Les Roses refleurissent/3

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Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 39-53).


III


Le frère et la sœur s’installèrent avec une gaieté d’écoliers en vacances. Un bonheur naïf les transportait à se voir libres tous deux, maîtres de cette vaste habitation, du beau verger, de la terrasse qui surplombait le vallon bucolique. Ils se crurent revenus aux récréations favorites de leur enfance, jouant aux Robinsons, si bien que Mme Adèle s’en trouva surnommée Vendredi.

Estelle, qui avait passé sa prime jeunesse à la campagne, s’épanouissait à retrouver mille petites jouissances dont elle restait privée, durant sa réclusion dans la rue de la Psallette-Sainte-Radegonde. C’était un plaisir, depuis longtemps perdu, de pouvoir couper une rose, cueillir une fraise, courir sous la pluie tiède qui s’égoutte des feuilles. Et quel que fût le temps, son âme chantait elle ne savait quelle chanson allègre et délicieuse…

Chaque jour accroissait en elle cette mystérieuse joie… Peut-être parce que le cours des heures la rapprochait d’une date émouvante… Sans doute aussi parce que chaque jour amendait un peu l’état de son frère.

Bien maigre, bien pâlot encore sous le hâle, le jeune homme revenait lentement vers l’équilibre moral, en reprenant quelque vigueur physique. Ses nerfs, facilement excitables, s’apaisaient un peu. Les accès de dépression et de tristesse noire s’espaçaient en s’atténuant. Estelle, adroite, se servait du projet de l’œuvre prochaine comme d’un dérivatif et d’un adjuvant. Mélusine, entrée dans l’esprit de l’artiste, y régnait en souveraine. Adrien cherchait la dame de Lusignan, en de longues promenades, aux endroits qu’elle avait dû préférer, au fond des bois, ou au bord des sources…

Ses lettres à Renaud étaient pleines de ce sujet et de cette éternelle redite : quand donc arriverait la Pentecôte pour réunir les deux collaborateurs ?

Cependant, quelque chose désappointait la sœur et le frère : M. Marcenat, qu’ils étaient impatients de remercier de vive voix, n’avait pas encore paru à Lusignan, en dépit de ses promesses. Mais son domaine patrimonial, la Borde, dont l’exploitation agricole l’intéressait vivement, était situé dans les environs immédiats, sur les rives mêmes de la Vienne, à Marigny-Chémereau. Et cette circonstance donnait aux locataires occasionnels du conseiller général la certitude de le voir fréquemment.

Enfin un beau matin que Gerfaux, sifflant aux merles et sautillant sur sa meilleure jambe, débouchait d’un chemin creux sur la grande route, il aperçut une auto, immobilisée par une panne. Et dans le voyageur, descendu sur la berne et qui observait le chauffeur, aux prises avec le mécanisme, le jeune homme reconnut M. Marcenat. Il accéléra son allure et agita son chapeau comme pour un vivat.

— Ah ! Monsieur, vous voilà enfin !… Nous vous espérons depuis quinze jours…

L’avocat serra la main qui s’offrait.

— Excusez-moi ! Aujourd’hui, je ne fais que passer. Je vais conduire ma sœur à Niort.

Le cadre de la portière sertissait le profil, anguleux et sans grâce, d’une dame entre deux âges. Mme Dalyre, unique sœur et aînée de M. Marcenat, veuve d’un riche usinier de sardines, habitait les Sables-d’Olonne et faisait à Poitiers de fréquents séjours. Le jeune artiste salua respectueusement, mais à la réplique brève de la tête altière, aussitôt rencognée dans l’ombre, le malheureux garçon prit conscience du piètre effet que devaient produire son costume négligé, ses souliers poudreux, son bâton, taillé à un buisson d’épines, et le panier d’osier, couvert de feuilles de fougères, qui pendait à son bras gauche. Crânement, il brava :

— Voyez, monsieur, fit-il, plaisamment plaintif en exhibant sa corbeille rustique, sous prétexte d’exercices salutaires à quels métiers on m’oblige ! Aujourd’hui j’étais délégué à la provision de beurre, dans une ferme éloignée ! Je fends le bois pour la cuisine, je sarcle, j’arrose, je fais la chasse aux limaces ! Je vais chercher de l’eau fraîche à la Fontaine-aux-Loups ! Un esclave, quoi !

— Aux ordres d’un bon tyran !… Le traitement fait merveille, si j’en crois votre mine !

— C’est vrai que je me sens, revivre ! dit Gerfaux, la voix émue. Ah ! Monsieur, que de reconnaissance je vous dois !… Mais ne monterez-vous pas jusqu’au plateau, pendant qu’on répare le truc ?

M. Marcenat, hésitant, consultait le chauffeur.

— Ai-je le temps, avant que vous puissiez repartir ?

— Oh ! Monsieur, nous sommes bien là encore pour trois quarts d’heure, si le charron ne lambine pas trop…

— Alors, monsieur Gerfaux, dit l’avocat, je vous accompagne. Ma chère Edmée, veux-tu venir avec nous ? Ne te sera-t-il pas agréable de visiter le vieux logis de l’oncle Jacques ?

Mme Dalyre, du fond de la voiture, répondit, en étouffant un bâillement :

— Grimper là-haut par ce soleil, merci bien ! Je préfère rester en repos et à l’ombre.

— Je ne me ferai pas attendre ! repartit tranquillement M. Marcenat, sans insister.

Adrien s’inclina avec déférence du côté de la voiture. Puis, de son pas de bergeronnette, il se mit en marche avec gaieté près du conseiller général.

— Que je suis heureux, monsieur, de vous avoir ainsi happé au passage ! Estelle sera si surprise et si contente ! Nous pensions que vous vouliez vous dérober à nos bénédictions ! Vous nous avez envoyés dans une succursale du Paradis terrestre ! Et quel pays poétique, monsieur !

Ils étaient arrivés, par un raidillon, au sommet de la falaise, sous le couvert de la triple nef de verdure, dessinée par les troncs alignés en colonnades et les branches arquées en voûte des grands tilleuls, à la place même où s’élevait jadis le château-fort inexpugnable. Des deux côtés de la plateforme se creusaient des vallons profonds, fermés par un cirque de collines boisées ; d’une part, en contre-bas, la route bordée de maisons ; de l’autre, la rivière miroitant entre les peupliers, le portique gigantesque du viaduc, puis le groupe de toitures brunes, tassées autour de la rude église romane, à la tour trapue.

Adrien ne passait plus en cet endroit sans s’imaginer la foule amassée, dans cette incomparable salle de verdure, pour assister à l’évocation de Mélusine. Mais, malgré sa tentation de s’en ouvrir à M. Marcenat, le jeune artiste jugea prématurée la confidence d’un projet encore à l’état embryonnaire.

Il leva la tête vers les branches où se répondaient loriots et pinsons.

— Mes oreilles de musicien sont sans cesse réjouies ! À certaines heures, on croirait que chaque feuille chante !…

L’avocat regardait le paysage avec une tendresse grave.

— Je vous vois avec plaisir sensible au charme de Lusignan, dit-il. J’aime particulièrement ce petit coin, où sont restés beaucoup de mes meilleurs souvenirs…

Ils traversèrent le large espace ensoleillé du champ de foire, dans la direction du vieux logis. De la porte voisine, Mme Adèle surgit, comme une boule qui s’échappe, bafouillante, larmoyante, et hilare, en reconnaissant son ancien maître.

— Ah ! Monsieur Vincent, on se languissait de vous ici ! Point de jour qu’on ne vous attendît ! Quels gentils voisins vous m’avez donnés là ! Cette jeunesse, ça rend de la vie à la maison qu’a l’air morte, à l’ordinaire, comme son défunt possesseur… En entendant le piano, je me crois revenue à vos vacances du temps de jadis !

Estelle, par les fenêtres ouvertes, avait saisi le bruit de voix et de pas. Elle apparut dans la baie de la porte, souriante et rose, comme illuminée par sa joie. Jamais M. Marcenat ne lui avait vu ce rayonnement de vie et de jeunesse. Il savait Mlle Gerfaux dévouée, intelligente et énergique. Il ne s’était jamais aperçu de sa grâce.

— Enfin, monsieur ! jeta-t-elle, elle aussi, dans un soupir d’aise.

Il fut touché de se voir si sincèrement désiré par ces amis modestes, en ce lieu où il ne se retrouvait jamais sans une petite émotion. Mme Adèle, entrée sur ses pas, s’évertuait aux réminiscences. Elle avait servi l’oncle Jacques, puis la gouvernante, l’imposante Léocadie, demeurée au décès du maître, dans ce logis qui servait jadis de rendez-vous à tous les enfants de la famille Marcenat. Et les souvenirs se déchaînaient, innombrables.

— Vous rappelez-vous, monsieur Vincent ?

Pour Estelle et pour Adrien, il était insolite et un peu déconcertant même, d’entendre résonner, aussi familièrement, le prénom de M. Marcenat. Et pendant que l’avocat écoutait avec complaisance l’humble témoin de son passé, cet homme, grave, distant et froid, leur semblait tout à coup plus proche, plus sensitif, et comme rajeuni.

Ses impressions lointaines, à lui, se ravivaient d’autant mieux à retrouver la maison habitée, les croisées pénétrées de soleil, des chapeaux et des vêtements suspendus aux patères du couloir, le piano béant, les angles du salon fleuris de grandes gerbes champêtres.

— Mme Adèle a raison. Vous avez ramené la vie ici ! J’ai grand’peur seulement que vous n’y manquiez du confort le plus élémentaire ! ajouta-t-il. Je m’excuse de vous avoir livré une pareille masure.

Mais les deux jeunes gens protestaient à l’unisson. Une masure, quelle hérésie !… Qu’importaient les crevasses aux murs, les parquets disjoints !… D’ailleurs, à cette époque, ne vivait-on pas dans le jardin, le suave, l’exquis jardin où foisonnaient les roses et les lilas ! Avant de s’y laisser entraîner, M. Marcenat voulut se libérer d’un souci qui le tourmentait. Mme Adèle avait enfin battu en retraite, le laissant seul avec le frère et la sœur. L’avocat commença, presque timidement :

— Pardonnez-moi une réflexion indiscrète. Vous me savez trop votre ami pour vous en froisser. Mais il ne suffit pas d’un abri et de l’air du temps. Mon cher artiste, vous ne devez vous remettre au travail qu’avec une santé résistante, affermie par un repos prolongé. Je serais blessé que vous manquiez de confiance en moi, l’un et l’autre… D’ailleurs, le plan de la crèche ayant été accepté par notre Comité, il est à propos que je vous en remette le prix.

Il tirait à demi son portefeuille. Adrien l’arrêta d’un geste de remerciement et de refus.

— Vous êtes trop bon, monsieur, balbutia-t-il, très rouge, et si nous avions réellement besoin… mais…

Impuissant à traduire ses sentiments, il s’esquiva vers le piano, et attaqua, sur le clavier jauni, une fugue de Bach. Estelle, demeurée en face de M. Marcenat, dit avec émotion :

— Votre prévoyance ne néglige rien, monsieur ! Mais rassurez-vous ! Je pense pouvoir attendre le rétablissement complet d’Adrien avec nos petites ressources. Je possédais quelques réserves. Mon frère n’était pas sans économies. Ses mélodies et ses adaptations lui valent aussi quelques droits d’auteur. Et nous dépensons si peu que rien, avec notre régime frugal !

Le regard de M. Marcenat découvrit, sur la table, une corbeille à ouvrage autour de laquelle s’éparpillaient de minuscules pièces de layette.

— J’ai beaucoup de loisirs ici, fit simplement la jeune fille. Et une amie de Poitiers a pu m’obtenir quelques commandes d’un magasin.

— Je vous sais toutes les vaillances ! murmura l’avocat, inclinant le front en un salut de respect.

Il se rappelait que l’architecte Gerfaux ayant été frappé d’une congestion, sans connaître après son rétablissement le danger encouru, sa fille, durant deux années, l’avait accompagné partout aux carrières, aux fours à chaux, aux nombreux chantiers, conduisant elle-même le cheval, dressant les devis, les toisés, et tout cela comme par jeu ou fantaisie, en cachant de mortelles inquiétudes.

Après le père, la mère… C’était le frère maintenant… Et toujours la même défense valeureuse contre le mal, la même promptitude à s’oublier… Il y avait donc des femmes capables d’aimer avec cette abnégation et cette force d’âme ?…

Un rapprochement se fit dans sa pensée. Autre fois, son cœur de vingt-cinq ans s’était laissé séduire par une délicate image modernisée de l’Antigone antique. La ravissante jeune fille blonde, penchée sur la chaise longue d’une mère souffrante, qui apparut à ses yeux charmés, dans le parc de Luchon ! Mais la période de deuil terminée, ses crêpes enlevés, Odette de Tintaniac, devenue Mme Vincent Marcenat, reprenait sa vraie nature, avide de bruit, de changement, de lumière. Comment retenir, derrière la vitre où il se fût brisé les ailes, ce papillon tourbillonnant qui ne vivait que pour briller et s’agiter !… Alors, Vincent, profondément blessé et déçu, avait ouvert la fenêtre…

Ainsi, tout à coup, en cet endroit où il se revoyait petit, rangeant des soldats de plomb sur le parquet, s’offrait à lui l’ensemble ramassé de sa vie entière. Et la nausée des amertumes subies lui étreignit soudain le cœur.

Estelle, en riant, deux doigts passés dans les manches minuscules, exhibait une brassière :

— C’est amusant de coudre ces choses mignonnes !

M. Marcenat ne répondit rien. Peut-être ces vêtements puérils le faisaient-ils songer au vide de sa demeure, privée d’enfants. Estelle y pensa, en le voyant se détourner, les yeux sombres, les traits rigides, et s’accusa de maladresse.

Adrien, frappant les touches, s’amusait à prolonger les vibrations grêles et chevrotantes.

— Ne croirait-on pas entendre une épinette ? Éclairé, le soir, par les bougies, je m’imagine être un ancien maître de chapelle du dix-huitième siècle… Haydn ou quelqu’un des Bach ! Les belles vies d’artistes, droites, simples, sans ambition, sans vaine gloriole et si fécondes !

— Beaux exemples à suivre ! fit M. Marcenat.

Mais visiblement distrait, il consultait sa montre et, alléguant l’heure, refusait de descendre au verger et brusquait les adieux. Si vivement il gagna le vestibule qu’il en ouvrit lui-même la porte, et se heurta presque à une très petite personne blonde, qui se préparait à tirer la poignée de fer de la sonnette.

L’avocat s’excusa d’un salut, et s’éloigna aussitôt, coupant court, d’un geste, aux derniers compliments du frère et de la sœur.

La nouvelle venue, plantée sur ses hauts talons, suivit M. Marcenat de son regard aigu.

— Peste ! vous recevez de belles visites !…

Et s’adressant à Estelle, d’un ton de reproche :

— Vous auriez pu me présenter, ma chère !…

Ceci dit, elle s’introduisit dans le couloir, en réservant à Adrien son plus gracieux sourire.

Caroline Laguépie était une connaissance de Poitiers, qui témoignait à Estelle beaucoup d’intérêt, depuis que Mlle Gerfaux s’était retirée à Lusignan avec son frère.

— Ma chère, je puis enfin vous montrer mon amitié. En présence de nos geôliers, j’étais bouclée !

Le geôlier de Mlle Laguépie n’était autre que sa propre grand’mère, vieille femme atrabilaire et avaricieuse qui, octogénaire, se cramponnait du bec et des griffes à la vie. Caroline attendait impatiemment sa délivrance et l’héritage qui lui eût permis sans doute de sortir enfin du célibat où elle languissait encore, la trentaine dépassée.

Hautement, Mlle Laguépie avait pris le parti d’Estelle Gerfaux.

Elle procurait de l’ouvrage à l’émancipée, et la venait visiter assidûment à Lusignan — où l’appelaient, d’ailleurs, les réparations d’une ferme — ce qu’elle ne manquait pas de signaler. Mlle Caroline aimait se mettre en valeur, et se plaisait au rôle généreux et protecteur qui lui conférait la supériorité. Et il lui était agréable que son zèle eût pour témoin ce sympathique garçon, dont la fine tête d’artiste se détachait, avec une pâleur si distinguée, entre l’ombre de la chevelure soyeuse et de la courte barbe frisée.

— Vous savez la dernière incartade de Mme Marcenat ? dit-elle avec un petit rire pointu. À une fête de charité, elle a paru dans une baraque foraine en clownesse, moulée dans un maillot noir et présentant des loulous blancs. La Vie mondaine donne son portrait en cette tenue !…

— Très flatteur pour son mari ! observa Adrien.

— Je vous apporterai le numéro, si ça vous amuse !

— Merci ! Je trouve cela plus pénible que drôle !

Cependant, M. Marcenat rejoignait l’auto qui ronflait avec vigueur au bas de la falaise. La portière claquée, la voiture fila sur la route. Mme Dalyre dit alors, avec une curiosité indolente :

— C’était Gerfaux, le musicien, ce garçon ?

— Oui… fit M. Marcenat du bout des lèvres.

— Je l’ai compris trop tard. Mais quand vous prendrez vos quartiers d’été, vous pourriez le faire venir à la Borde. Votre maison sera pleine. Un musicien peut toujours se rendre utile.

Mme Dalyre déplorait le caractère de sa belle-sœur. Mais elle lui savait gré de s’appeler Tintaniac. Et elle recherchait les occasions de lui être agréable et de flatter les toquades ou les travers de la jeune femme.

— Utiliser Adrien Gerfaux ! Pour accompagner au piano les conversations de nos invités ! riposta l’avocat avec ironie. Ce serait exiger de lui une bien chère redevance à une piètre hospitalité. Ces excitations lui seraient nuisibles, au surplus. Laissons-le à sa vie tranquille.

— Mais il ne sera pas malade éternellement, espérons-le ! Sa sœur habite avec lui à Lusignan ? Est-elle artiste, elle aussi ? Qu’est-ce que c’est que cette jeune fille ?

Une imperceptible contraction d’impatience crispa la figure bistrée. Les yeux au loin, la voix blanche, Vincent Marcenat prononça froidement :

— C’est une fille méritante et courageuse. Voilà tout ce que j’en puis dire.

Il se pencha au dehors pour avertir le chauffeur :

— Prenez garde au carrefour de la Font-de-Cé !

Et il entama le récit d’un accident, survenu, peu de mois auparavant, à cet endroit scabreux.