Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/71

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LXXI.



Si la victoire de Lancelot sauvait les jours de madame Genièvre, elle ne lui rendait pas le rang de reine de Logres et de femme épousée d’Artus. Elle retourna cependant en Bretagne, non dans la compagnie du roi mais avec messire Gauvain qui fut pour elle, dans sa disgrâce, ce qu’il avait toujours été.

Comme ils approchaient de la Bretagne, Galehaut la rejoignit, et là, en présence de messire Gauvain : « Ma dame, lui dit-il, bien que vous deviez être séparée du roi aussi longtemps qu’il plaira à Dieu, vous avez toujours été si courtoise et si gracieuse envers les barons qu’il n’en est pas un qui voulût abandonner votre service. Pour ce qui est de moi, je vous offre, en présence de monseigneur Gauvain, la plus belle de mes terres, plaisante d’aspect, riche de fond et garnie de forteresses : là, vous n’aurez rien à craindre du mauvais vouloir de la nouvelle reine.

« — Grands mercis, Galehaut, répondit la reine ; mais je ne puis recevoir aucun honneur sans le congé du roi mon seigneur. S’il lui a plu de me répudier, je n’en suis pas moins tenue de faire ce qu’il ordonnera. »

Le lendemain, Genièvre appuyée sur le bras de Galehaut attendit Artus au sortir de la chapelle, et tombant à ses genoux : « Sire, vous voulez que je m’éloigne ; mais je ne sais où vous désirez que je me retire. Que ce soit au moins dans un lieu où je puisse sauver mon âme et n’avoir rien à craindre de mes ennemis ! Si l’on me faisait honte étant sous votre garde, cette honte tomberait sur vous. Il ne tiendrait qu’à moi de recevoir en don une autre terre ; on me l’offre par égard moins pour moi que pour vous mais je ne la prendrai pas sans votre congé.

« — Quelle est cette terre, et qui vous l’a offerte ?

« — Moi, sire, » répond vivement Galehaut. Je lui fais don de la plus belle et plus plaisante de mes seigneuries ; c’est le Sorelois, où madame n’aura rien à redouter de personne.

« — J’en prendrai conseil, » répond le roi. Il assembla ses barons de Logres et leur exposa les offres de Galehaut. Messire Gauvain le prenant à part : « Sire, dit-il, vous le savez aussi bien que nous ; madame n’est répudiée que parce que vous l’aurez voulu ; elle ne l’avait pas mérité, et peut-être n’aurions-nous pas dû le souffrir : mais au moins nous vous avions donné un tout autre conseil ; et quand le seigneur ne veut pas en croire ses barons, le blâme de la faute qu’ils ont voulu prévenir ne retombe pas sur eux. Mon avis maintenant est qu’au moins vous entendiez à la sûreté de madame : elle ne la trouverait pas dans vos terres ; celle qui va prendre sa place ne manquerait pas de la persécuter : mais vous pouvez lui donner pour lieu de retraite le royaume d’Urien, ou le Léonois que tient mon père le roi Lot, ou la terre de Sorelois dont le grand prince Galehaut lui offre la seigneurie. »

Le roi n’avait pas eu le temps de répondre, quand un chevalier, grand ami de la nouvelle reine, demande à lui parler. Mess. Gauvain rentre dans la salle du conseil, et le roi voyant les yeux larmoyants du chevalier : « Qu’avez-vous, lui dit-il, et que fait la reine ?

« — Sire, elle se désespère : elle a su que vous vouliez retenir votre concubine sur la terre de Bretagne ; s’il en était ainsi, sachez que madame la reine en mourra de chagrin. — Hâtez-vous, répond le roi, d’aller la rassurer ; je ne ferai rien qui puisse lui déplaire. » Et revenant à messire Gauvain : « Beau neveu, je reconnais que Genièvre ne peut demeurer ici, ni dans les terres de ma dépendance. Elle n’y serait pas en sûreté, et je ne veux pas sa mort. Qu’elle aille donc en Sorelois avec Galehaut : je l’y ferai bien accompagner de mes chevaliers. » Il revint parler au conseil et fit approuver ce qu’il lui plaisait de proposer.

Puis allant retrouver Galehaut : « Beau doux ami, lui dit-il, vous n’êtes pas mon homme, mais mon compain, mon ami. Je ne vous ai pas demandé pour Genièvre le don d’une terre : seulement, comme elle ne serait pas en sécurité dans mes domaines, je la confie à votre sens, à votre loyauté. Gardez-la comme votre sœur germaine, et promettez-moi, sur le grand amour que vous me portez, de ne rien entreprendre à son détriment et au danger de son honneur. »

Cela dit, le roi prit la reine par la main et la remit dans celles de Galehaut, et Galehaut promit de la garder comme sœur. Artus désigna les chevaliers qui devaient accompagner la reine, et qui la suivirent à l’hôtel qu’elle avait choisi.

« Sire, vous voilà engagé dans un nouveau mariage, dit mess. Gauvain au roi. En croyant sortir du péché, vous vous en êtes souillé, et de plus, vous avez perdu la compagnie de ceux qu’il vous importait le plus de garder. Lancelot et Galehaut ont renoncé à la Table ronde, ce que jamais n’avait encore fait un chevalier. Il faudrait au moins tenter de ramener Lancelot.

« — Je pense comme vous, beau neveu, et pour le retenir, il n’est rien que je ne sois prêt à faire, sauf de renvoyer ma nouvelle reine. Allons ensemble le mettre à raison. »

À l’hôtel de Galehaut, Artus et son neveu trouvent les deux amis, assis sur la même couche et qui se lèvent en voyant entrer le roi. Artus tend les mains vers Lancelot et le prie de lui rendre son amitié. Mess. Gauvain joint ses instances à celles du roi. « Bel ami Lancelot, dit Artus, vous avez plus fait pour moi que je n’ai pu faire pour vous. Vous étiez compagnon de la Table ronde ; je n’aurai plus un moment de joie si vous ne consentez pas à le redevenir. Oubliez vos ressentiments, cher sire, et demandez-moi la moitié de mon royaume ; je vous offre tout ce qui pourra vous plaire, mon honneur sauf.

« — Sire, répond Lancelot, je n’ai pas de ressentiment, et je ne tiens pas aux terres que je n’ai pas droit de gouverner ; mais rien ne saurait me faire demeurer, j’ai juré de partir sur la messe que j’ai entendue ce matin. »

Ces mots avertirent le roi qu’il n’avait rien à espérer ; il se retira la tête baissée, le cœur oppressé, et de la nuit il ne put fermer l’œil. Enfin, il se souvint de ce que Lancelot avait dit à la reine, qu’il ne refuserait jamais rien à celle qui l’avait gardé durant sa maladie.

Et le matin, quand Galehaut vint prendre congé, le roi et la reine montèrent pour les convoyer. Le roi s’approchant du palefroi de la reine : « Dame, lui dit-il, je sais que Lancelot vous aime assez pour ne vous refuser rien de ce que vous lui demanderez. Veuillez, si vous désirez jamais revenir à moi, le prier de rester compagnon de la Table ronde ; vous obtiendrez facilement de lui ce qu’il nous a d’abord refusé. »

La reine écoute, sans paraître émue ni surprise de ce que le roi dit du grand amour de Lancelot pour elle. Elle lui répond : « Sire, il faudrait en effet que Lancelot me portât bien grande affection, pour accorder à mes prières ce qu’il aurait refusé aux vôtres. Mais il faut craindre de causer le moindre ennui à ceux qui nous aiment. Si je vais lui persuader de rester dans votre compagnie, ne me priverai-je pas de la sienne ? Il m’a pourtant mieux servie que ceux dont je devais attendre le plus d’amour et de protection. Je vous avais toujours été épouse soumise et dévouée et vous m’avez fait condamner au supplice, dont la grande prouesse de Lancelot m’a seule préservée. Il s’est souvenu du seul bien que j’avais pu lui faire devant la Roche aux Saisnes, ce que j’aurais fait pour tout autre chevalier. Et quand il vous a vu si vite oublier les grands services qu’il vous avait rendus ; quand vous l’avez laissé combattre seul contre trois forts chevaliers pour me défendre de la dernière honte, il n’est pas à croire qu’il tienne à demeurer dans votre cour au nombre de vos compagnons, au lieu de suivre Galehaut et celle qui lui doit l’honneur et la vie. »

Elle se tut : le roi, confus d’être si bien éconduit, se rapprocha de Galehaut. Pour l’éviter, Lancelot avait pris le devant et chevauchait à distance. Artus enfin en les recommandant à Dieu chargea mess. Gauvain d’accompagner la reine jusqu’au terme de son voyage. Ils arrivèrent en Sorelois où par les soins de Galehaut. Genièvre reçut l’hommage des barons. Mess. Gauvain prit congé de la reine après l’avoir vue revêtue des honneurs de la royauté.

Aussitôt après les fêtes de la nouvelle investiture, la reine prit à part Lancelot, Galehaut et la dame de Malehaut qui n’avait pas voulu vivre loin d’eux. « Lancelot, dit-elle, me voilà séparée de mon seigneur le roi. Bien que je sois la vraie reine de Logres, fille du roi et de la reine de Carmelide, je dois expier le péché que j’ai commis en partageant la couche d’un autre que mon seigneur. Mais pour un preux tel que vous, beau doux ami, quelle dame eût rougi d’une telle faute, et n’eût pas trouvé grâce au moins devant le monde ! Toutefois, le Seigneur Dieu n’a pas égard aux règles de courtoisie et le moyen d’être bien avec lui n’est pas d’être bien avec le siècle. Je vous demande un don, Lancelot : laissez-moi me garder mieux que je n’ai fait quand je courais danger d’être surprise. Au nom de l’amour que vous une devez, j’entends qu’ici vous ne réclamiez de moi rien au delà du baiser et de l’accoler. De cela, je vous en fais réserve ; et, plus tard, quand il en sera temps et lieu, je ne refuserai pas le surplus. Ne soyez pas en peine de mon cœur ; il ne peut être à un autre, quand bien même je le voudrais. Cher doux ami, sachez que j’ai dit à monseigneur le roi, quand il vint m’engager à vous demander de rester à la cour, que j’aimais autant et mieux la compagnie de Lancelot que la sienne.

« — Dame, répond Lancelot, ce qui vous plaît ne saurait me déplaire. Votre volonté est ma règle ; de vous dépendront toujours et mon cœur et mes joies. »

Telles furent les conventions proposées par la sage reine, et Lancelot n’essaya pas de les enfreindre.