Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap19
CHAPITRE XIX.
Assemblée générale des peuples.
Ainsi parla le législateur ; et la multitude, saisie de ce mouvement qu’inspire d’abord toute proposition raisonnable, ayant applaudi, les tyrans, restés sans appui, demeurèrent confondus.
Alors s’offrit à mes regards une scène d’un genre étonnant et nouveau : tout ce que la terre compte de peuples et de nations, tout ce que les climats produisent de races d’hommes divers, accourant de toutes parts, me sembla se réunir dans une même enceinte ; et là, formant un immense congrès, distingué en groupes par l’aspect varié des costumes, des traits du visage, des teintes de la peau, leur foule innombrable me présenta le spectacle le plus extraordinaire et le plus attachant.
D’un côté, je voyais l’Européen, à l’habit court et serré, au chapeau pointu et triangulaire, au menton rasé, aux cheveux blanchis de poudre ; de l’autre, l’Asiatique, à la robe traînante, à la longue barbe, à la tête rase et au turban rond. Ici j’observais les peuples Africains, à la peau d’ébène, aux cheveux laineux, au corps ceint de pagnes blancs et bleus, ornés de bracelets et de colliers de corail, de coquilles et de verre : là les races septentrionales, enveloppées dans leurs sacs de peau ; le Lapon, au bonnet pointu, aux souliers de raquette ; le Samoyède, à l’odeur forte et au corps brûlant ; le Tongouze, au bonnet cornu, portant ses idoles pendues sur son sein ; le Yakoute, au visage piqueté ; le Calmouque, au nez aplati, aux petits yeux renversés. Plus loin étaient le Chinois, au vêtement de soie, aux tresses pendantes ; le Japonais, au sang mélangé ; le Malais, aux grandes oreilles, au nez percé d’un anneau, au vaste chapeau de feuilles de palmier, et les habitants tatoués des îles de l’Océan et du continent antipode. Et l’aspect de tant de variétés d’une même espèce, dotant d’inventions bizarres d’un même entendement, de tant de modifications différentes d’une même organisation, m’affecta à la fois de mille sensations et de mille pensées. Je considérais avec étonnement celte gradation de couleurs, qui, de l’incarnat vif, passe au brun clair, puis foncé, fumeux, bronzé, olivâtre, plombé, cuivré, enfin jusqu’au noir d’ébène et du jais ; et trouvant le Kachemirien, au teint de roses, à côté de l’Indou hâlé, le Géorgien à côté du Tartare, je réfléchissais sur les effets du climat chaud ou froid, du sol élevé ou profond, marécageux ou sec, découvert ou ombragé ; je comparais l’homme nain du pôle au géant des zones tempérées ; le corps grêle de l’Arabe à l’ample corps du Hollandais ; la taille épaisse et courte du Samoyède à la taille svelte du Grec et de l’Esclavon ; la laine grasse et noire du Nègre à la soie dorée du Danois ; la face aplatie du Calmonque, ses petits yeux en angle, son nez écrasé, à la face ovale et saillante, aux grands yeux bleus, au nez aquilin du Circassien et de l’Abasan. J’opposais aux toiles peintes de l’Indien, aux étoffes savantes de l’Européen, aux riches fourrures du Sibérien, les pagnes d’écorce, les tissus de jonc, de feuilles, de plumes, des nations sauvages, et les ligures bleuâtres de serpents, de fleurs et d’étoiles dont leur peau était imprimée. Et tantôt le tableau bigarré de cette multitude me retraçait les prairies émaillées du Nil et de l’Euphrate, lorsqu’après les pluies ou le débordement, des millions de fleurs naissent de toutes parts ; tantôt il me représentait, par son murmure et son mouvement, les essaims innombrables de sauterelles qui, du désert, viennent au printemps couvrir les plaines du Hauran.
Et, à la vue de tant d’êtres animés et sensibles, embrassant tout à coup l’immensité des pensées et des sensations rassemblées dans cet espace ; d’autre part, réfléchissant à l’opposition de tant de préjugés, de tant d’opinions, au choc de tant de passions d’hommes si mobiles, je flottais entre l’étonnement, l’admiration et une crainte secrète… quand le législateur, ayant réclamé le silence, attira toute mon attention.
« Habitants de la terre, dit-il, une nation libre et puissante vous adresse des paroles de justice et de paix, et elle vous offre de sûrs gages de ses intentions dans sa conviction et son expérience. Long-temps affligée des mêmes maux que vous, elle en a recherché la source ; et elle a trouvé qu’ils dérivaient tous de la violence et de l’injustice, érigées en lois par l’inexpérience des races passées, et maintenues par les préjugés des races présentes : alors, annulant ses institutions factices et arbitraires, et remontant à l’origine de tout droit et de toute raison, elle a vu qu’il existait dans l’ordre même de l’univers, et dans la constitution physique de l’homme, des lois éternelles et immuables, qui n’attendaient que ses regards pour le rendre heureux. Ô hommes ! élevez les yeux vers ce ciel qui vous éclaire ! jetez-les sur cette terre qui vous nourrit ! Quand ils vous offrent à tous les mêmes dons, quand vous avez reçu de la puissance qui les meut la même vie, les mêmes organes, n’en avez-vous pas reçu les mêmes droits à l’usage de ses bienfaits ? Ne vous a-t-elle pas, par là —même, déclarés tous égaux et libres ? Quel mortel osera donc refuser à son semblable ce que lui accorde la nature ? Ô nations ! bannissons toute tyrannie et toute discorde ; ne formons plus qu’une même société, qu’une grande famille ; et puisque le genre humain n’a qu’une même constitution, qu’il n’existe plus pour lui qu’une loi, celle de la nature ; qu’un même code, celui de la raison ; qu’un même trône, celui de la justice ; qu’un même autel, celui de l’union. »
Il dit ; et une acclamation immense s’éleva jusqu’aux cieux : mille cris de bénédiction partirent du sein de la multitude ; et les peuples, dans leurs transports, firent retentir la terre des mots d’égalité, de justice, d’union. Mais bientôt à ce premier mouvement en succéda un différent ; bientôt les docteurs, les chefs des peuples, les excitant à la dispute, je vis naître d’abord un murmure, puis une rumeur, qui, se communiquant de proche en proche, devint un vaste désordre ; et chaque nation élevant des prétentions exclusives, réclamait la prédominance pour son code et son opinion.
« Vous êtes dans l’erreur, se disaient les partis en se montrant du doigt les uns les autres ; nous seuls possédons la vérité et la raison ; nous seuls avons la vraie loi, la vraie règle de tout droit, de toute justice, le seul moyen du bonheur, de la perfection ; tous les autres hommes sont des aveugles ou des rebelles. » Et il régnait une agitation extrême.
Mais le législateur ayant réclamé le silence : « Peuples, dit-il, quel mouvement de passion vous agite ? Où vous conduira cette querelle ? Qu’attendez-vous de cette dissension ! Depuis des siècles la terre est un champ de dispute, et vous avez versé des torrents de sang pour des opinions chimériques : qu’ont produit tant de combats et de larmes ? Quand le fort a soumis le faible à son opinion, qu’a-t-il fait pour la vérité et pour l’évidence ? Ô nations ! prenez conseil de votre propre sagesse ! Quand, parmi vous, une contestation divise des individus, des familles, que faites-vous pour les concilier ? Ne leur donnez-vous pas des arbitres ? » Oui, s’écria unanimement la multitude. « Eh bien ! donnez-en de même aux auteurs de vos dissentiments. Ordonnez à ceux qui se font instituteurs, et qui vous imposent leur croyance, d’en débattre devant vous les raisons. Puisqu’ils invoquent vos intérêts, connaissez comment ils les traitent. Et vous, chefs et docteurs des peuples, avant de les entraîner dans la lutte de vos systèmes, discutez-en contradictoirement les preuves. Établissons une controverse solennelle, une recherche publique de la vérité, non devant le tribunal d’un individu corruptible ou d’un parti passionné, mais en face de toutes les lumières et de tous les intérêts dont se compose l’humanité, et que le sens naturel de toute l’espèce soit notre arbitre et notre juge. »