Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/63

La bibliothèque libre.
Léon Techener (volume 4.p. 113-130).

LXIII.



Galehaut conduisit les clercs dans sa chapelle et il s’y enferma avec eux et Lancelot. « Maîtres, leur dit-il, nous devons remercier également le roi Artus : car il me permet de vous consulter, et il vous a jugés les plus sages de son royaume. Écoutez-moi :

« J’ai des terres et des forêts en abondance ; j’ai le cœur et le corps tels que je pouvais souhaiter ; j’ai les plus loyaux amis du monde. Et cependant, je suis en proie à la plus profonde tristesse ; le grand malaise du cœur me fait perdre le boire, le manger, le dormir. D’où naît cela, je l’ignore ; une vague terreur me saisit, et je ne puis dire si elle vient du mal ou si elle en est cause. C’est pour cela que je vous ai appelés ; veuillez y mettre conseil, pour l’amour de Dieu de qui vous tenez la sagesse, pour le roi Artus qui vous a choisis, et pour moi qui suis en état de reconnaître le grand service que je vous demande. »

Galehaut se tut ; un des maîtres clercs, le sage Helie de Toulouse, prit la parole :

« Sire, vous ne trouverez pas aisément celui qui découvrira la source d’un mal si étrange. Il est des maladies de cœur qui proviennent de la perte ou de l’absence de ceux qu’on aime d’un violent amour. Nul autre médecin ne saurait les guérir que Notre Seigneur Jésus-Christ. Il faut alors recourir aux prières, aux jeûnes, aux aumônes, à la conversation des gens de religion. — Il est d’autres maux qui veulent des remèdes terrestres. Ainsi, quand ils viennent du chagrin de n’avoir pu venger une offense ou une honte, on peut les apaiser, en obtenant raison de l’offenseur, en rendant honte pour honte. Le cœur prend sur lui toutes les amertumes que le corps peut ressentir car le corps n’est que la maison du cœur, maison éclairée par la prud’homie, ou souillée par le fiel de celui qui l’habite. Le cœur opprimé par la honte ou l’injure peut donc retrouver la santé dans la réparation de cette honte ou de cette injure.

« Il est une troisième maladie du cœur à laquelle sont sujets les jeunes gens ; et quand elle est fortement enossée[1], peu de médecins la pourront guérir. C’est le mal d’amour qui se gagne par la surprise des yeux et des oreilles. Le malade, dès qu’il en est atteint, est dans une prison d’où il a grand’peine à se tirer, parce que certaines joies entretiennent sa faiblesse, comme le son des douces paroles de celle qui l’asservit. Mais ici la souffrance surpasse beaucoup les joies ; le malade tremble, soupçonne, se courrouce ; il croit que ses désirs ne seront jamais satisfaits, et qu’il sera constamment menacé de perdre ce qui les excite.

« Voilà les trois maladies du cœur. On guérit de la première par aumônes et prières ; de la seconde en rendant honte pour honte ; mais la troisième est la plus maligne, parce que le malade s’y complaît et n’en demande pas la guérison, préférant ses maux à la santé qu’il a perdue. Dites-nous, sire, laquelle de ces trois maladies vous accable. Si la science peut vous en délivrer, nous y aurons recours avec la bonne volonté que réclame un grand prince. »

Galehaut répondit : « Vous avez parlé sagement ; je m’abandonne à vos conseils. Je vous confesserai tout ce que j’ai ressenti, quand vous m’aurez juré sur les saints que vous me soulagerez autant qu’il sera en vous, et que vous ne me cacherez rien de ce que vous découvrirez, soit à ma joie soit à mon deuil. » Les clercs jurèrent, et Galehaut leur raconta les songes qu’il avait faits plusieurs nuits de suite : le lion couronné ; le fort lion venant de points divers ; le léopard cause de la mort du fort lion qui l’aimait. « Voilà, dirent-ils tous, une étrange vision ! Pour bien en saisir l’ensemble, dit maître Helie, il faut de longues méditations. Veuillez, sire, nous accorder un délai de neuf jours, après lesquels nous pourrons vous en donner le vrai sens. — Je vous accorde ce répit. »

Les clercs mirent en œuvre toute leur science pour percer le secret de l’avenir. Le neuvième jour, Galehaut les rappela : l’un d’eux, Boniface[2] le Romain, commença par lui avouer qu’il n’avait rien découvert qui pût éclaircir le sens des songes : « Mais, dit Galehaut, n’aviez-vous pas promis de m’apprendre au moins ce que vous auriez trouvé ? — Puisque vous voulez le savoir, je vis une grande merveille. Vers les îles d’Occident venait un grand dragon escorté de nombreux animaux. Il y en avait un autre vers Orient portant couronne, escorté de bêtes moins nombreuses. Un combat s’engageait entre toutes ces bêtes, et celles qui étaient venues d’Occident avaient l’avantage, quand d’une haute montagne descendait un léopard qui les faisait fuir devant lui, les atteignait et les arrêtait. Le dragon, qui semblait commander aux autres, approchait du léopard et lui faisait grande fête. En allant vers Orient, ils trouvaient le dragon couronné, ils s’inclinaient devant lui et le voyaient tout à coup s’élever sur celui qui n’avait pas de couronne. Enfin je crus voir le grand dragon s’humilier devant le léopard et demeurer avec lui. Et quand le léopard s’éloignait, le dragon en mourait de douleur. Voilà tout ce qu’il me fut permis de voir. »

Le second clerc, maître Hélimas de Radol en Hongrie, parla ensuite ; il avait cru voir les mêmes objets que le premier ; « mais je sais bien, ajouta-t-il, que le dragon couronné est monseigneur le roi Artus ; vous êtes celui qui venait des parties d’Occident. Quant au léopard, je n’ai pu rien découvrir de ce qu’il représentait ; seulement je le vis se ranger de votre compagnie. Permettez-moi de ne pas en dire davantage. — Parlez, si vous ne craignez de vous parjurer. — Eh bien je vis que vous deviez mourir par lui. »

Le troisième ne fit que justifier ce qu’avaient trouvé les deux premiers, et il en fut de même des quatre suivants. Le tour du huitième arriva ; c’était Pétrone, natif de Lindenort, un château du royaume de Logres, à six lieues de celui que Merlin, le maître de Pétrone, avait appelé le Gué des Bucs[3], en annonçant que de là sortirait vers la fin des temps la science du monde. C’est par Pétrone que les prophéties de Merlin ont été retenues et mises en écrit. Il a tenu, le premier, école à Osineford (Oxford) car il savait les Sept arts, mais il s’était particulièrement voué à l’étude de l’Astronomie. À ce que les premiers clercs avaient dit, Pétrone ajouta : « Le chevalier qui a ménagé la paix de Galehaut avec le roi Artus est le fils du roi qui mourut de deuil, et de la reine aux grandes douleurs. »

Le neuvième, maître Aquarinte de Cologne, confirma les paroles de Pétrone et ajouta : « J’ai trouvé qu’il vous convenait de traverser un pont formé de quarante-cinq planches ; et que vous deviez tomber dans une eau noire et profonde dont nul ne revenait. Vous serez à la dernière de ces planches, quand approchera le terme de votre vie. Ces planches doivent répondre à des années, à des mois, à des semaines ou à des jours ; mais je n’en ai pu à faire la distinction. Je ne dis pas cependant que vous ne puissiez passer outre, car le pont se continuait plus loin que l’eau ; mais le léopard était à l’issue des planches : il en permettait ou défendait le passage. » Ces paroles émerveillèrent grandement Galehaut et Lancelot.

Et quand ce fut au tour d’Helie de Toulouse, il dit : « Vous avez appris, sire, quelle devait être l’occasion de votre mort ; il ne vous reste qu’à en reconnaître le moment. Vous ne trouverez pas aisément qui pourra vous le dire, car la divine Écriture nous apprend que les jugements de Notre Seigneur sont secrets, et nul mortel ne peut de lui-même en rien pénétrer. Il est vrai que, par notre grande clergie, Dieu permet que certaines parties nous en soient révélées, mais non toutes ; lui seul peut connaître le sort de ses œuvres. — Maître, reprit Galehaut, les neuf premiers clercs ont acquitté leur serment, il faut que vous suiviez leur exemple. — Mais si je vous apprends des choses qui seraient à votre dommage, ne vous plaindrez-vous pas plus que si je persiste à les taire ? — Non, car vous ne pouvez m’annoncer rien de plus que la mort. J’en présume déjà quelque chose ; dites le reste. — Je parlerai, mais à la condition que nul autre que vous ne sera témoin de mes paroles. » — Galehaut fit signe aux huit premiers clercs de s’éloigner : « Mais celui-ci, mon ami, mon compagnon, faut-il aussi, maître Helie, qu’il se retire ? — Sire, quand le médecin veut fermer une plaie dangereuse, il ne prend pas conseil de son cœur. Je sais que vous n’avez rien de secret pour votre ami : mais la fin de notre entretien ne supporte pas la présence d’une troisième personne. » Lancelot à ces mots se leva et sortit, plus inquiet qu’on ne saurait l’imaginer de ce que le maître de Toulouse allait dire à Galehaut.

Dès qu’il fut sorti, maître Helie reprit : « Sire, vous êtes assurément un des princes les plus sages du monde ; si vous avez fait quelques folies, ce fut par bonté de cœur et non par défaut de sens. Laissez-moi vous donner un petit enseignement profitable : Ne dites jamais à l’homme ou à la femme que vous aimez ce qui pourrait mettre son cœur à malaise. Je le dis à l’occasion du chevalier qui vient de s’éloigner, et que vous chérissez si profondément. S’il fût resté, il aurait entendu des choses qui lui auraient causé honte et chagrin de cœur. — Vous le connaissez donc, maître, pour en parler ainsi ? — Assurément, bien que personne ne m’ait appris ce qu’il pouvait être. C’est le meilleur des chevaliers vivants ; c’est le léopard de votre songe. — Mais, beau maître, le lion n’est-il pas de plus grande force que le léopard ? — Oui. — Et le lion représente le meilleur chevalier ? — Vous dites vrai. Entendez-moi à mon tour : Votre ami est le meilleur chevalier aujourd’hui vivant ; mais un autre viendra plus tard qui sera meilleur encore. — Savez-vous quel sera son nom ? — Je ne l’ai pas encore cherché. — Comment donc savez-vous qu’il sera meilleur ? — Parce qu’il doit mettre à fin les temps aventureux de la Grande-Bretagne, et occuper le dernier siége de la Table ronde. — Et pourquoi mon compagnon ne ferait-il pas tout cela ? — Parce qu’il n’est pas tel qu’il puisse le tenter sans être frappé de mort, ou sans perdre au moins l’usage de ses membres. Et la raison, c’est que votre ami n’a pas toutes les perfections de celui qui doit arriver au Saint-Graal. Le chevalier auquel est réservé cet honneur sera chaste de cœur et vierge de son corps : aucune dame ou demoiselle n’aura pris rien de ses pensées. Vous voyez que tel n’est pas votre compagnon.

« Merlin a dit : Des îles d’Orient s’élancera un dragon merveilleux qui volera à droite, à gauche, et fera trembler de crainte tous ceux qui le verront. Il s’abaissera sur le royaume de Logres, portant trente têtes d’or plus belles que celle qu’il avait d’abord. Toutes les terres se courberaient devant lui, il aurait conquis le royaume aventureux, si le léopard ne l’en détournait et ne le forçait à s’incliner devant celui qu’il venait combattre. Alors le dragon merveilleux et le léopard s’aimeront tellement qu’ils n’auront plus qu’un seul cœur. Et quand le serpent au chef d’or attirera le léopard à lui, le dragon ne pourra supporter cette séparation et cessera de vivre.

« Voilà ce qu’a dit Merlin. Je sais bien que vous êtes le merveilleux dragon et que le serpent au chef d’or qui vous enlèvera le léopard est ma dame la reine, celle que le chevalier aime autant que dame peut être aimée.

« Vous savez que la reine est accusée d’une trahison des plus noires : assurément, elle en est innocente ; mais elle souffre cette épreuve en punition du déshonneur qu’elle inflige au meilleur et au plus grand des princes. Je tenais à vous dire cela ; c’est pourquoi j’ai demandé que votre ami s’éloignât pour ne pas lui laisser entendre ce qui l’aurait couvert de honte et de douleur. Je vous sais d’ailleurs tellement preux et sensé que je ne crains pas que vous révéliez, soit à votre compagnon soit à la reine, ce que je vous apprends en ce moment. »

Galehaut dit : « Je vous sais gré de tout ce que vous m’avez appris, et j’ai grand deuil de ne pouvoir empêcher les malheurs d’arriver. Veuillez maintenant, maître, m’instruire de ce qui me touche en particulier. Quel est ce pont aux quarante-cinq planches qu’il me faut passer ? Les clercs disent bien qu’elles répondent à un an, à un mois, à une semaine ou un jour, mais sans dire auquel de ces quatre termes il faut se tenir. — Gardez-vous, dit maître Helie, de le demander : un de ces termes est celui de votre vie, et je ne crois pas qu’il y ait un seul homme du siècle, s’il savait précisément le jour de sa mort, qui pût à partir de là, ressentir la moindre joie, la moindre sérénité. Rien n’est comme la mort épouvantable ; mais puisqu’on redoute tant celle du corps, ne devrait-on pas, autant et plus, craindre celle de l’âme ? — C’est précisément, répond Galehaut, pour me pourvoir contre la mort de l’âme, que je veux connaître le terme de la vie du corps. J’entends me préparer à bien finir et à redresser les torts que j’ai faits jusqu’à présent. — Oui, je le sais, vous amenderez volontiers votre vie, et réparerez les maux que vous avez dû causer, quand vous vouliez conquérir le monde : mais ce que vous désirez savoir n’en est pas moins dangereux. Je vous conterai à ce propos qu’en la terre d’Écosse il y eut autrefois une haute dame qui, après avoir longtemps suivi la folie du monde, fit connaissance d’un saint ermite ; elle allait souvent le trouver dans une profonde forêt, si bien qu’elle en réformait sa vie et ne se complaisait plus qu’en bonnes œuvres. Une nuit, l’ermite apprit dans une vision qu’elle n’avait plus à vivre de longs jours : il lui fit part de sa vision, et elle en eut la chair si tremblante qu’elle en oublia le salut de son âme et tomba en désespérance. Le bon ermite la voyant ainsi redevenir la proie du diable, cria merci à Notre Seigneur et la tenant entre ses bras, il la porta sur l’autel avec force prières et invocations. Dieu, qui n’abandonne pas ceux qui le prient de bon cœur, entendit le bon homme : une voix descendit dans la chapelle pour lui annoncer que le Seigneur lui accordait le pouvoir de guérir la dame. Il lui imposa les mains, elle jeta un cri aigu, ou plutôt ce fut le diable, enragé de la quitter. Dès que le prud’homme eut fait sur elle le signe de la croix, l’ennemi sortit en poussant les plus affreux hurlements. La dame, ainsi revenue à la vie, abandonna le siècle, coupa ses belles tresses, revêtit les draps de religion et se retira avec une autre femme pieuse dans un ermitage situé sur une hauteur entre deux roches des plus arides. Ce fut là qu’elle attendit tranquillement la mort qui la rejoignit aux élus du Seigneur[4].

« Souvenez-vous, cher sire, de la chute de saint Pierre. Elle lui vint de la même crainte d’une mort prochaine. De l’infirmité de la chair naît la peur, et de la peur la désespérance. Faites le bien, comme si vous ne deviez vivre que trente jours, mais sans avoir la certitude de ce terme. — Non, dit Galehaut, j’entends savoir quand je l’attendrai. Grâce à Dieu, je me sens assez de force et de courage pour soutenir sans terreur une telle révélation. Plus je saurai ma fin proche, plus je travaillerai à mériter de bien mourir. »

Le maître alors se leva, et se tournant vers la porte de la chapelle qui était blanche et polie, il y trace avec du charbon quarante-cinq rouelles de la grandeur d’un denier, et au-dessous il écrit : C’est le signe des années. Il en trace au-dessous quarante-cinq autres plus petites, et écrit : C’est le signe des mois ; puis sur une troisième ligne, quarante-cinq plus petites encore : C’est le signe des semaines ; et enfin quarante-cinq plus menues : C’est le signe des jours. « Voici, dit-il à Galehaut, l’indication du terme de votre vie. Si vous les voyez tout à l’heure demeurer entières, vous serez quarante-cinq ans avant de mourir. Autant il en disparaîtra, autant il vous sera enlevé d’années, de mois, de semaines ou de jours. »

Il tire alors de son sein un petit livret, l’ouvre et appelle Galehaut : « Sire, voici le livre des conjurations. Par la force des paroles écrites, je puis découvrir le secret de tout ce que je voudrais savoir. Je pourrais déraciner les arbres et remonter le cours des rivières ; mais il y a grand danger à tenter l’épreuve. Les clercs, consultés autrefois par le roi Artus, voulurent y chercher le sens des songes qu’il avait eus : pour l’apprendre, ils brisèrent un coffre où je l’avais enfermé avant de me rendre à Rome. Mais celui qui le prit ne sut pas comment il fallait procéder, et il en perdit le sens, les yeux et l’usage des membres, sans arriver à découvrir quel était le lion sauvage, le médecin sans médecine, et le conseil de la fleur. Préparez-vous donc à voir des choses redoutables, et soyez sûr que vous ne partirez pas d’ici sans ressentir un grand effroi.

Alors Helie s’approche de l’autel, y prend une croix d’or entourée de pierres précieuses, puis une boîte renfermant un Corpus Domini. Il donne la boîte à Galehaut et garde la croix : « Tenez bien cette boîte, dit-il ; elle renferme le précieux sanctuaire ; je tiendrai de mon côté cette croix, qui a le plus de vertu après elle. Tant qu’elles seront dans nos mains, nous n’aurons à craindre aucun malheur. » Ce disant, il revient, va s’appuyer sur un siége de pierre, ouvre le livre, et se met à lire jusqu’à ce qu’il sente son cœur se gonfler et ses yeux rougir. Une forte sueur coule de son front sur son visage, il pleure amèrement. Galehaut le regarde et se sent lui-même en proie à une grande terreur.

La lecture dura longtemps : maître Helie se repose, puis recommence à lire en tremblant de tous ses membres. Bientôt, une obscurité profonde les enveloppe, ils entendent une voix hideuse et les voûtes s’entr’ouvrent pour donner passage à un violent éclair. Galehaut met aussitôt la boîte devant ses yeux, maître Helie tombe pâmé, la croix sur la poitrine. Enfin, les ténèbres se dissipent, la clarté du jour revient. Le maître sorti de pâmoison se plaint douloureusement, il regarde autour de lui, et ensuite demande à Galehaut comment il se trouve. — « Bien, maintenant, Dieu merci ! » Un instant après, la terre commence à trembler : « Appuyez-vous, dit Helie, à cette chaire ; le corps ne pourrait soutenir ce que vous allez voir. » Alors, il leur est avis que la chapelle tourne ; comme le mouvement s’arrêtait, Galehaut voit sortir de la porte quoique bien fermée une main, un long bras couvert d’une manche de samit jaune et traînant jusqu’à terre, l’avant-bras seulement enfermé dans un tissu de soie blanche. La main, rouge comme un charbon embrasé, tenait une épée vermeille dégoutante de sang ; la pointe alla toucher à la poitrine de maître Helie ; mais au toucher de la croix, l’épée se détourne et vient à Galehaut qui s’en défend avec la précieuse boîte. Alors, l’épée tourne vers le mur où les ronds étaient tracés elle efface la première, la troisième et la quatrième rangée, puis disparaît avec la main qui la soutenait.

Quand Galehaut put parler, il dit : « Maître, vous ne m’avez pas trompé, j’ai vu les grandes merveilles du monde. Je connais clairement qu’il ne me reste que trois ans à vivre, et je suis content de le savoir. Je n’en vaudrai que mieux. Vous pouvez être assuré que personne ne s’apercevra que j’aie rien perdu de mon enjouement naturel. — Je dois pourtant vous dire, reprend Helie, que vous pourrez dépasser ce terme mais il faudrait que ce fût par le moyen de la reine et qu’elle vous permît de retenir votre ami près de vous. Je n’ai plus rien à vous apprendre ; mais, encore une fois, gardez-vous de dire à votre ami rien de ce que je vous ai annoncé. »

Il sortit de la chapelle, et Galehaut revint à Lancelot qu’il trouva les yeux rougis de larmes. « Qu’avez-vous ? lui demanda-t-il. — Je n’ai rien, sire. — Oh ! je le sais, vous êtes inquiet de ce que le maître a pu me dire. Consolez-vous, il ne m’a rien annoncé dont je doive être mécontent. — Pour Dieu, reprend Lancelot, apprenez-moi quel est le sens de ces quarante-cinq planches dont les clercs vous ont entretenu, et pourquoi je dus sortir de la chambre : maître Helie vous a, sans doute, parlé soit de la reine, soit de moi. — Non, répond Galehaut, il ne fut question dans notre entretien ni de vous ni de la reine.

« Avant de me faire connaître ce que je désirais savoir, le maître devait entendre en secret ma confession, et il ne convenait pas qu’il y eût entre Dieu et moi un autre témoin que le confesseur. Il me dit ensuite que les quarante-cinq planches répondaient au temps, que j’avais encore à vivre, et comment le serpent qui, dans mon songe, m’arrachait la moitié des membres, était l’annonce de la mort prochaine d’un tendre ami charnel. Or, la vérité de ce dernier avis ne s’est pas fait attendre : car à peine étais-je sorti du moutier, qu’un message est venu m’annoncer la mort de ma dame de mère, que j’aimais plus que toutes choses en ce monde, avant de vous avoir connu[5]. J’en aurais fait un deuil éternel si vous ne m’étiez pas resté, vous dont la vie, dont la compagnie me sont encore plus chères, et m’ont apporté l’oubli de toutes les autres peines. Reprenons donc notre premier enjouement, car maître Helie ne m’a rien dit qui puisse y porter atteinte. »

  1. Mot vieilli, mais qui a son énergie. Le roi de Navarre l’emploie heureusement dans une de ses chansons :

    Une dolors enossée — Est dedens mon cors.

  2. Var. Bonaces.
  3. Peut-être Buckingham.
  4. La même histoire est autrement racontée dans le ms. 751. Le prêtre se contente d’envoyer à la femme désespérée sa ceinture, et la délivre ainsi des démons dont elle était possédée (fo 154, vo).
  5. Sur la « géande » Galatée, mère de Galehau voyez, plus haut, la note de la page 8.