux Saisnes, avec Gaheriet et les autres compagnons. — Pourquoi ne suis-je plus avec eux ? pourquoi ne puis-je mourir avec eux, puisque ma dame est loin ! » La reine le prend dans ses bras : « Bel ami, me voici, je suis près de vous. » Il ouvre de grands yeux, la reconnaît. « Ah ! dame, dit-il, qu’elle vienne quand elle voudra, puisque vous êtes ici ! » Et toutes les dames ne devinent pas que c’est de la mort qu’il entend parler. « Beau doux ami, reprend la reine, me reconnaissez-vous ? — Dame, je vous dois connaître, au grand bien que vous m’avez fait. » On le croit alors guéri. C’est à qui lui demandera comment il se trouve et ce qu’il avait eu. Mais il ne peut en rien dire et fait d’inutiles efforts pour se tenir levé. Il se regarde et voyant l’écu qu’on lui a passé au cou : « Dame ! s’écrie-t-il, ôtez moi cela. » Dès qu’on l’a ôté, il saute, court et redevient forcené comme auparavant.

En ce moment entra dans la salle une belle et gente dame, vêtue d’un drap blanc de soie, accompagnée de pucelles, de chevaliers et sergents. La reine surmontant son désespoir soulève la tête, la salue et la fait passer dans une chambre voisine où elles s’assoient sur une couche. Au nom de Lancelot que la dame prononce, la reine va fermer la porte : « Qu’est-ce ? dit la dame. — Un sujet de grande douleur ; le meilleur chevalier du monde tombé dans la plus cruelle frénésie. — Ouvrez la porte, dit la dame, et laissez-le venir. » La reine conte auparavant comment on avait espéré de le guérir, jusqu’au moment où on lui avait ôté l’écu qu’il avait à son cou. On rouvre la porte, Lancelot arrive d’un bond, et la dame le prend par le poing en l’appelant le Beau trouvé, nom qu’on lui donnait autrefois au Lac[1]. En entendant ce nom, il s’arrête tout honteux. La dame fait apporter l’écu. — « Ah ! Bel ami, lui dit-elle, je viens ici de bien loin pour votre guérison. » Dès qu’elle a passé l’écu à son cou il rentre dans son bon sens. La dame le prend par la main et le fait asseoir sur la couche ; il la reconnaît et répand un torrent de larmes, à la grande surprise de la reine qui ne devine pas encore ce que la dame peut être. « Dame, dit Lancelot, je vous prie d’ôter cet écu, il me fait souffrir mortellement. — Non, pas encore. Qu’on m’apporte un onguent, » dit-elle à ses chevaliers. Quand on le lui a présenté, elle en mouille ses pieds, ses bras, ses tempes et son front. Le malade s’endort, et la dame revenant à la reine : « À Dieu, reine, soyez-vous recommandée ! je m’en vais ; laissez dormir le chevalier tant qu’il voudra. Dès qu’il se réveillera vous disposerez un bain, vous l’y ferez entrer ; il en sortira guéri. Ayez encore soin de ne pas lui laisser quitter cet écu. — Ah ! dame, répond la reine, je vois que vous aimez bien ce chevalier, pour être venue si loin afin de le guérir ; ne me direz-vous pas qui vous êtes ? — Assurément je l’aime ; j’avais pris soin de le nourrir quand il perdit son père et sa mère ; je l’ai conduit à la cour, et c’est à ma prière que le roi le fit chevalier. — Soyez donc mille fois la bien venue ! » dit la reine en lui sautant au cou, et la couvrant de baisers. Je le vois maintenant : vous êtes la Dame du lac. Pour Dieu ! veuillez nous demeurer, ne fût-ce que pour achever la guérison de notre chevalier. Vous êtes la dame que je dois le plus aimer et honorer ; vous avez fait plus pour moi que jamais il ne fut fait pour autre femme. C’est à vous que je dois cet écu, et vous le voyez, il a tenu ce qu’il promettait. — Ah ! reprit la Dame du lac, vous en verrez naître encore d’autres merveilles ; sachez que je vous l’avais envoyé, comme à la dame la meilleure et la plus aimée. J’avais deviné quelle serait la prouesse de cet incomparable chevalier ; ainsi que j’ai dit, je le conduisis à la cour et demandai au roi Artus de l’armer chevalier. Je suis en effet revenue pour hâter sa guérison et pour vous annoncer que le roi dans dix jours sortira de prison, grâce aux prouesses de votre chevalier. En vous envoyant cet écu à Caradigan, je vous mandai que personne au monde ne savait comme moi le fond de vos pensées et que j’aimais ce que vous aimiez, bien que ma tendresse ne fût pas de la même nature. Aujourd’hui, je vous recommande une chose : aimez avant tout celui qui avant tout vous aime et ne cessera de vous aimer. Hélas ! le monde ne permet pas de vivre sans péché ; votre amour, je le sais, est une folie : mais en vous y abandonnant en faveur du plus digne d’être aimé, de la fleur de toute chevalerie, vous témoignez encore de la grandeur de vos sentiments, de l’excellence de votre raison[2]. Vous avez choisi la fleur de toute chevalerie terrienne. Si vous avez gagné le premier des preux, vous m’avez également gagnée. Mais je ne dois pas demeurer plus longtemps ; entraînée comme je le suis par une force que je ne puis vaincre : la force d’amour. Celui que j’aime ne sait pas où je suis, bien que j’aie pris pour me conduire son frère ; si je tardais à revenir, il se courroucerait, et l’on doit se garder de courroucer celui qu’on aime, de qui l’on attend toutes les joies, et pour lequel on donnerait le monde. »

La dame du lac en prenant congé laissait la reine Genièvre plus joyeuse qu’elle n’avait été depuis longtemps ; grâce à l’espoir de la guérison de Lancelot. Elle s’approcha de lui, en prenant garde de ne pas hâter le moment de son réveil. Lancelot ouvrit enfin les yeux, en exhalant une faible plainte. « Doux ami, dit la reine, comment vous sentez-vous ? — Bien ; mais d’où vient que je suis faible ? Prenez confiance, ami, bientôt serez-vous en santé. » Elle fait préparer un bain pour lui ; jamais malade ne fut entouré de soins plus tendres. En peu de jours les forces lui reviennent ; il retrouve sa première vigueur, sa première beauté. Mais il est grandement émerveillé de ce qu’il entend dire de sa frénésie qui lui faisait méconnaître tous ceux qui l’entouraient, hors la reine et celle qui avait pris soin de ses premières années. « Sans la Dame du lac, lui disait la reine, vous ne seriez pas guéri. — Je me souviens bien, répondait-il, de l’avoir vue : seulement je croyais que c’était en rêve. Mais vous, chère dame, pourrez-vous encore aimer celui que vous avez vu dans un état si honteux ? — Sur cela, n’ayez, doux ami, aucune crainte. Vous êtes plus mon seigneur que je ne suis votre dame ; et cesser de vous aimer serait pour moi cesser de vivre. »

Voilà donc Lancelot revenu en parfaite santé : toutes les joies que l’amour peut donner, il les ressent ; il les partage avec la reine qui ne se lasse pas de le contempler et de lui témoigner sa vive tendresse. Que serait pour elle la vie, si elle n’en partageait avec lui toutes les douceurs ? Elle a pourtant un regret, une inquiétude : c’est de le savoir trop vaillant, trop intrépide : elle ne pourra l’empêcher de courir au-devant de tous les dangers, et d’exposer constamment une vie dont dépend la sienne. Mais quoi ! sans cette incomparable prouesse, pourrait-elle se pardonner l’amour qu’elle lui a voué, comme au plus loyal, au plus parfait des chevaliers ?

  1. Tome Ier, p. 27.
  2. « Li pechié dou siecle ne puent estre mené sans folie ; mais moult a grant confort de sa folie qui raison i trueve et honor ; et se vous poez folie trover en vos amors, ceste folie est desor totes autres honorée, car vous aimez la signorie et la flor de tous les chevaliers del monde. »