Les Roses refleurissent/2

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Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 19-39).


II


Estelle s’ébahissait de sa brusque émancipation, comme un paralytique qui retrouve le mouvement. Était-ce bien elle-même qui débarquait seule à Paris, seule se débrouillait des petites difficultés de l’arrivée, et qui, maintenant, roulait en taxi vers la rue Madame ?

Ces impressions de déplacement glissaient, d’ailleurs, sur la jeune fille. Estelle, durant le trajet en wagon et en voiture, n’envisageait qu’un but : cette chambre où elle arrivait enfin, haletante d’une longue inquiétude et des quatre étages trop vite escaladés.

La maîtresse de la pension, aimable femme, ronde et alerte, arrêta la voyageuse sur le palier.

— Laissez-moi prévenir tout doucement notre malade. M. Jonchère l’a déjà préparé au plaisir de vous voir.

De la porte, Estelle apercevait le fauteuil, placé devant la fenêtre, et le cher garçon qui y reposait, la tête renversée sur le coussin. Oh ! ce teint cireux, ces yeux caves, ces pommettes saillantes ! Le cœur de la sœur trembla de pitié. Le pauvre ! Il était temps !

La voix d’Adrien s’élevait, fêlée d’émotion.

— Est-ce possible ? Ah çà ! cet absurde Jonchère m’a donc cru à la mort ! Sonner le tocsin pour une pâmoison ! Convoquer ma sœur ici ! C’est fou !

— Ça vous apprendra à nous faire de pareilles frayeurs, répliqua en riant la bonne hôtesse, invitant d’un signe la jeune fille.

Estelle s’élança, les bras ouverts, l’air radieux.

— Regrettes-tu ma venue, ingrat ! Et vas-tu me recevoir vilainement, avec des reproches ?

Il n’en eût pas trouvé la force, vaincu déjà par la douceur des caresses fraternelles. Cependant il scrutait, d’un regard âpre, la figure penchée vers lui. Le jugeait-on si malade pour que sa sœur accourût si vite, et de si loin ? Mais les yeux d’une femme qui aime savent mentir. Et Adrien ne vit dans les prunelles nuancées de vert, de bleu et d’or que le sourire d’une tendresse heureuse.

Discrète, Mme Lenoir s’esquiva.

— Je vais vous faire monter une collation, mademoiselle.

Estelle enleva son chapeau, son manteau, et se laissant tomber sur la chaise basse, près de son frère :

— Il n’a pas été difficile de me décider, va ! reprenait-elle avec entrain. Il y a longtemps que j’avais envie de m’évader. Ah ! mon petit Adrien, l’existence abêtissante que je mène là-bas !…

— Je m’en doute, va ! soupira-t-il. C’était mon rêve d’acquérir une situation assez stable, assez nette, pour t’appeler près de moi. Et maintenant, hélas ! le rêve s’éteint comme une fusée qui se noie.

Du doigt il se frappait le front.

— Tout est creux ici ! Cerveau liquéfié, crâne vide ! Plus de travail possible !

Vite, d’une main impérieuse, elle lui fermait la bouche.

— Le mot « travail » est momentanément interdit. L’essentiel est de guérir. Pour cela, abandonne-toi à ma discrétion, sans prendre la peine de penser !

D’instinct, elle trouvait le langage qui convenait. Cette sérénité impressionna le malade. Il lui semblait que la main souple et nerveuse qui étreignait la sienne ravivait sa chaleur vitale. Et en paroles légères, qui le rafraîchissaient comme un gazouillement d’oiseau, la voix amie continuait son babillage :

— Tu es très gentiment installé, disait Estelle, inspectant la cellule claire, au lit blanc, où un piano, une étagère de livres et quelques moulages parlaient d’art et de vie idéale. Et ces œillets font un joli effet sur ton guéridon, dans ce tube de cristal vert.

— C’est Renaud Jonchère qui m’a fleuri, ce matin. Il a des délicatesses de femme, ce poète !

Estelle, du bout de l’ongle, releva la lourde tête d’une fleur déchiquetée, jaspée de rose et de cramoisi. Elle évoqua la voix lointaine, entendue la veille, à travers les nasillements et les trépidations du téléphone. Et ce souvenir opérant peut-être comme une suggestion attractive, au même instant, la voix retentit toute proche, dans sa sonore et harmonieuse plénitude :

— Suis-je importun ?

Estelle tressaillit légèrement, et se souleva. Un grand jeune homme, tête découverte, traversait la chambrette en deux enjambées, et s’inclinait devant elle.

— Mademoiselle, je suis ravi de vous voir ici, et de vous transmettre mes pouvoirs sur ce prisonnier !

— Fou ! Nous aurons des comptes à régler ensemble ! cria Adrien Gerfaux, levant le poing. À propos d’un simple malaise, clamer de telle sorte que les échos de Poitiers en furent épouvantés ! Froussard !

Renaud Jonchère prit la mine d’un gamin grondé. Mais sa lèvre un peu courte découvrait des dents blanches, éblouissantes sous la soyeuse moustache blonde.

— J’ai fait une bévue, soit ! Mais quelqu’un ici en regrette-t-il les résultats ?

Son regard, en dessous, interrogeait drôlement le frère et la sœur. Estelle secoua la tête en riant :

— Pour ma part, je l’avoue, je suis très contente de mon escapade.

— Parbleu ! s’exclama Adrien, ça va te sembler rudement bon de ne plus voir devant toi ces deux pingouins sordides, qui s’empiffrent et digèrent !… Ah ! mossieu et mâme Busset, l’aimable couple, bien assorti ! Types parfaits de ces borgeois repus, dont les anarchos rêvent d’ouvrir les abdomens !

Renaud Jonchère traça, dans l’espace, le zigzag d’un coutelas féroce.

— Sus aux Philistins, rebut de l’humanité ! Point de quartier à cette canaille !

— Goguenardons ! fit Adrien avec amertume. Ces imbéciles, nous poumons les envier ! Enfermés dans leur épaisse carapace, ils ne connaissent pas nos délires, nos dégoûts, nos désespoirs.

— Ils ignorent aussi nos ivresses et nos béatitudes, repartit Jonchère. Je ne troquerais pas une seule de nos heures ardentes pour cinquante ans de leur vie plate et bornée…

— Mais de quel prix nous les payons, ces heures-là ! murmura Gerfaux. Et il porta de nouveau la main à son front pesant.

Les yeux d’Estelle se remplirent de larmes en rencontrant le regard sérieux et attristé de Renaud Jonchère. Mais tout de suite, la voix claire, la jeune fille reprenait sa tâche consolatrice :

— Es-tu si à plaindre, frérot, voyons ?… Tu as dépensé au delà de tes forces ! Il est tout naturel que tu subisses cette dépression… Eh bien ! à présent, il faut te refaire… et amasser une réserve d’énergie… Se laisser vivre au soleil, comme un bon végétal, ça n’a rien de bien pénible !

— Charmante existence… Si je suis condamné à cela désormais, mieux vaut le dire !

Elle frémit de la sourde menace. Jonchère vint à la rescousse.

— Tu enviais tout à l’heure le bonheur des mollusques !… On te propose de vivre quelques semaines comme une douce et vertueuse touffe d’herbes ! Et tu barguignes !…

Ils arrivaient, l’ami et la sœur, à la note juste, en leur enjouement de commande. Le malade, si défiant qu’il fût, s’y trompa. S’il pouvait guérir ! Il se sentait si affaissé, si éteint, qu’il avait cru tout perdu !… Cependant la pensée de ce qu’il devait abandonner le crispa dans une révolte.

— Y penses-tu ? Quitter la partie… Lâcher les chances que j’avais patiemment groupées !… Non ! Non ! Non !… C’est impossible !

Et fiévreux, il énumérait ses projets : un morceau symphonique à achever, puis une sonate que Samuel, le grand violoniste, promettait de lancer… Et on venait lui offrir, à ce moment décisif, de faire machine en arrière !…

Mais, patiente, Estelle continuait de lui verser le cordial intarissable de l’espérance… Tout ce que la sagesse ordonnait de suspendre, aujourd’hui, s’accomplirait avec plus de facilité et de brio, après la halte prescrite…

— Tu verras comme tu redeviendras vite toi-même, les nerfs détendus, la tête reposée !

Gerfaux ne demandait qu’à le croire. Oh ! sortir de cette atonie, recouvrer la maîtrise de soi, et le bouillonnement délicieux de l’idée dans son cerveau maintenant anesthésié ! Peu à peu, son entêtement morbide se laissait fléchir, sans qu’il consentît à l’avouer.

— N’ai-je pas raison, monsieur Jonchère ? disait parfois la jeune fille.

Et Renaud l’appuyait aussitôt, à sa façon humoristique. Si vite devenus complices en charité, il semblait aux deux jeunes gens, en se rencontrant pour la première fois, se reconnaître. Grâce à l’intermédiaire d’Adrien, ils plongeaient dans la vie l’un de l’autre. Renaud pouvait-il ignorer la sœur chérie dont le portrait occupait la place d’honneur, dans la chambre de son ami ?

Et Estelle connaissait, en grandes lignes, la biographie et le caractère du camarade intime de son frère. Renaud Jonchère, originaire de l’Algérie, fils d’un officier mort prématurément, et abandonné très jeune à lui-même par le remariage de sa mère là-bas, abordait, avec des dons brillants, la carrière littéraire. Il était de ceux qui, selon l’expression consacrée, doivent arriver à tout ce qu’ils veulent — pourvu qu’ils le veuillent bien… Adrien, chétif et timide, admirait, par la loi des contrastes, ce blond et hardi Renaud, vrai saint Georges de vitrail, avec sa moustache dorée, et qui, aventureux et prime-sautier, portait, d’une belle allure, son surnom de « quatrième Mousquetaire ».

Gerfaux, tout à coup, eut un ricanement moqueur.

— Ta ta ta… Je vous écoute… Mais si je me rends à vos conseils, une fois devenu salade ou ortie, où me transporterai-je ? Rue de la Psallette-Sainte-Radegonde ?… J’en partirais bientôt pour l’asile des fous !… Épargnez-moi cela !… Mais ailleurs ? Où, encore une fois ? Sans argent, point de place au soleil !

Renaud fit un mouvement d’offre qu’Estelle arrêta avec vivacité.

— Ne te tourmente pas… Quelqu’un a promis d’y pourvoir… Quelqu’un qui ne promet pas à la légère et en qui j’ai pleine confiance !

Adrien s’étonna de cette expression fervente.

— Tant de confiance que ça ? Serait-ce un futur beau-frère, ce mystérieux quelqu’un ?

Sous le regard bleu de Renaud, où luisait une curiosité, la jeune fille perdit contenance.

— Qu’imagines-tu ?… Ce quelqu’un est une relation de notre père… un monsieur respectable et marié. Tu recevras, au premier jour, l’explication de ce projet. J’ignore tout à fait ce dont il s’agit.

— Mais tu as la foi, je t’en félicite ! dit-il, ironique. Tout cela me paraît bien nébuleux.

Néanmoins, son intérêt s’était éveillé. À plusieurs reprises, il parla du secret, et en plaisanta. Calmé par la présence de sa sœur et le sentiment de sécurité que lui donnait cette tendresse vigilante, Adrien d’ailleurs passa une nuit assez paisible. Et comme le jeune docteur, ami des artistes, en le visitant, le lendemain matin, renouvelait son diagnostic et ses objurgations :

— Rien de cassé ! Mais vite au large ! Plongez-vous en pleine nature ! Allez soigner votre bête aux champs ! Et tout de suite !

Le malade accueillit l’avis, cette fois, sans se rebeller.

— Voire ! féal mire, dit-il seulement, d’un ton ambigu. Vous n’êtes pas plus pressé de vous débarrasser de moi que moi de vous !…

— Eh bien ! dans quarante-huit heures, je vous apporte votre passeport ! conclût gaiement le médecin qui, en aparté, recommanda à Mlle Gerfaux : La thérapeutique, en son cas, doit être surtout morale… Qu’il ait confiance en sa guérison, et il guérira. Mais brusquez le départ ! Paris le reprendrait et le consumerait.

Heureusement, pour abréger l’anxiété de la jeune fille, au courrier suivant, ce même jour, arrivait la lettre annoncée. Renseignée par un billet particulier, Estelle accourut au chevet de son frère.

— Tiens ! une lettre de Poitiers ! Tu y trouveras peut-être la clé de l’énigme.

Gerfaux, les feuillets dépliés, courait vite à la signature.

— M. Marcenat ! C’est lui, ce protecteur ! D’après tes dires, je m’étais figuré un quinquagénaire, poivre et sel !

Et il commença à demi-voix, visiblement touché par l’épithète du début :

« Mon jeune ami,

« Mademoiselle votre sœur a pu vous dire comment, par hasard, je me suis trouvé instruit de votre indisposition. Un peu de repos vous est conseillé après cette alerte. Si vous désirez passer votre convalescence à la campagne, je serais infiniment heureux de vous voir accepter, comme abri, une vieille maison que je possède à Lusignan. Le site est joli. L’air, fortement oxygéné par les bois environnants. La vue étendue. Et les vieux murs qui soutiennent le verger, en terrasse au-dessus de la rivière, appartinrent à l’enceinte du château de Mélusine !… Mélusine ! voilà un nom qui doit fasciner un artiste ! Puisse-t-il vous attirer en ce coin de notre Poitou, dont le pittoresque évoque le souvenir des Ardennes !

« Un bain dans la saine atmosphère du pays vous retrempera corps et âme. La fable d’Antée qui, luttant contre Hercule, reprenait des forces dès qu’il touchait la terre maternelle, est un mythe d’un sens profond. Je suis convaincu que l’intellectuel ou l’artiste n’est jamais plus original et plus heureux en ses conceptions que s’il reste en contact avec le sol natal.

« Vous me savez régionaliste résolu. Pardonnez-moi si j’essaie de vous ramener vers notre province. Vous êtes une de nos valeurs. Je souhaite vous rattacher étroitement à votre petite patrie.

« Venez donc. Je serai ravi de discuter ma thèse favorite avec vous.

« Le mobilier est plutôt rudimentaire. Une de nos anciennes domestiques, Mme Adèle, qui est logée dans une dépendance, pourvoira à ce qui manque, et se met avec plaisir à votre disposition.

« Vous trouverez, dans le salon, un pauvre piano, très enroué malheureusement.

« Répondez vite que vous acceptez cette proposition. Et croyez, ainsi que votre sœur, à ma sincère sympathie.

« V. Marcenat. »

Cette lettre, si habilement calculée pour satisfaire l’amour-propre ombrageux du jeune homme, ne manqua pas son effet. Adrien murmura :

— On ne peut dire les choses avec plus de bonne grâce !

Et la tête au creux de l’oreiller, il ajouta, rêveur :

— Lusignan ! Je connais ! Un grand viaduc, un vallon de bois et de prairies, une vieille petite ville, perchée sur un plateau rocheux autour duquel tourne une jolie rivière… Le pays de Mélusine ! répétait-il avec une complaisance amusée.

Et comme Renaud Jonchère entrait dans la chambre, Adrien interpellait aussitôt son camarade :

— Que t’en semble, poète ? On m’offre une villégiature sur une terre de légendes, à Lusignan !

— Lusignan ! Ce nom féodal sonne comme une armure ! fit Renaud. Les Lusignans, rois de Chypre et de Jérusalem ! Quel panache au cimier ! Illustre maison !

— Et fondée en notre antique Poitou par Mélusine, la fée à queue de serpent. Ils ont beau vouloir, en Auvergne, en Allemagne ou en Italie, revendiquer cette terrestre sirène, notre fée poitevine est la seule authentique !

— Chauvin !

— Rien n’est plus certain ! affirma Estelle. À Lusignan, on montre encore la fontaine — la Font-de-Cé — où elle apparut au chevalier Raimondin. Et aussi les vestiges de la tour d’où Mélusine se précipita, hurlante et désespérée, quand son secret fut découvert.

— Ah ! oui, se souvint Renaud. N’était-elle pas condamnée, une fois par semaine, à subir une pénitence, qui lui infligeait justement cette queue de lézard ? Son mari n’avait-il pas juré de lui laisser liberté complète, ce jour-là, sans jamais demander d’explication ?…

— Mais le butor, qu’elle avait fait riche et puissant, ne put se retenir de l’épier le jour défendu ! fit Adrien. Et Mélusine, condamnée pour l’éternité à cette forme monstrueuse, s’envola par une fenêtre du manoir de Lusignan, en ouvrant deux grandes ailes de chauve-souris…

— Elle m’a toujours été sympathique, cette pauvre fée que son pouvoir magique ne put préserver des pires souffrances humaines ! observa Estelle d’un air pensif et poursuivant la digression qui distrayait le malade. L’obligation de dissimuler envers celui qu’elle aimait devait lui être aussi dure que le châtiment en lui-même.

— Croyez-vous ? fit étourdiment Renaud. Que de femmes ont une queue de serpent à cacher, et y parviennent ! L’art de la dissimulation et de l’astuce est naturel au sexe malin, assurent les Pères de l’Église…

— Quant à moi, je serais incapable de le pratiquer ! répliqua la jeune fille simplement.

Il examina, curieux, le clair visage, la bouche pure, le front lumineux sous la couronne virginale des lourdes tresses, et, si sceptique avec les femmes qu’il rencontrait dans les mondes très disparates où il fréquentait, Renaud jugea qu’il devait croire celle-ci. Cette candeur fière, cette loyauté limpide l’étonnèrent et l’attendrirent.

Cependant Adrien, brusquement, sortait d’un songe.

— Comment n’a-t-on pas encore pensé à représenter l’histoire de Mélusine, dans notre province où fut rénové le théâtre en plein air ? Ça se découpe à merveille pour un spectacle populaire, en larges fresques : 1o  rencontre, amour, promesse de Raimondin ; 2o  gloire et succès de Mélusine, devenue comtesse de Lusignan, insinuations perfides qui troublent le comte, et le poussent à espionner sa femme, accusée de magie noire ; 3o  trahison de Raimondin, adieux tragiques de Mélusine. Tout cela animé d’un grouillement de paladins, de varlets, de gnomes et de sylphes, de dames à hennins, sur la perspective des bois et du ciel ! À Lusignan même, l’esplanade ombragée de tilleuls offrirait un emplacement magnifique et évocateur, à l’endroit précis où s’élevait le donjon de Mélusine… Au fait, pourquoi ne tenterions-nous pas l’essai ? ajouta-t-il, frappé d’une idée subite. Tu écrirais le poème que je soutiendrais d’un accompagnement musical.

Jonchère et Estelle échangèrent un coup d’œil rapide. Leur pieuse diplomatie avait réussi. Et promptement, Renaud acquiesçait avec enthousiasme :

— Pourquoi pas, en effet ? L’entreprise serait intéressante ! Et l’ombre de Mélusine nous conseillera ! J’irai vous voir à Lusignan pour m’imprégner de couleur locale.

— À la bonne heure ! fit vivement Adrien. À ce compte seulement, j’accepterai l’exil.

Estelle, joyeuse, apportait le buvard et le stylographe.

— M. Marcenat avait raison. Le pays te suggestionne déjà heureusement, tu vois…

— Allons, puisqu’il le faut ! soupira le jeune homme.

Il traça quelques lignes, assombri à mesure qu’il écrivait, par la difficulté de l’effort et l’acte décisif. Renaud se rapprocha d’Estelle.

— Ne vous inquiétez plus ! murmura-t-il. Adrien ne peut manquer de guérir, entre une bonne fée et un ange gardien.

Elle ne sut répondre au madrigal. Le regard qui plongeait dans ses yeux la troublait d’un émoi intense, oppressif. Et cette palpitation sourde se trahit par une rougeur qui s’étendit soudain de l’échancrure de sa robe à la racine brune de ses cheveux. Le regard bleu devint plus insistant et plus câlin. Estelle essaya de se soustraire à l’emprise et se réfugia près de son frère.

— Peut-être sera-t-il convenable que je joigne un mot à ta lettre.

Elle dut écrire devant le malade, pour ne pas exciter sa défiance. Et la tête perdue, sentant toujours sur soi les effluves des yeux tendres, la jeune fille griffonna, sous la signature d’Adrien :

« Nous serons vos hôtes à Lusignan, comme vous nous y conviez avec tant de bonté, monsieur. Je suis trop émue pour vous exprimer notre reconnaissance. »

— À présent, retournons à Mélusine ! fit Adrien, se rejetant vers l’idée qui prenait possession de lui et l’enchantait de neuves espérances.

Complaisants à sa fantaisie, ses interlocuteurs le satisfirent de leur mieux. Mélusine élut domicile entre eux trois. Ils causèrent à peine d’autre sujet jusqu’à l’heure du départ. Et, complètement envoûté, Gerfaux se crut presque appelé par la fée vers ce Lusignan où elle avait aimé, triomphé et gémi !…

Estelle subissait une autre hantise, d’instant en instant plus impérieuse et plus puissante…

Enfin, les affaires urgentes réglées, un peu d’argent recueilli, les bagages bouclés, le frère et la sœur partirent pour la gare, escortés jusqu’au wagon par l’ami dévoué.

En entendant siffler la locomotive, Adrien blêmit, prêt à se trouver mal. Il lui sembla que les fibres de son cœur allaient se briser. Paris ! il fallait donc quitter ton ciel enivrant où souriait la gloire !… Mais, pour étourdir cette douleur, Renaud parlait des projets séduisants, de l’œuvre en expectative, du revoir prochain.

— À la Pentecôte, je demande, à ma revue, un congé de quelques jours, et je file vers vous !

— Tu le jures ?

— Je le jure, sur tout ce que je vénère et chéris le plus au monde ! prononça gravement Jonchère, les yeux sur Estelle.

Le train s’ébranlait. Il sauta, leste, sur le trottoir.

Les premiers instants du voyage ne furent pas moins pénibles à la jeune fille qu’au malade. Chaque tour de roue déterminait chez Mlle Gerfaux une sensation d’éloignement cruel, d’entraînement inéluctable. Qui lui eût dit, quelques jours auparavant, qu’elle referait ce chemin à regret ?

Mais, après tout, trois semaines seulement les séparaient de la Pentecôte !…

La même pensée consolatrice berçait la mélancolie d’Adrien. Ils finirent par l’entendre distinctement comme un refrain prometteur, dans le tintamarre du roulement… Renaud… Pentecôte… Pentecôte… Renaud… Gerfaux se surprit à fredonner ces mots cabalistiques, et s’en égaya.

Et alors l’un et l’autre se sentirent disposés à de nouveaux bonheurs…

À la gare de Poitiers, où ils arrivaient à la fin de l’après-midi, M. et Mme Busset, froids, sévères et gourmés, attendaient leur passage, et leur remirent quelques paquets, réclamés par Estelle.

— Alors, vous vous installez chez M. Marcenat ? fit l’oncle, plus bilieux que jamais… Vous préférez l’hospitalité étrangère à celle de votre famille ?…

— Vous êtes assez grands pour voler de vos propres ailes ! opina Mme Busset, d’un air figue et raisin. C’est égal ! Une jeune fille ne peut montrer trop de circonspection ! Je ne sais ce qu’on en pensera, mais…

Cet « on » occulte et fatidique, représentant tous les Busset et sous-Busset qui constituent l’opinion, Estelle se sentait de force à le braver.

— Je ne pense qu’à sauver mon frère ! répondit-elle simplement. Que chercherait-on au delà ? Et que m’importe ?

Une heure plus tard, les deux voyageurs atteignaient enfin Lusignan. Dès la station, Mélusine, sculptée au fronton d’une porte, les gratifia de son sourire de bienvenue. Et Adrien l’implorait dans une solennelle invocation :

— Sois-moi tutélaire, ô merveilleuse ! Je viens ici pour t’honorer.

Toute la ville haute à traverser, par une longue rue tortueuse, entre les pignons anciens, et sur le plateau où s’étendait le forail, herbeux comme une prairie, ils virent se dresser le grand logis, coiffé de tuiles brunes, et escaladé par les glycines et les rosiers grimpants. Sur le seuil, une bonne vieille, réjouie et serviable, saluait cordialement leur arrivée et s’empressait de leur ouvrir les portes. Les grandes pièces apparaissaient presque vides, et Mme Adèle s’en excusait. Tant de meubles avaient été enlevés, à la mort de l’oncle Jacques, par la sœur et les cousins de M. Marcenat !…

Mais cette pénurie matérielle touchait peu les deux jeunes gens. Par toutes les fenêtres entrait la vision du printemps en fête, sous le ciel rose du crépuscule. Et ravis, ils s’appelaient d’une croisée à l’autre pour admirer un aspect du jardin ou de l’horizon.

— Un vrai nid d’artistes, répétait Gerfaux, électrisé. Ce que notre poète s’extasiera !

Et les ruines du château de Mélusine étaient là, toutes proches. Ce soir même, Adrien put errer, au clair de lune, parmi les pans de murs, revêtus de lilas sauvages, où revenait pleurer la fée déchue.