Les Roses refleurissent/19

La bibliothèque libre.
Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 234-239).


XIX


… Des heures et des heures de roulement, la nuit, le jour… Un ciel plus lourd et moins clair. Puis, après tant de mirages variés, s’offrant dans le cadre des portières, voici les plaines de la Vendée, les bocages du Poitou, les coteaux du Clain…

Et l’arrêt final… Sur le trottoir de la gare, Gerfaux et sa femme attendaient seuls les voyageurs, Mme Dalyre ayant regagné les Sables, en compagnie de Mlle Caroline.

Ah ! les chers visages à embrasser !

— Tu as une mine charmante, s’exclama Adrien, en admirant sa sœur. Les voyages te sont profitables.

Le regard sagace de Monique relevait d’autres indices, plus subtils à observer que la fleur du teint ou l’éclat souriant des prunelles.

— Je vous l’avais bien prédit ! glissa-t-elle tout bas à Mme Marcenat. Je suis sûre que vous rapportez du bonheur.

« Du bonheur. » Ce mot, s’enfonçant dans l’esprit d’Estelle, y provoqua les larges ondes d’une rame qui plonge dans une eau dormante. La jeune femme s’interrogea avec étonnement. C’était vrai qu’elle se voyait plus forte et plus tranquille qu’au départ, prête à s’adapter aux conditions nouvelles de sa vie. Si elle était pleinement satisfaite, dès qu’elle se rendait utile et bienfaisante à celui qui se confiait à elle, pouvait-on appeler « bonheur » cette sensation vivifiante ? Peut-être.

En tout cas, ce fut avec sérénité qu’elle entra, son bras enlacé par celui de Vincent Marcenat, dans la demeure où l’attendait l’avenir.

Tout de suite elle remarqua, attendrie, les multiples soins déployés pour lui rendre le logis hospitalier et attrayant.

Les domestiques, attachés depuis longtemps au maître intègre et indulgent, habitués à un service affable, avaient été préparés à la sympathie envers la nouvelle maîtresse dont on leur avait dit la bonté. Les choses mêmes s’étaient modifiées, par des touches discrètes. Le grand salon, débarrassé d’une foule de babioles incongrues et de bibelots de pacotille, caprices d’une mode d’un jour, présentait un aspect plus ordonné et plus calme. Le portrait en pied de Mme Marcenat en avait disparu, remplacé par une belle copie de la Vierge à la Chaise. Le pastel du cabinet de travail s’estompait maintenant dans l’ombre d’un angle. Estelle l’y aperçut quand même, et loin de s’en offenser, approuva tacitement que Vincent conservât ce frêle souvenir de ses jeunes illusions. Peut-on supprimer totalement ce qui fut un chaînon de notre vie ?

Le boudoir surtout avait subi une transformation absolue. Plus de bric-à-brac modern-style, de tableaux abracadabrants, mais des sièges confortables, disposant à la causerie, la Polymnie antique sur la cheminée, une grande bibliothèque d’acajou, incrustée de bronze, regorgeant de richesses, des portraits de famille, des vues lumineuses de l’Italie ou de gracieux paysages de France, tout ce qui devait offrir un aliment à la pensée ou un souvenir au cœur avait été réuni dans ce coin, qui serait le sanctuaire intime des deux époux.

— Vous plairez-vous ici, amie ?

À cette question presque anxieuse de M. Marcenat, Estelle répliqua, d’un air de gravité confidentielle :

— J’ai imaginé quelquefois, étant petite fille et me racontant des histoires à moi-même, qu’un bon magicien m’emmenait dans un palais des Mille et une Nuits et me disait : « Te voilà chez toi !… » Et je vis réellement ce conte fantastique. Vous êtes le bienveillant enchanteur qui savez combler — et bien au delà — tout ce que j’ai pu souhaiter.

— Oh ! vos vœux sont bien simples à exaucer ! Le palais merveilleux se réduit à une très ordinaire résidence bourgeoise, et le bon génie, hélas, n’est qu’un pauvre sire, incapable de se soustraire lui-même aux maléfices. Reconnaissez-vous vos amis ?

Il lui montrait, sur les rayons, ses livres de jeune fille, et sourit de la voir s’ébahir, joyeuse.

David Copperfield, le Moulin sur la Floss, mes chers romans anglais ! Et Hugo, Lamartine, Vigny, La Fontaine, Mme de Sévigné, Jules Lemaître, Faguet, toutes mes vieilles connaissances classiques !

— Je vous présente les miennes, fit M. Marcenat, désignant, sur des tablettes plus élevées, des reliures anciennes ou modernes, sur lesquelles s’incrustaient les noms de Montaigne, de Bossuet, de Pascal, de Marc-Aurèle, d’Homère et de Shakespeare. Je n’ai pu toujours les cultiver à mon gré. Mais bientôt mes loisirs vont devenir très longs. J’espère en leur secours. Estelle, vous les convierez entre nous, n’est-ce pas ?

Le « bonheur » ! Ah ! quel mirage dérisoire, pendant que rôdait cette tenace terreur, autour d’eux ! Mais, réprimant sa peine, elle dit, avec une assurance enjouée :

— Votre désœuvrement sera très court, j’en suis sûre. Et vous n’aurez pas le temps de sentir l’ennui. Mais qu’est-ce que cela, près du bureau ? Une machine à écrire ?

Il repartit, très naturellement :

— J’ai voulu suivre les conseils du docteur Javal, cet oculiste célèbre qui, devenu aveugle lui-même, écrivit un livre consolant et admirable, d’après sa propre expérience, pour apprendre à ses frères en infortune à supporter leur disgrâce. Dès qu’il me sera tout à fait impossible de manier la plume, je m’exercerai à la dactylographie. Ne me regardez pas de cet air désolé… Vous savez bien qu’il serait puéril d’attendre un miracle.

Estelle eut un élan qui la porta vers lui. Vincent Marcenat vit, tout proche du sien, le clair et frémissant visage. Il lut dans les larges iris, portes de l’âme profonde, tant de sensibilité et de chagrin qu’il en fut bouleversé. Dans une brusque impulsion, il se pencha, passa la main sous la nuque flexible, et jeta un baiser sur les cils où perlaient des larmes. Mais aussi promptement, il se roidit, d’une saccade brève et violente. Son bras retomba, inerte.

— Merci, murmura-t-il, dans un soupir rauque.

Et, après quelques secondes de lutte muette, il ajouta, d’une voix apaisée.

— Venez visiter le jardin. Ce n’est qu’un bosquet. Celui de la Borde vous offrira plus d’espace. J’espère que vous l’aimerez.