Les Roses refleurissent/9

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Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 117-129).


IX


Adrien, entre deux charades, achevait de jouer la Fée à la fontaine. Les mains gantées se rapprochèrent pour de mols applaudissements. Un murmure complimenteur parcourut le salon de la Borde, des premiers rangs des fauteuils où étaient assises les femmes et les jeunes filles en claires toilettes, aux groupes de smokings, garnissant les embrasures des portes et des fenêtres.

— Charmant ! Bravo ! Très délicat !

Et ceux qui n’avaient cessé de causer, durant l’audition, s’exclamaient plus haut que les autres.

Mme Marcenat sourit. Elle était de belle humeur ce soir-là, ayant, autour d’elle, le « gratin » de ses connaissances : des cousins du Bordelais, des amis parisiens, quelques voisins de campagne, tous gens très en train, correspondant à ses goûts. Ses hôtes étaient vraiment gentils de faire bon accueil à son protégé.

— N’est-ce pas que j’ai eu la main heureuse en dénichant ce petit artiste ?… Attention ! Je suis du prochain numéro. Je cours m’habiller.

Souple dans l’étroite tunique de crêpe vert d’eau qui la modelait comme une draperie humide, la jeune femme grimpa en courant l’escalier fleuri et gagna son cabinet de toilette. Vite installée devant sa psyché, servie par une adroite et prompte camériste, Mme Marcenat se mit en devoir de préparer « sa tête », avec le soin d’une comédienne professionnelle. Tout en tripotant avec dextérité les pommades, les flacons, les tubes et les poudres, Odette adressait une grimace à son miroir. N’était-il pas exaspérant de voir persister, malgré les mixtures, les panacées, les laits de beauté, ces diaboliques boutons qui marbraient son teint et l’obligeaient à garder une épaisse couche de fard, au risque d’achever le désastre !

Après tout, cette peinturlure blanche et rose, franchement étalée, ne manquait ni de piquant, ni de charme. Ainsi Odette ressemblait-elle mieux encore à ces pimpantes marquises de Fragonard ou de Lancret auxquelles on l’avait si souvent comparée. Et sous ce frais badigeonnage, la vie restait possible, la vie telle qu’elle la concevait, c’est-à-dire pleine de mouvement, de gais propos, de jeux, de rires, de hardies chevauchées…

Foin des médecins maussades et de leurs conseils écœurants : régime, chaise longue, patience, repos ! Merci ! Ce serait bien assez de rester immobile, après le grand saut final ! L’ennui lui paraissait cent fois plus redoutable que la mort.

La mort, qu’est-ce après tout ? Un instant désagréable à passer. Et puis, Dieu est si bon !… Mais retomber sur soi, se tasser avec mélancolie, brr !… Il viendrait toujours assez tôt, l’âge fatal de la retraite !… Alors, n’ayant plus de forces pour le plaisir, Odette, rapprochant sa bergère du feu, se résignerait au calme bourgeois et au conjugal tête-à-tête…

Elle ne haïssait pas son mari, puisqu’il avait le bon esprit de la laisser libre. Elle lui reprochait surtout de prendre toujours les choses sérieusement — ce qui le rendait triste et ennuyeux — Ils ne pouvaient se comprendre. Cela arrive tous les jours. Mais, divorcer ?… Oh ! mon Dieu, pour quoi faire ? La chaîne se faisant si légère, à quoi bon la rompre brutalement ? Le système de la paix armée, adopté par les grandes nations, est aussi de pratique excellente dans la vie privée.

Nonobstant, il fallait jouir, sans perdre une heure, des plaisirs de son choix. Quel programme, cette semaine, — la grande semaine automnale de la Borde — avec la série des invités favoris et camarades ! Hier, chasse ; aujourd’hui, comédie ; demain, rallye-paper… Oh ! une course fantastique, à tous crins, par vaux et par bois !.… La jeune femme en frémissait d’impatience joyeuse, comme une petite pouliche ardente qui va piquer un galop.

En scène maintenant, en scène !… Quelques minutes plus tard, Mme Marcenat surgissait sur la petite estrade, costumée en highlander, le béret crânement incliné sur sa chevelure poudrée d’or rouge et, les bras croisés, dansait une gigue endiablée, digne d’une étoile de music-hall. Rappelée, acclamée frénétiquement, elle remercia les spectateurs en sifflant un air de chasse, accompagnée par le piano. Et ce fut une nouvelle explosion de rires et d’exclamations enthousiastes. Quel brio ! Quelle verve ! Une gaminerie adorable ! De l’esprit jusque dans les jambes !

Quelques femmes, avec une arrière-pensée malicieuse, cherchèrent du regard le mari, au fond du salon. La contenance impassible de M. Marcenat déjoua leur curiosité.

Il jugeait inutile autant que ridicule de manifester ses sentiments. Depuis longtemps, tenant pour incurable la légèreté du farfadet qui portait son nom, il avait pris l’habitude de taire sa réprobation et ses révoltes. Odette était ainsi. Rien ne modifierait sa nature turbulente et volontaire. Et c’était à lui-même que Vincent Marcenat adressait blâme et reproches, pour s’être donné cette compagne.

Toute espérance de bonheur intime perdue ; il s’était muré dans un silence hautain. Sa pensée, heureusement, gardait sa liberté d’essor, planait au-dessus des misères ambiantes. Mais lui serait-il possible de s’abstraire toujours en cette fière indépendance ?

Le masque impénétrable tomba une seconde, laissant voir des traits décomposés. La peur sourde, latente, qui hantait Vincent Marcenat en secret, l’agrippait de nouveau brutalement. Son regard inquiet fixa les lustres, étudia leur scintillement, puis scruta la vaste pièce où papillotait la foule remuante… La peur s’accentua, lui coulant de la glace dans les veines…

L’air lui sembla soudain irrespirable. Il sortit, fit quelques pas au delà du perron éclairé, aspira à longs traits le souffle glacé de la nuit. Mais, à ses yeux levés vers la voûte du ciel, les étoiles restèrent invisibles. Les pelouses et les bosquets s’enveloppaient d’ombres insondables. Il recula devant les ténèbres, comme un enfant pusillanime.

M. Marcenat rentra dans la zone éclairée et bruyante, pour secouer son angoisse et se fuir lui-même. Adrien venait enfin de quitter le piano. Le maître de la maison souffrait de voir, pour ainsi dire, domestiquer l’artiste. Il ne manquait jamais l’occasion de lui témoigner son estime par des égards marqués. Et l’accostant, la main tendue :

— Bonsoir, Gerfaux ! dit-il affectueusement. Je n’avais pu encore vous joindre, ce soir. Comme toujours, je suis arrivé ici très tard. Mais, aujourd’hui encore, j’ai entendu parler de vous, à Poitiers. On y apprécie extrêmement votre talent d’organiste.

Le Magnificat, chanté par le choral mélusien, avait fait sensation à la cathédrale. Sur ces entrefaites, M. Bauffremont, l’organiste de Saint-Pierre, s’étant trouvé souffrant, Adrien accepta de suppléer, pour quelques semaines, le vieux maître qui, le premier, avait reconnu sa vocation musicale dès le collège. Les communications entre Lusignan et le chef-lieu étaient faciles. Le frère et la sœur demeuraient donc dans la maison du plateau, la question du départ restant en suspens — et combien incertaine !

— Savez-vous qu’on vous considère comme le successeur éventuel de M. Bauffremont ? Que diriez-vous si celui-ci se décidant à la retraite, on vous offrait vraiment de le remplacer ?

Adrien eut un sursaut presque effrayé. Il pressentait bien que cette question lui serait posée quelque jour. Et l’idée de l’option qui s’imposait l’atterra. M. Marcenat comprit cette inquiétude :

— Rassurez-vous ! Je n’ai point charge de plénipotentiaire officiel. Mais il est bon que vous soyez prévenu, afin d’y réfléchir à loisir. Pesez à l’aise le pour et le contre : ici, une situation stable, honorée, une carrière artistique dont vous pouvez faire une sorte d’apostolat. Que vous présente Paris, en compensation ? La lutte, la fatigue, quelques chances brillantes peut-être… Mais si rares, si aléatoires !…

Adrien baissa la tête sans oser risquer une réponse. Une petite main solide lui frappa l’épaule. Mme Marcenat avait entendu les dernières paroles de son mari. Accorte sous le travesti qu’elle gardait pour le tour de valse final, le poing sur la hanche, elle riait de toutes ses dents nacrées.

— On diffame encore mon cher Paris ! Allons, Gerfaux, ne vous laissez pas impressionner ! Paris ! c’est la vraie patrie des artistes ! Le pôle de leur boussole ! Loin de lui, ils perdent le nord !… Là seulement, se consacre un talent !… On monte sur le pavois… ou bien l’on se brise !… Mais du moins, on vibre, on se sent vivre. Et je pense comme mon ami Nietzsche : Il faut vivre dangereusement !

Ce disant, la surfemme, une main belliqueuse sur la garde de sa claymore, jetait un coup d’œil de défi moqueur à son époux. Celui-ci fut, sans doute, tenté de répondre à cette nietzschéenne imprévue que l’apocalyptique philosophe avait dit aussi : « Quand tu vas chez les femmes, n’oublie pas ton fouet. »

Mais le piano, où venait de s’asseoir une personne de bonne volonté, commençait la ritournelle d’une valse. Et le fringant highlander s’éloignait, en bostonnant, à l’épaule du lieutenant de Gaillac, — la bête du rallye de demain.

Paris… Poitiers !… Le dilemme ne cessait plus de rouler dans l’esprit d’Adrien Gerfaux. Sans trêve, il s’agita toute cette nuit, même dans le sommeil, et reprit son martèlement opiniâtre, tandis que le jeune artiste se rendait à la gare de Lusignan, le lendemain matin. Une messe de mariage appelait l’organiste à la ville.

Adrien se hâtait sur la route. Comme il allait atteindre la station, il aperçut, au loin du chemin, entre les bois roussis et effeuillés, un peloton de cavaliers et d’amazones, qui, vraisemblablement, se rendait au château de Janzeuil, point de départ du rallye. Gerfaux n’en douta plus, en reconnaissant Mme Marcenat à la tête de cette cavalcade. Un voile bleu enroulé autour de son visage et de son petit tricorne, la jeune femme babillait et riait, gracieusement cambrée dans sa robe de drap sombre.

Et devant cette vision d’élégance, les conseils, émis la veille résonnaient haut et fort à l’oreille du jeune homme, comme si la voix claire, brève et gaie, lançait encore les deux syllabes, clique tantes comme des castagnettes : — Paris ! Paris !… Paris, délicieux et ensorcelant Paris, aimant de toutes les ambitions humaines, fallait-il renoncer à t’atteindre et à te conquérir ?

Cependant, des impressions nouvelles emportaient bientôt, ce même matin, l’âme mobile de l’artiste. Pendant que l’orgue emplissait le vaste vaisseau de Saint-Pierre des allègres accords de la Marche de Mendelssohn, et qu’un cortège nuptial se déroulait, à pas lents, dans l’allée centrale de la nef, une étrange émotion pénétra Gerfaux. Il se demanda s’il connaîtrait jamais le bonheur sans nom de ce jeune époux qui revenait de l’autel, une compagne blonde à son côté ?

Souhait ineffable qui ne lui était jamais venu à la pensée jusque-là et qu’il n’osait accueillir. Qu’était-il ? Un raté, un vaincu ? Ah ! s’il avait eu l’orgueil de s’offrir à l’aimée, les mains pleines de couronnes !

Et remuant ces idées, seul dans son wagon pour le retour, le jeune homme froissait avec colère un numéro de la Vie mondaine, acheté à Poitiers, dans le hall du départ, et qui publiait, en première page, une chronique de Renaud Jonchère. Il montait, celui-là !… Et sans se soucier le moins du monde du compagnon resté en arrière ! La rage de l’occasion manquée se réveilla, pleine d’amertume.

Adrien se perdit en une rêverie brouillée et tempétueuse, scandée par le roulis bruyant. Soudain, celui-ci se rompit dans un choc. Le train s’immobilisa. Des portières s’ouvrirent ; des exclamations s’échangèrent. On était alors en une série noire de catastrophes de chemin de fer, d’horaires déréglés, de coupables négligences. Ce convoi même était parti de Poitiers avec une demi-heure de retard. Gerfaux avança la tête au dehors pour se rendre compte de ce qui arrivait.

Il aperçut, aux barrières d’un passage à niveau, un encombrement d’équipages, d’autos, de chevaux de selle, tenus en main par des domestiques et des paysans. Sur la voie, vaguait un bai-brun, les yeux désorbités, les naseaux fumants, le flanc rougi, dont un homme essayait de rattraper les guides. Puis, devant la machine, un rassemblement compact où s’agitaient des blouses, des uniformes, des habits rouges.

L’artiste, saisi d’une singulière anxiété, allait sauter à terre afin de courir aux renseignements. Mais les hommes, en lente procession, quelque chose allongé entre eux, dégageaient la route. La locomotive se remettait déjà en marche. Gerfaux, debout, ne quittait pas du regard le groupe, arrêté maintenant devant la maisonnette du garde-barrière. Âprement attiré, se penchant au risque de tomber, il distingua cette chose vers laquelle se courbaient les figures terrifiées : une forme féminine, deux petites bottes rigides soulevant le bord d’une jupe sombre, une gaze bleue sanguinolent traînant sur le sol.

Le jeune homme se rejeta en arrière, transi d’horreur. N’était-ce point ce voile qui flottait, ce matin, autour des cheveux d’or de Mme Marcenat ?

Il s’accusa d’hallucination, voulut rejeter la conjecture abominable. Mais, dès qu’il arriva à la gare de Lusignan, sans qu’il eût besoin de questionner personne, il entendit la nouvelle qui volait de bouche en bouche et confirmait son pressentiment. La forme funèbre, entrevue là-bas, c’était bien la femme qui, la veille encore, avec tant de brio, célébrait la vie intense…

— Elle s’est jetée comme une véritable folle, racontaient les gens, témoins de l’accident. Au retard du train, la vigilance de la garde-barrière s’était relâchée. Une partie du joyeux défilé du rallye put franchir la voie. La femme, prise de peur en entendant le sifflet, poussa les portes, coupant ainsi en deux le brillant escadron. Mme Marcenat, impatiente, grisée par la poursuite, excellente écuyère d’ailleurs, se crut le temps de sauter l’obstacle et enleva son cheval. Mais sa monture, effrayée par les cris de la garde, par les mugissements de la machine, manqua l’élan au second portillon. L’amazone, désarçonnée, alla se briser la tempe sur les rails.

— Un petit trou, un filet de sang. Rien de plus ! Et c’était fini !

Cet épisode tragique, digne d’une fresque macabre du Campo-Santo, ébranla violemment l’imagination de l’artiste et impressionna tous ceux qui avaient connu cette créature rieuse et légère, pour qui la mort semblait vraiment nécessité trop dure.

Un murmure compatissant courait le long du cortège des obsèques, à Marigny et à Poitiers, où le corps fut ramené.

— Pauvre Odette ! soupiraient les amies de Mme Marcenat. Qui l’eût prévu ! C’est affreux !

Un philosophe mondain calma ce chœur gémissant.

— Après tout, allégua-t-il en rajustant son monocle, peut-être aurions-nous tort de la plaindre outre mesure ? Je l’ai entendue souhaiter une fin brève et nette, désirer mourir en beauté ! Son vœu est accompli.

Estelle, mêlée à la foule qui prenait place dans la cathédrale, entendit cette réflexion. Alors, elle chercha du regard celui qui conduisait le deuil.

Que ressentait l’homme qui se tenait au premier rang, droit, blême et immobile, tandis que se déroulaient les fastes funéraires et que les prières imploraient le repos éternel pour l’âme futile, qui avait traversé la terre dans un bruit carnavalesque de grelots ?

Sans doute, songeait-il à ce qui aurait pu être, et à ce qui avait été… à tout ce qui avait dépendu de la poupée fragile, gisant sous le grand catafalque ?

Elle emportait, dans la tombe, la jeunesse de Vincent Marcenat. Et il pouvait pleurer sur lui-même, aussi bien que sur la morte à laquelle il avait certainement accordé le pardon.