Les Roses refleurissent/10

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Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 129-141).


X

Une de ces rues tortueuses du vieux Poitiers, méfiantes du passant, qui ne lui montrent que de hautes clôtures de jardins et des pignons rébarbatifs aux fenêtres rares. Donnant accès à l’une des plus antiques maisons de cette rue des Carmes, une porte, échancrée dans un mur décrépit dont la joubarbe et le lierre festonnaient la crête, et sur la porte, une plaque de cuivre, d’un éclat neuf, offrant ce nom : Adrien Gerfaux.

Ce morceau de métal, vissé dans un panneau vermoulu, représentait, pour l’artiste, l’aboutissement de longues délibérations et de nombreux abandons philosophiques. Le sort de Gerfaux était maintenant déterminé. Dès Noël, M. Bauffremont, vaincu par l’âge et la maladie, avait renoncé à ses emplois divers au bénéfice de son ancien élève. Adrien, organiste en titre de la cathédrale, professeur régulier d’un collège, dut s’établir à la ville.

L’adieu à Paris, aux ambitions d’antan, aux chimères glorieuses : voilà donc ce que résumait, avec l’éloquence lapidaire d’une mention sur une stèle, ce nom gravé sur une lame de cuivre ! Cependant le musicien y songeait à peine, en poussant l’huis de sa demeure. C’était, le plus souvent, un fredon aux lèvres qu’il grimpait l’escalier en tournevis et atteignait le premier étage, où il résidait avec sa sœur.

Trop de choses nouvelles l’entraînaient pour qu’il eût le loisir des nostalgies. Il se passionnait pour ses orgues et leur consacrait toute sa ferveur d’artiste. Puis chaque jour, Adrien s’étonnait de découvrir tant de sujets inédits d’intérêt et d’activité dans cette existence provinciale qu’il avait jugée monotone et stagnante. En regard des Busset ou des Homais, inutiles péroreurs et sots qui foisonnent partout, combien d’hommes de valeur, qui dépensaient sur le terroir natal un talent réel, une science consommée — M. Bauffremont, M. Marcenat — et tant d’autres — inconnus hier, amis aujourd’hui — dont les aperçus originaux, la forte pensée le surprenaient ! Non, la province travailleuse et réfléchie ne méritait pas l’ingrat dédain de la capitale, qui se nourrit d’ailleurs de sa sève.

Après sa tournée quotidienne sur la place d’Armes, aux heures où Tout-Poitiers déambule et cause sur ce petit Forum, Adrien revenait vibrant des idées agitées là, enthousiasmé de neuves espérances. Et six mois s’étaient écoulés ainsi, rapides et pleins. Il semblait qu’une force occulte progressât journellement chez le jeune homme, stimulant une recrudescence de vitalité physique et un élan de volonté joyeuse.

Estelle ne l’ignorait pas, le nom de cette force féconde, qui s’était, hélas ! retirée d’elle-même ! Elle savait aussi de quelle image le regard d’Adrien restait illuminé quand elle voyait son frère rentrer, babillard, animé, un peu fou, rouge comme après un coup de soleil.

Le long crépuscule de juillet traînait encore ses lueurs roses et dorées sur les toits caducs et les frondaisons des jardins. La jeune fille, assise près de la fenêtre, que partageaient des montants de pierre, lisait un poème de Desbordes-Valmore, et elle s’était arrêtée, douloureusement, sur ce vers où s’exprime tout le vide que laisse l’amour envolé :

Toi qui m’as tout repris, jusqu’au bonheur d’attendre !

Elle la connaissait par expérience, cette inertie mortelle des jours dont on n’espère rien ! Ses mains amollies tombèrent, avec le volume, sur ses genoux. Elle regarda autour d’elle comme si elle cherchait, parmi les choses d’alentour, une consolation.

La table à ouvrage, en marqueterie, qui servait à sa mère, le secrétaire d’acajou où M. Gerfaux serrait ses papiers, cette crédence bretonne, ces fauteuils de tapisserie, ce tapis d’Orient fané, ces portraits et ces gravures lui parlaient de son enfance et de sa jeunesse, des veillées où, la broderie à la main, elle écoutait son père lire à voix haute. Avec quelle émotion elle avait retiré ces vieux amis des greniers des Busset pour les rassembler là ! Cependant, au milieu de ces vestiges du cher passé, pourquoi gardait-elle une impression de provisoire, d’éphémère ?

Elle avait souhaité jadis, comme un bonheur idéal, de vivre ainsi près de son frère et de reconstituer ce décor familier. Le rêve réalisé, Estelle n’en obtenait pas la jouissance promise.

Elle sentait qu’Adrien échappait à leur intimité, emporté par un courant irrésistible. Et ce soir-là encore, sa fine intuition féminine ne se trompa pas sur la cause vraie de l’allégresse qui surexcitait le jeune homme :

— Victoire ! s’écria Adrien, exagérant avec gaieté son essoufflement. Nous trouvons enfin un local pour y réunir nos Chanteurs de Saint-Pierre. Quel homme chic et quelle intelligence avertie que M. Marcenat ! Sans lui, nous n’arriverions à rien ! Tout marche à souhait, du moment qu’il a accepté de présider le comité de patronage. L’opinion publique s’intéresse. Les pouvoirs civils et religieux nous témoignent de la sympathie. Bref, ma chère, le thermomètre monte vers le succès ! Indice sûr : M. Busset m’avoue, en public, pour son légitime neveu — maintenant que j’émerge des bas-fonds de la bohème. Et il nous invite à aller disséquer chez lui le poulet du dimanche. Félicite ton frère !

— Oh ! de tout cœur ! fit sincèrement Estelle. Non pour l’invitation Busset, mais pour toutes les satisfactions que te vaudra, et que te vaut déjà, ton initiative !

— Dont tout l’honneur revient à M. Marcenat ! Soyons justes ! C’est lui qui m’a orienté ! Nous allons fonctionner incessamment. J’exercerai les hommes. Quel dommage que tu ne sois pas assez musicienne pour diriger les parties de femmes !

— Quel dommage que je ne sois pas une autre Monique Françon !

Adrien pirouetta pour cacher sa rougeur, et regarda sa sœur en dessous d’un air drôle, ému et timide. Puis il se rapprocha, les yeux pleins de sourires attendris qui n’étaient pas pour Estelle.

— J’ai rencontré, ce soir, M. le curé de Lusignan. Il m’a demandé si nous n’allions pas redevenir ses paroissiens au temps des vacances. Pour quoi pas, en effet ?

Un tressaillement secoua les nerfs de la jeune fille. Gerfaux continua, d’un ton dégagé :

— Pourquoi pas ? J’ai rudement besogné, ces derniers mois. Un petit séjour à la campagne me retremperait. Je ne puis m’éloigner beaucoup de Poitiers, actuellement. L’air de Lusignan m’a été salutaire. Pourquoi n’y retournerions-nous pas quelques semaines ?

Estelle se raidit pour garder son maintien calme. Retourner à Lusignan ! Revenir dans ces lieux où elle avait souffert un si grand brisement, raviver les souvenirs pénibles dont elle essayait de se dégager ! Ah ! devait-on lui demander un pareil effort !

Adrien pressentit confusément cette résistance, et s’asseyant sur un tabouret, aux pieds de sa sœur, humble et câlin :

— Tu as tant fait pour moi ! murmura-t-il. Sois bonne jusqu’au bout !

Elle chercha une objection positive, la voix mal assurée :

— J’ai entendu dire que M. Marcenat prête sa maison au notaire de Lusignan, pendant que celui-ci fait reconstruire la sienne.

Gerfaux repartit avec vivacité :

— Parfaitement ! Mais une vieille demoiselle, amie du curé, qui demeure sur la place de l’église et possède un beau jardin, nous assurera volontiers le gîte et le couvert…

— Vas-y seul ! dit-elle, le souffle court. Moi, je préférerais demeurer ici, en repos.

Il lui tirailla les poignets, avec impatience.

— Méchante ! Tu fais exprès de me taquiner. Tu sais bien que…

Oui… Estelle savait bien que sa présence était indispensable à son frère pour faciliter certaines relations. Le presbytère, vraisemblablement, abriterait encore, au mois d’août, comme l’an dernier, Mlle Monique Françon et sa mère, Mme veuve Françon, et sa sœur cadette, Mlle Gaby…

Elle comprenait bien qu’il lui faudrait céder. De quelle mauvaise grâce paraîtrait son obstination ? Est-ce que les dévouements passés ne l’engageaient pas, d’ailleurs ? Et puis, elle était si complètement désintéressée d’elle-même ! Souffrir un peu plus, qu’importait !

— Allons ! accorda-t-elle, résignée. Puisque tu le désires tant ! J’irai où tu voudras !

À la fin même de cette quinzaine, le frère et la sœur regagnèrent donc Lusignan. Autre logis, autre horizon. Mais hélas ! pour Estelle, mêmes souvenances — que les événements actuels rendaient encore plus sensibles et plus présentes.

Les dames Françon, comme il était prévu, ne tardèrent pas à paraître au presbytère. Mlle Gaby, la cadette, traita vite M. et Mlle Gerfaux en très anciens amis. Une espiègle de treize ans, cette Gaby ! Un nez fureteur, des yeux malins, une bouche fendue pour le rire et la chanson !

Ses pieds frétillants, plusieurs fois par jour, la conduisaient chez ses voisins. Tant de motifs l’amenaient ! Un point de dentelle à apprendre avec Mlle Estelle, si habile ! Un conseil à demander à M. Adrien, au sujet d’une sonate ! Ou bien de gentils messages : une gerbe de fleurs, cueillie le long des haies ; quelques poires dorées, orgueil du verger, que le curé envoyait à ses ouailles de passage.

Les familiarités de Gaby entraînaient l’un vers l’autre les deux groupes. Les visites au presbytère se firent presque quotidiennes. Puis on se rencontra à la promenade, dans les bois, sur les petites routes, margées de vert… On causait quelques minutes, et parfois on suivait de compagnie le chemin.

Alors Monique, très réservée, restait à côté de sa mère ou de Mlle Gerfaux. Mais l’excès même de cette retenue était un aveu, précisé par les regards furtifs, les rougeurs, les trémolos des voix émues.

Et au voisinage de ces amoureux craintifs, mais quand même éloquents, l’âme blessée d’Estelle se repliait, frémissante. Cruel revirement ! L’an dernier, ces mêmes sentiers avaient vu passer la jeune fille, penchée vers l’élu, radieuse d’espoir. Son frère se croyait alors déshérité de l’amour. Et aujourd’hui, le destin ironique comblait Adrien de la félicité dont sa sœur était frustrée !

Un jour qu’ils suivaient tous à la file la berge de la rivière, Adrien s’arrêta pour cueillir, sur le talus, quelques bruyères fines et blanches qu’il offrit à Monique.

Estelle ressentit comme un coup de lance en plein cœur. C’était à cet endroit même qu’elle avait entendu les aveux passionnés de Renaud et chancelé dans l’extase foudroyante d’un baiser.

Ce jour, elle n’en put supporter davantage. Et bien que le goûter attendît les promeneurs, sous la charmille de la cure, Mlle Gerfaux se déroba à l’invitation du pasteur. Un mal de tête, occasionné par la chaleur, le soleil, lui servit de prétexte pour s’esquiver et rentrer dans sa chambre.

Elle eut tout le loisir d’y pleurer à l’aise. Plusieurs heures s’écoulèrent avant que son frère revînt. Il faisait nuit. Estelle avait négligé d’allumer la lampe. Mais la voix d’Adrien, surélevée, éclatante, lui révéla immédiatement ce qui était arrivé.

— Ah ! chère, chère amie ! Si tu savais !

Assis devant elle, il lui saisit les mains, y cacha son front chaud, ses yeux humides. Sa joie, son étonnement, son orgueil débordaient en paroles pressées. C’en était fait ! Dans le jardin du presbytère, entre les ruches et la tonnelle, trois petits mots avaient été murmurés. Trois mots inouïs qui changeaient la face du monde. Et sur cette promesse de bonheur l’excellent oncle, tout ému, appelait aussitôt les bénédictions du ciel.

— Que n’étais-tu là ? poursuivait Adrien, délirant. Je ne croyais pas que la vie pût offrir de telles douceurs ! Comprends-tu ce que j’éprouve ? Monique m’aime comme je l’aime ! Elle consent à devenir ma femme !

— Mon Dieu ! deviendrais-je envieuse et mauvaise, pour que le bonheur des autres me fasse du mal ! pensait Estelle, le cœur gonflé.

Le lendemain, les fiançailles improvisées furent renouvelées, plus solennellement, dans un dîner à la cure. Monique se jeta au cou de Mlle Gerfaux et l’appela tout bas : ma sœur !

Il fut décidé que le mariage se ferait à Pâques seulement. Les deux futurs époux n’étaient pas plus fortunés l’un que l’autre. Chacun d’eux se préparerait d’ici là à l’entrée en ménage, avec le gai courage que donnent l’espérance et l’amour. Adrien, consolidant sa situation ; Monique, gardant la sienne à l’institution de Sainte-Agathe.

Gerfaux se lamenta du long délai prescrit par les autorités familiales. Mais gentiment, tendrement, Monique sut lui faire entendre raison. Il fut bientôt évident que cet imaginatif prêt à tomber, comme les lunatiques de son espèce, dans tous les puits ouverts sous ses pas, allait acquérir, en la personne de cette mince fillette blonde, un guide prudent et clairvoyant. La haute raison, le sens juste de Monique s’imposèrent à l’admiration d’Adrien. Ce que pensait, ce que disait la bien-aimée devint pour lui la loi et les prophètes.

Il marchait dans une gloire. Rien ne lui coûtait plus. De retour à Poitiers, il déploya une activité insensée. Sans cesse trépidant, exultant, sous pression, il s’épandait en projets fougueux.

Le mariage conclu, on garderait tout entière cette maison de la rue des Carmes, vrai logis d’artiste et nid d’amour, avec son cachet d’archaïsme, son pignon aigu, son rideau de plantes grimpantes. Dans les salles du bas, se tiendraient des cours de musique, d’harmonie, d’esthétique, de solfège. La famille s’installerait dans les appartements d’en haut. Monique amenait avec elle sa chère maman et sa petite sœur. Adrien avait souscrit d’enthousiasme à cette clause du pacte des fiançailles.

— Quelle aimable société tu auras là, disait-il à sa sœur. Elles sont si bonnes, si affectueuses, si obligeantes !

Estelle n’y contredisait pas. Elle ne marchandait pas sa sympathie aux trois dames Françon. Mais, à la vérité, elle ne voyait plus de place pour elle dans l’existence future de son frère.

Pour rien au monde, Estelle ne s’exposerait à l’humiliation amère de se sentir de trop là où elle avait été indispensable…

Mieux vaut laisser des regrets à ceux qui vous sont chers que de lire, un jour, l’ingratitude dans leurs yeux.