Les Roses refleurissent/20

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Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 239-246).


XX


L’année judiciaire touchait à son terme. Peu de semaines après, M. Marcenat conduisait sa jeune femme à sa maison d’été.

La Borde, décorée dans le pays du nom de château, n’était qu’une construction basse et longue, surmontée, au faîte du corps de logis, d’un fronton triangulaire, et flanquée d’un pavillon carré. « Une bicoque de garde forestier », déclarait jadis, avec dédain, Odette de Tintaniac, à laquelle son mari refusait de bâtir un pavillon parallèle, qui eût permis de recevoir des invités plus nombreux.

L’habitation, déblayée des futilités superflues qui s’y étaient entassées ces dernières années, avait repris sa simplicité de bon ton, reposante et agréable, sans autre luxe que la clarté, entrant à flots par les hautes fenêtres. Estelle goûta vivement le charme de cet abri tranquille et la fraîcheur agreste du vaste enclos, enserrant des prairies et des bouquets de bois.

Ah ! cette seconde Mme Marcenat ne comprendrait pas la villégiature comme une période de fêtes, de réunions, essoufflantes et mouvementées ! Celle-ci n’avait nul besoin d’un entourage agité et d’une suite bruyante pour l’aider à passer les heures. Il lui suffisait d’escorter son mari à la laiterie, au moulin, aux étables, à l’école ménagère que M. Marcenat avait donnée au village, et de savourer ensuite une lecture, une causerie abandonnée, en face du ciel apaisé du soir, pour estimer ce jour qui venait de s’écouler, plein, délectable, digne de mémoire.

Estelle s’instruisait avec intérêt, sans feinte et sans pose, des détails de cette vie rurale, auxquels M. Marcenat accordait tant de sollicitude. Par tous les moyens, il s’efforçait d’en relever les conditions, pour maintenir, chez les jeunes générations, l’amour de la terre nourricière.

Elle croyait connaître son mari. Elle ne sut sa vraie mesure qu’en cette existence plus étroite, en suivant, dans ses efforts journaliers, l’âme forte et généreuse, entièrement vouée à de nobles devoirs.

Pas un instant qui restât infructueux. Pas une pensée, pas un acte où cet homme ne mît toute sa conscience, qu’il s’agît d’aider un humble de ses conseils, ou de remplir les fonctions publiques qui lui étaient dévolues. Ce fut avec une fierté joyeuse qu’Estelle se vit appelée à seconder cette activité. Sous la dictée de M. Marcenat, elle rédigea les rapports qu’il lut au conseil général, et, en l’absence du secrétaire, elle aida l’avocat à dépouiller les dossiers des affaires qu’il plaiderait à la rentrée.

Pour la distraire de ce labeur assidu, parfois l’auto les emportait vers quelque point curieux ou pittoresque du Poitou : Sausay, Pamproux, Chauvigny. Ils filèrent jusqu’à Chinon et à Saumur. Souvent aussi, ils allaient visiter Adrien et Monique, installés, pendant les vacances, au presbytère de Lusignan. Estelle alors conduisait la petite carriole. Son compagnon près d’elle, sur le siège, elle se croyait revenue au temps où elle accompagnait son père, avec la jouissance pure et sans égale que donne le contact du meilleur ami.

Et les meilleures promenades étaient encore celles qu’ils faisaient à pas lents, par les allées couvertes, autour du domaine. Le soleil, glissant à travers les branches, étalait des éclaboussures d’or sur le sol herbeux. Ils arrivaient à un banc qu’un grand saule pleureur enveloppait de sa ramure éparpillée. Une fontaine jasait tout bas dans le gazon.

— C’est ici, disait Vincent, qu’il convient de lire Comme il vous plaira ou le Songe d’une nuit d’été.

Estelle ouvrait le volume qu’il lui tendait, et commençait de lire à demi-voix. C’était comme s’ils se fussent abreuvés à une coupe grisante, qui les enivrait de poésie.

… Lorsqu’ils revinrent à Poitiers et qu’on vit les deux époux partout et toujours ensemble, les malins plaisantèrent :

— Parbleu, dirent-ils, M. Marcenat se dédommage de l’isolement où le laissait sa première femme. Il tient serré la seconde, de peur qu’elle ne fasse l’école buissonnière, comme l’autre.

Bientôt, la démarche précautionneuse, les manières tâtonnantes de l’avocat furent remarquées. La vérité se fit jour. Alors les opinions se divisèrent. Au plus grand nombre, Estelle apparut comme une fille intéressée, qui avait accepté un mari infirme afin de s’assurer un beau douaire. Mais ceux à qui il fut donné d’observer de près le tact et la délicate vigilance de la jeune femme furent frappés de respect.

Tant au Palais qu’à l’École, une sympathie admirative entoura ce couple touchant : la fidèle gardienne, d’un dévouement si discret, l’homme, si jeune encore, résistant avec courage à la pire des calamités, sans rien abandonner de sa tâche ordinaire.

De jour en jour, cependant, il y trouvait davantage d’obstacles. Le mal inconstant, enrayé quelques mois, avait repris dès l’automne sa marche progressive. Les brouillards se faisaient plus denses, opposant un mur de plus en plus compact à la vue. Et pour M. Marcenat, le long hiver ne fut qu’une lente descente dans la nuit. Aboutirait-elle à une aube ?

Tous, autour de lui, s’efforçaient de lui en suggérer l’espoir, qu’il n’osait admettre.

Ces ténèbres où il s’enfonçait, une sollicitude attentive empêchait qu’elles devinssent mornes et vides. Si le cercle visuel se rétrécissait pour Vincent, le monde charmeur des sons s’ouvrait à lui. Il y trouvait des sensations pénétrantes, infiniment nuancées. Adrien, Monique, quelques-uns des camarades de Gerfaux, plusieurs fois par semaine, faisaient de la musique de chambre à l’hôtel du Pont-Neuf, dont la porte s’entre-bâillait alors discrètement pour quelques amis, fervents d’art. Mozart, Schumann, Beethoven et Franck remplissaient tour à tour de leurs voix le silence recueilli, berçant la pensée de l’éprouvé, l’imprégnant de volupté idéale ou de paix religieuse.

Et la causerie alerte ensuite, les tasses de thé distribuées, donnait à son esprit l’occasion d’un mouvement salutaire, avec l’escrime agile des idées.

Estelle aux aguets voyait naître, sur le visage fatigué de tristes songes, un sourire indulgent et amusé, tandis qu’Adrien, au moindre choc de ses interlocuteurs, s’enflammait, crépitait comme une fusée d’artifice, éclatait en saillies, en paradoxes, en enthousiasmes.

M. Marcenat affectionnait cette jolie et vibrante nature d’artiste. Puis il est réconfortant et doux d’assister à un bonheur dont on fut l’ouvrier. Et Gerfaux, avec sa loyauté fougueuse, ne ménageait pas les effusions reconnaissantes à celui qui l’avait mis en bon chemin.

— C’est encore à vous que je dois cela, répétait-il à chaque succès nouveau.

Les prévisions de l’avocat se réalisaient. Le talent du musicien rayonnait au delà de la province où il avait pu se croire enfoui. Les « Chanteurs de Saint-Pierre » se faisaient connaître avec honneur, et étaient mandés dans les départements voisins. Une Berceuse du jeune compositeur, inspirée par un vieil air poitevin, avait obtenu un accueil des plus flatteurs à Paris, dans une soirée de régionalistes. Et les Concerts classiques d’Angers, justement renommés, cherchant à faire œuvre de décentralisation artistique, promettaient de jouer, la saison suivante, une petite suite d’orchestre, intitulée Sous-bois : trois pièces extraites de la partition inachevée de Mélusine.

Mais ce qui exaltait le cerveau d’Adrien, plus encore que toutes ces fumées de gloire, c’était une espérance incommensurable, indicible, qui amènerait un baptême au printemps, dans la vieille maison de la rue des Carmes.

M. Marcenat, sollicité de servir de parrain au petit inconnu, résista longtemps aux instances du jeune ménage. Impatient et sombre, dès qu’on abordait cette question, il expliqua enfin son refus opiniâtre.

— Puis-je accepter la paternité spirituelle d’un enfant dont je ne verrai peut-être jamais les traits ?

Mais, sous ce prétexte avoué, ne se cachait-il pas un regret plus profond, presque une jalousie ?

Les prières de Monique le fléchirent enfin.

— Ce sera un garçon, et nous l’appellerons Vincent, assurait Adrien, avec l’aplomb prophétique d’un mage.

Ce fut une fille, qui débarqua en mars. Le monde où elle arrivait n’était plus, pour M. Marcenat, qu’une étendue nébuleuse et nocturne. Il entrevit sa filleule comme un petit paquet incertain, brouillé de rose et de blanc. La faible voix qui sortait de ce fouillis mystérieux l’ébranla d’une vibration étrange. Il resta longtemps en silence près du berceau. Avec des précautions infinies, il toucha la menotte crispée.

— Que ton nom soit Estelle, prononça-t-il. Et puisses-tu être, toi aussi, à ceux qui t’environnent, une pure et douce étoile !