Les Roués innocents (Gautier)/2

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Librairie nouvelle (p. 20-33).



II


La place qui s’étend devant la vieille église de Saint-Germain-des-Prés était complétement déserte. Un reste de brouillard qui se résolvait en pluie fine avait chassé les rares passants qui traversent cet endroit presque solitaire. Les yeux des maisons commençaient à peine à s’ouvrir, et, sans une citadine aux stores baissés qui stationnait à quelque distance du portail, on eût pu se croire dans une ville morte.

Une femme emmaillotée d’une pelisse de couleur sombre qui ne permettait pas de distinguer ses formes, coiffée d’un chapeau noir garni d’un voile très-épais, derrière lequel il était impossible de deviner ses traits, sortit de l’église après avoir légèrement effleuré du bout de son gant le goupillon que lui tendait le donneur d’eau bénite ; mais, soit qu’il lui eût fallu pour se signer relever son voile, soit qu’elle ne fût pas d’une piété bien fervente, elle secoua la gouttelette suspendue à son doigt et se dirigea vers la citadine, dont le cocher abaissa le marchepied avec plus d’adresse et de vivacité que n’en mettent habituellement ces honnêtes Automédons.

S’il se fût trouvé là un observateur, il eût remarqué un pied à cambrure aristocratique, des chevilles mignonnes moulées dans un brodequin irréprochable ; et l’idée de quelque entrevue mystérieuse, de quelque rendez-vous à l’espagnole, lui fût immédiatement venue à l’esprit, corroborée par la mise de l’inconnue, qui pouvait passer pour un déguisement ; car, bien qu’elles n’aient pas la ressource du loup de velours, de la mantille et de la baüte, les femmes de Paris qui ne veulent pas être reconnues ont inventé à l’usage de la ville un domino aussi impénétrable que celui de l’Opéra.

Eh bien ! malgré sa finesse, cet observateur se serait trompé. Il eût pu faire le tour des nefs humides, le long desquelles moisissent quelques tableaux dans le goût strapassé du dernier siècle, pénétrer jusque dans la chapelle de la Vierge déshonorée d’affreuses grisailles, fouiller le chœur assombri par les échafaudages placés pour les peintures de Flandrin, regarder derrière les colonnes corinthiennes de bois sculpté qui soutiennent le buffet de l’orgue et jettent des ombres si propices au mystère, — il n’eût découvert aucun prétexte pour supposer une intrigue de roman.

Une ou deux vieilles femmes marmottaient des prières, chacune devant son autel de prédilection, et un vieillard coiffé d’un bonnet de soie noire balayait la nef et rangeait les chaises, dont les pieds tracassés faisaient un bruit répété longuement par la sonorité vide de l’église.

L’esprit le plus sceptique n’eût pu soupçonner ce bonhomme d’être un prince déguisé ; c’était bien un balayeur d’une authenticité incontestable, et d’ailleurs connu dans le quartier depuis quarante ans.

L’objection qu’il existe une autre porte, — et même d’un assez joli style renaissance, — qui donne sur une autre rue, n’aurait eu aucune valeur, car, depuis plus d’une heure, personne n’avait passé par là.

Malgré toute l’envie possible de croire qu’on tenait le bout du fil d’un de ces imbroglios que la curiosité aime tant à démêler, il eût fallu se résigner à ce fait tout simple et peu romanesque que la dame inconnue n’avait d’autre but que de faire sa prière, en dépit du manteau-sac, du voile et de la citadine aux stores baissés. En ce siècle d’incrédulité, tout le monde n’a pas le courage d’être pieux ouvertement, et beaucoup de gens se masquent pour aller à l’église.

Au moment où la citadine se mettait en mouvement, parut au coin de la rue de l’Abbaye une jeune fille accompagnée d’une gouvernante âgée et d’une physionomie respectable, qui tenait ouvert au-dessus de la tête de son élève un parapluie de forme patriarcale.

La mise de la jeune fille, quoique d’une simplicité presque puritaine, faisait voir par la finesse des étoffes et le soin des détails qu’elle appartenait aux classes aisées de la société. Sa figure fraîche et colorée annonçait une vie calme comme le quartier. On ne lisait pas autour de ses yeux bleus la fatigue des bals, des spectacles et des soirées, écrite en pénombres violettes. Ses cheveux blonds tournés en boule et arrêtés au coin de ses tempes, car il était trop matin pour qu’elle fût déjà coiffée, permettaient d’apprécier les lignes pures de ses joues que veloutait le duvet de la virginité. Son air modeste et recueilli, ses yeux baissés sans affectation, indiquaient une jeune personne pieuse qui se rend à l’église pour commencer saintement une journée innocente.

Le petit fiacre à stores baissés passa si près de la jeune fille et de sa gouvernante, qu’elles furent forcées de se ranger contre le mur. Une légère rougeur, probablement due à l’émotion, car la roue l’avait presque froissée, colora le front blanc de Calixte, et elle continua sa route vers Saint-Germain-des-Prés d’un pas plus vif.

Calixte et sa gouvernante entrèrent dans l’église, et remontèrent la nef jusqu’à ce qu’elles fussent arrivées à la chaire. C’était là que se trouvait la chaise de Calixte, dont les initiales étaient marquées en clous de cuivre sur le dossier. — Un petit coffre adapté en dessous contenait le paroissien, l’eucologe et les livres de piété à l’usage de la jeune fille.

Elle s’agenouilla après avoir tiré un des livres de la boîte, et se mit à prier en apparence avec ferveur. Cependant, malgré toute la bonne opinion que doit inspirer une jeune fille qui se rend de si bonne heure à l’église, accompagnée de la plus respectable des gouvernantes, il faut dire qu’un papier plié ayant toutes les apparences d’un billet doux se trouvait intercalé entre les feuilles du saint livre ! Calixte ne sembla pas le moins du monde indignée de cette découverte, et glissa avec assez de dextérité le billet entre son gant et sa main.

Autre remarque bien faite pour surprendre : si quelqu’un des convives qui avaient si joyeusement employé la nuit aux Frères-Provençaux eût pu, par un hasard invraisemblable, se trouver à cette heure matinale dans cette vieille église, au fond du faubourg Saint-Germain ; il eût été frappé de l’étrange ressemblance des traits de Calixte avec ceux du médaillon volé par Amine à Henri Dalberg.

C’étaient bien les mêmes cheveux blonds, le même regard bleu, le même sourire doucement épanoui. Mais comment le portrait d’une jeune fille si dévote reposait-il sur le cœur d’un jeune écervelé, où l’avait été chercher la main impure d’une courtisane ?

La messe achevée, Calixte retourna chez elle d’un pas dont elle avait peine à modérer l’impatience, et que pouvait à peine suivre la vieille gouvernante ; arrivée à la maison, elle monta droit à sa chambre.

Il régnait dans ce nid de colombe un ordre parfait, une propreté extrême. L’ameublement, quoique confortable, était d’une simplicité rigoureuse ; une étoffe bleue unie tendait la muraille ; un tapis blanc, parsemé de bouquets, couvrait le plancher. — Un lit de pensionnaire se cachait au fond, sous ses rideaux blancs. À des cordons de soie étaient suspendues quelques gravures d’après Raphaël ; quelques aquarelles représentant des fleurs, cadeaux et souvenirs d’amies de pension. — L’une d’elles, ayant pour sujet un groupe de coquelicots et de bleuets mêlés à des épis, portait cette inscription ; « Fait en promenade d’après nature, et offert à mon amie Calixte. » Mais la signature, à moitié cachée par le cadre, ne laissait voir que le haut de deux lettres débordant de la ligne, et qui semblaient être un F et un L. Était-ce une maladresse de l’encadreur ou une précaution pour dissimuler un nom qu’il ne convenait pas de faire connaître ? C’est ce qu’il serait difficile de résoudre.

Sur une petite étagère de palissandre, une douzaine de volumes montraient des dos à nervures et des titres glorieux, tels que les Méditations, les Feuilles d’automne, Paul et Virginie, le Pèlerinage de Childe-Harold, et témoignaient d’un goût pur et d’une éducation soignée.

Un magnifique piano d’Érard, seul luxe de la chambre, et sur le pupitre duquel s’ouvrait un cahier de musique, — la sonate 13e de Beethoven, — annonçait aussi chez Calixte des connaissances musicales assez avancées, en même temps qu’un métier à broder, tendu d’un fond de meuble presque terminé, attestait que ces études d’un ordre plus élevé ne lui faisaient pas négliger les humbles travaux de l’aiguille.

Calixte, après avoir donné à sa gouvernante un ordre qui devait la tenir éloignée pour quelque temps, ferma sa porte, retira le billet de son gant et se mit à le lire.

La lettre si mystérieusement parvenue à son adresse ne produisit pas l’effet qui résulte ordinairement de pareilles correspondances. — Un nuage parut ombrer le front ordinairement si serein de Calixte ; ses beaux yeux se troublèrent, un mouvement précipité souleva son sein, et le papier trembla dans sa main émue, qu’elle laissa retomber sur son genou dans une attitude découragée.

Elle resta ainsi quelques minutes ; puis, relevant sa tête qu’éclairait en plein la lumière, elle sembla secouer une idée importune, et la tranquillité reparut sur ses traits. La conviction, ébranlée un moment, rentra dans son âme, et elle se leva du fauteuil où elle s’était jetée en disant avec un accent de foi profonde :

— Je vaincrai le mauvais ange !

Puis elle alluma une bougie et brûla à sa flamme la lettre, dont elle fit disparaître les vestiges dans la cheminée.

Quand la gouvernante rentra, elle trouva Calixte assise à son métier et comptant les points d’une fleur tracée au carreau qu’elle voulait copier. Elle lui apportait ce qu’elle avait demandé.

— C’est bien, ma bonne, dit Calixte d’un ton doux et bienveillant. — Comment trouvez-vous ce dessin ?

— Parfait ! répondit la vieille femme sans se douter que Calixte venait de l’envoyer chercher assez loin un écheveau de laine dont elle n’avait que faire, et qu’on eût fort surprise en lui apprenant que la pupille qu’elle ne quittait pas d’un instant avait reçu, lu et brûlé un billet éminemment suspect.

Quelques mots sur Calixte et son origine ne seraient pas déplacés ici. Calixte habitait Paris depuis six mois seulement avec M. Desprez, son père, ancien notaire d’une ville de province qu’il est inutile de désigner, et qu’il s’étonnait d’avoir quittée.

Cette ville était la ville natale d’Henri Dalberg, légèrement cousin de Calixte Desprez. Là, ces deux enfants s’étaient connus et liés l’un à l’autre par ce fil imperceptible de l’habitude ; ils avaient vécu ensemble dans la charmante familiarité de l’innocence : leur parenté, qu’ils s’exagéraient, expliquait la fréquence de leurs rapports ; on les avait vus si petits l’un et l’autre, que personne ne songeait qu’ils étaient devenus grands. M. Desprez, parce qu’il avait autrefois fait danser Henri sur son genou, le regardait comme un enfant sans conséquence ; quant à sa fille, elle lui paraissait à peine sevrée, et il l’appelait toujours « Petite, » comme le jour où elle était revenue de nourrice : aberration commune aux gens âgés, qui, parce qu’ils restent stationnaires, ne s’aperçoivent pas que tout pousse autour d’eux, et demeurent tout ébahis qu’un jour ces bambins fassent des dettes, se battent en duel, aient des maîtresses et demandent à se marier. Henri était pourtant un beau jeune homme, ayant la tête de plus que M. Desprez, et Calixte, laissée plus libre, malgré une éducation austère, qu’elle ne l’eût été si sa mère eût vécu, avait déjà une grâce sérieuse, des idées plus réfléchies que la plupart des jeunes filles.

Bien que la maison de M. Desprez ne fût guère amusante, et qu’il n’y vint que des quinquagénaires pour faire le whist et le boston, Henri la trouvait la plus divertissante du monde, et y passait presque toutes ses soirées.

Le grand salon à boiseries grises, et dont les angles restaient toujours en dehors de l’auréole des bougies, lui paraissait gai, lumineux et vivant. Son avis eût sans doute été tout autre si, en entrant, il n’avait pas vu Calixte déjà assise au piano, et déchiffrant quelque morceau difficile qui réclamait son avis et son intervention. D’autres fois, c’était une lecture de quelque poète étranger qu’il fallait traduire ensemble, et souvent leurs têtes, penchées vers la même page, s’effleuraient par le front ou la joue ; une boucle blonde se mêlait aux cheveux bruns d’Henri ; mais dans le feu de l’explication on n’y prenait pas garde. La surveillance, un peu assoupie il est vrai, de la vieille gouvernante, légitimait d ailleurs ces entrevues d’une pureté parfaite, et auxquelles le rigorisme le plus scrupuleux n’eût rien trouvé à redire.

Lorsque Dalberg fut obligé de partir pour Paris, où l’appelaient le perfectionnement de ses études et le soin de son avenir, Calixte éprouva un grand serrement de cœur ; — la scène des adieux fut triste. Dalberg demanda et obtint une miniature que Calixte avait faite d’après elle-même au miroir et qu’elle destinait à une de ses amies de pension, car elle peignait avec beaucoup de goût. Ce fut alors seulement que ces deux enfants comprirent combien ils s’aimaient. Ils ne se l’étaient jamais dit, mais leurs âmes s’étaient fiancées silencieusement et avaient échangé l’anneau d’or dans un baiser muet. Dans le cœur de Calixte un poinçon invisible avait buriné cette phrase : — Je n’aurai jamais d’autre époux que Henri Dalberg.

Au bout de quelques mois, M. Desprez, qui s’était jusque-là parfaitement contenté des ressources que la ville de C*** offrait à son loisir, prétendit qu’il avait assez lu Horace, que le whist était un jeu monotone et que le poisson devenait de plus en plus rare dans la rivière locale. — Il sentit tout à coup le besoin de revoir des parents oubliés depuis vingt ans, et qui devaient lui être fort utiles pour certaines opérations qu’il méditait. Bref, il annonça qu’il partait pour Paris, dans l’intention d’y passer une partie de l’année.

Calixte, avec ce machiavélisme familier aux plus honnêtes natures féminines, avait inspiré à son père, qui n’en avait nullement envie, l’idée de ce voyage ; et M. Desprez, sans trop savoir pourquoi, s’était trouvé installé rue de l’Abbaye, dans un appartement retenu d’avance par un ami.

Dalberg vint naturellement voir le père de Calixte, et les choses se passèrent à peu près au faubourg Saint-Germain comme à C***, et dans le salon rouge comme dans le salon gris. Seulement M. Desprez, reprenant goût à la vie parisienne, vendit sa maison de C***, et s’établit d’une manière définitive dans cette rue, dont la tranquillité lui plaisait et lui permettait de jouir de ce qu’il appelait en riant le sommeil de province.

La tolérance de M. Desprez s’expliquait tout naturellement ; ce qui pouvait arriver de pis, c’est que les jeunes gens devinssent très-amoureux l’un de l’autre ; et, comme Dalberg était d’une famille honorable et possédait une assez jolie fortune, l’ex-notaire, sûr de la vertu de sa fille et de la loyauté du jeune homme, ne voyait à cela aucun inconvénient. La perspective d’avoir Dalberg pour gendre lui souriait comme une excellente affaire.

Maintenant, si l’on s’étonne de voir Henri souper avec des beautés équivoques, jouer et se griser ayant le cœur plein de beaux sentiments, on voudra bien se souvenir que l’âme humaine est un composé de contrastes, et que les héros tout d’une pièce ne se rencontrent guère que dans les tragédies. Le monde est plein de Grandissons qui se conduisent en Lovelaces et font des atrocités avec une fraîcheur d’idylle ; l’entraînement de l’entourage, la vanité naturelle à la jeunesse, la séduction d’un type célébré par les grands poètes, faussent bien des natures ; la candeur et la naïveté sont des qualités dont on rougit plus que de vices ; et si, au dire de ceux qui l’habitent, le bagne n’est peuplé que d’innocents, en revanche tous les jeunes gens qu’on interroge prétendent être d’affreux bandits : chacun a la fatuité de ce qui lui manque. Ainsi Dalberg, fait pour savourer les douceurs de la vie intime, capable de comprendre les poésies du foyer et de la famille, menait une vie diamétralement opposée, cela tenait à ce qu’en arrivant à Paris il avait lié connaissance avec Rudolph, qui l’avait lancé dans ce monde douteux où, sous l’apparence du plaisir, se cachent des préoccupations sérieuses et de profonds calculs.

On ne passe pas ainsi de la vie patriarcale de province à cette existence fiévreuse, surexcitée, orgiaque, où l’or, le vin et les femmes combinent leur triple ivresse, sans en éprouver une commotion morale. Les rires étincelants, les œillades lascives, les propos hardis, les toilettes provoquantes, et, pourquoi ne pas le dire ? les épaules satinées, les bras nus insolemment livrés au regard, avaient troublé les sens neufs de Dalberg. Malheureusement pour la vertu, le vice a souvent la peau fine, la dent blanche et le teint pur. En outre, la crainte d’être taxé par Rudolph de naïveté départementale poussait Henri à toutes sortes de forfanteries de viveur. Il soupait sans faim, par simple imitation des roués de la régence, jouait et perdait de peur d’avoir l’air bourgeoisement économe, et se croyait obligé de faire la cour à des femmes qui ne lui plaisaient pas du tout, mais qui étaient vantées par son ami comme très à la mode. Plus de gens qu’on ne le pense, et cela parmi les plus forts et les plus spirituels, vivent pour obtenir l’approbation d’individus quelquefois sans mérite. Dans tout ce qu’il faisait, Henri avait l’inquiétude de Rudolph ; un sourire ou un froncement de sourcils du baron lui faisait complétement changer d’avis ; un mouvement d’épaules, un peuh ! méprisant de Rudolph suffisait pour dégoûter Henri d’un cheval, d’une femme ou d’une voiture. S’il donnait à souper, Henri n’était à son aise que lorsque Rudolph avait daigné dire : « C’est mangeable, » et ne s’amusait pas à mettre au-dessus des mets les plus exquis quelque ignoble ragoût de portier. — Rudolph avait une manière froide d’exciter Dalberg aux plus grandes folies ; il lui donnait des conseils raisonnables et l’engageait à ne pas forcer sa nature débonnaire et pacifique ; ainsi poussé, Henri aurait sauté une haie de six pieds de haut, embrassé la reine sur son balcon, et mis toute sa fortune sur une carte.

À ce train, Henri avait déjà mangé une cinquantaine de mille francs ; mais ce n’était pas cela qui l’occupait en ce moment.

Ce médaillon, que depuis plus d’un an il avait l’habitude de sentir sur sa poitrine, et qu’il regardait comme une espèce de talisman, était aux mains d’Amine, qui, sans doute, n’avait voulu lui faire qu’une niche en l’emportant, car de quelle utilité pouvait lui être cette miniature ? Elle n’était pas entourée de brillants, et ce morceau d’ivoire peint ne devait avoir aucune valeur pour la maîtresse de Demarcy. Pourtant Dalberg éprouvait un vif chagrin de ne plus posséder ce cher portrait auquel il attachait une idée superstitieuse ; il se trouvait en quelque sorte désarmé.

Aussi il attendit avec une impatience extrême qu’il fût l’heure de se présenter chez Amine ; mais Amine avait eu la fantaisie d’aller déjeuner à Saint-Germain, au pavillon Henri IV, prétendant que rien n’est plus malsain que de rentrer chez soi après souper, — et n’était pas encore revenue. — Mais sans doute, avait ajouté la femme de chambre, monsieur pourra trouver madame ce soir à l’Opéra.

Henri courut à l’Opéra ; mais il eut beau braquer sa lorgnette sur toutes les loges, il ne put découvrir Amine, et sortit fort dépité. — L’heure à laquelle il pouvait convenablement se présenter chez M. Desprez était passée, ce qui ne l’empêchait point de prendre le chemin de la rue de l’Abbaye, pour avoir au moins le plaisir de regarder la maison où vivait son amie.

Une faible lueur tremblotait à travers les rideaux de la chambre de Calixte. — Henri, embossé dans son manteau, fixa longtemps ses yeux humides sur ce point brillant, étoile d’amour qui scintillait dans l’obscurité générale, car les autres fenêtres s’étaient successivement éteintes.

Les scènes du passé revinrent en foule à sa mémoire ; il se souvint de mille charmants détails où perçait la plus pure tendresse, d’une fleur donnée et conservée comme une relique, d’un refrain de romance dont l’application était visible, d’une main abandonnée plus longtemps qu’il n’était nécessaire à une descente de bateau ou de voiture… Et il se sentit le cœur inondé d’ineffables délices, car ces riens, venant de Calixte, avaient une valeur immense ! Puissance de l’amour chaste, il était plus heureux de guetter une ombre sur une vitre qu’il ne l’avait été la veille à une table exquise, au milieu des plus jolies femmes et des plus joyeux compagnons.

— C’est là, se disait-il, qu’elle vit, qu’elle prie et travaille ; c’est là qu’elle s’endort sous l’aile de son ange gardien, qui se penche pour voir les rêves de cette âme charmante.

Puis, au bout de quelques minutes de contemplation extatique, faisant un retour sur lui-même, il ne put s’empêcher de s’écrier :

— Ah ! si Rudolph me voyait, c’est pour le coup qu’il m’appellerait troubadour et m’offrirait une redingote abricot à bandes de velours ; il ne me manque vraiment que la guitare. Encore si j’étais à Séville ou à Grenade, sous un balcon moresque ! Et il rit, mais du bout des lèvres, car il avait les paupières mouillées.

Pendant que Dalberg se livrait dans la rue à cet exercice que les Espagnols appellent pelar la pava, que faisait Calixte ?

Assise devant une petite table, elle écrivait, ou du moins paraissait écrire, car sa plume ne laissait aucune trace sur le papier.

Un plateau chargé d’un verre et d’une carafe contenant de la limonade était posé près du pupitre de Calixte, qui piquait le bec de sa plume dans la pulpe d’une moitié de citron qui n’avait pas servi à la confection du breuvage.

En ce moment, les sons d’un orgue se firent entendre dans le lointain, et M. Desprez entra, selon sa coutume, pour dire bonsoir à sa fille. L’orgue se rapprocha et s’arrêta sous la fenêtre, où il se mit à jouer tout son répertoire.

— Que le diable emporte l’Auvergnat et sa musique ! Est-ce l’heure de jouer à tour de bras : Je veux revoir ma Normandie ? s’écria M. Desprez impatienté.

— Ce pauvre homme compte, pour sa recette, sur l’ennui qu’il cause, répondit Calixte en riant ; je vais lui jeter quelque monnaie, et il s’en ira.

Calixte enveloppa deux ou trois pièces de billon avec le papier ramagé d’hiéroglyphes invisibles, et, entr’ouvrant la croisée, lança dans la rue le petit paquet, qui vint rouler aux pieds du musicien ambulant.

Celui-ci ramassa le tout, et mit précieusement l’enveloppe dans sa poche, après en avoir extrait l’argent ; puis, faisant passer sa boîte derrière son dos, il disparut d’un pas rapide. Quant à Dalberg, heureux d’avoir entrevu un instant la blanche figure de Calixte dans le flot de lumière qui s’échappait de la fenêtre ouverte, il se retira emportant du bonheur jusqu’au lendemain.

Sans vouloir dénigrer une vertu aussi pure que celle de Calixte, ne pourrait-on pas croire que l’Auvergnat emportait une réponse au billet trouvé le matin à Saint-Germain-des-Prés ?