Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap20

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CHAPITRE XX.



La recherche de la vérité.

Et les peuples ayant applaudi, le législateur dit : « Afin de procéder avec ordre et sans confusion laissez dans l’arène, en avant de l’autel de l’union et de la paix, un spacieux demi-cercle libre ; et que chaque système de religion, chaque secte élevant un étendard propre et distinctif, vienne le planter aux bords de la circonférence ; que ses chefs et ses docteurs se placent autour, et que leurs sectateurs se placent à la suite sur une même ligne. »

Et le demi-cercle ayant été tracé et l’ordre publié, à l’instant il s’éleva une multitude innombrable d’étendards de toutes couleurs et de toutes formes ; tel qu’en un port fréquenté de cent nations commerçantes, l’on voit aux jours de fêtes des milliers de pavillons et de flammes flotter sur une forêt de mâts. Et à l’aspect de cette diversité prodigieuse, me tournant vers le Génie : Je croyais, lui dis-je, que la terre n’était divisée qu’en huit ou dix systèmes de croyance, et je désespérais de toute conciliation : maintenant que je vois des milliers de partis différents, comment espérer la concorde ?… Et cependant, me dit-il, ils n’y sont pas encore tous : et ils veulent être intolérants !…

Et à mesure que les groupes vinrent se placer, me faisant remarquer les symboles et les attributs de chacun, il commença de m’expliquer leurs caractères en ces mots :

« Ce premier groupe, me dit-il, formé d’étendards verts, qui portent un croissant, un bandeau et un sabre, est celui des sectateurs du prophète arabe. Dire qu’il y a un Dieu (sans savoir ce qu’il est), croire aux paroles d’un homme (sans entendre sa langue), aller dans un désert prier Dieu (qui est partout), laver ses mains d’eau (et ne pas s’abstenir de sang), jeûner le jour (et manger de nuit), donner l’aumône de son bien (et ravir celui d’autrui) : tels sont les moyens de perfection institués par Mahomet, tels sont les cris de ralliement de ses fidèles croyants. Quiconque n’y répond pas est un réprouvé, frappé d’anathème et dévoué au glaive. Un Dieu clément, auteur de la vie, a donné ces lois d’oppression et de meurtre : il les a faites pour tout l’univers, quoiqu’il ne les ait révélées qu’à un homme : il les a établies de toute éternité, quoiqu’il ne les ait publiées que d’hier : elles suffisent à tous les besoins, et cependant il y a joint un volume : ce volume devait répandre la lumière, montrer l’évidence, amener la perfection, le bonheur ; et cependant, du vivant même de l’apôtre, ses pages offrant à chaque phrase des sens obscurs, ambigus, contraires, il a fallu l’expliquer, le commenter ; et ses interprètes, divisés d’opinions, se sont partagés en sectes opposées et ennemies. L’une soutient qu’Ali est le vrai successeur ; l’autre défend Omar et Abonbekre : celle-ci nie l’éternité du Qôran, celle-là la nécessité des ablutions, des prières : le Carmate proscrit le pèlerinage et permet le vin ; le Hakemite prêche la transmigration des âmes : ainsi jusqu’au nombre de soixante-douze partis, dont tu peux compter les enseignes. Dans cette opposition, chacun s’attribuant exclusivement l’évidence, et taxant les autres d’hérésie, de rébellion, a tourné contre tous son apostolat sanguinaire. Et cette religion qui célèbre un Dieu clément et miséricordieux, auteur et père commun de tous les hommes, devenue un flambeau de discorde, un motif de meurtre et de guerre, n’a cessé depuis douze cents ans d’inonder la terre de sang, et de répandre le ravage et le désordre d’un bout à l’autre de l’ancien hémisphère.

« Ces hommes remarquables par leurs énormes turbans blancs, par leurs amples manches, par leurs longs chapelets, sont les imans, les mollas, les muphtis, et près d’eux les derviches au bonnet pointu, et les santons aux cheveux épars. Les voilà qui font avec véhémence la profession de foi, et commencent de disputer sur les souillures graves ou légères, sur la matière et la forme des ablutions, sur les attributs de Dieu et ses perfections, sur le chaîtan et les anges méchants ou bons, sur la mort, la résurrection, l’interrogatoire dans le tombeau, le jugement, le passage du pont étroit comme un cheveu, la balance des œuvres, les peines de l’enfer et les délices du paradis.

« À côté, ce second groupe, encore plus nombreux, composé d’étendards à fond blanc, parsemés de croix, est celui des adorateurs de Jésus. Reconnaissant le même Dieu que les musulmans, fondant leur croyance sur les mômes livres, admettant comme eux un premier homme qui perd tout le genre humain en mangeant une pomme, ils lui vouent cependant une sainte horreur, et par piété ils se traitent mutuellement de blasphémateurs et d’impies. Le grand point de leur dissention réside surtout en ce qu’après avoir admis un Dieu un et indivisible, les chrétiens le divisent ensuite en trois personnes, qu’ils veulent être chacune un Dieu entier et complet, sans cesser de former entre elles un tout identique. Et ils ajoutent que cet être, qui remplit l’univers, s’est réduit dans le corps d’un homme, et qu’il a pris des organes matériels, périssables, circonscrits, sans cesser d’être immatériel, éternel, infini. Les musulmans, qui ne comprennent pas ces mystères, quoiqu’ils conçoivent l’éternité du Qôran et la mission du Prophète, les taxent de folie, et les rejettent comme des visions de cerveaux malades ; de là des haines implacables.

« D’autre part, divisés entre eux sur plusieurs points de leur propre croyance, les chrétiens forment des partis non moins divers ; et les querelles qui les agitent sont d’autant plus opiniâtres et plus violentes, que les objets sur lesquels elles se fondent étant inaccessibles aux sens, et par conséquent d’une démonstration impossible, les opinions de chacun n’ont de règle et de base que dans le caprice et la volonté. Ainsi, convenant que Dieu est un être incompréhensible, inconnu, ils disputent néanmoins sur son essence, sur sa manière d’agir, sur ses attributs : convenant que la transformation qu’ils lui supposent en homme, est une énigme au-dessus de l’entendement, ils disputent cependant sur la confusion ou la distinction des deux volontés ou des deux natures, sur le changement de substances, sur la présence réelle ou feinte, sur le mode de l’incarnation, etc.

« Et de là des sectes innombrables, dont deux ou trois cents ont déjà péri, et dont trois ou quatre cents autres, qui subsistent encore, t’offrent cette multitude de drapeaux où ta vue s’égare. Le premier en tête, qu’environne ce groupe d’un costume bizarre, ce mélange confus de robes violettes, rouges, blanches, noires, bigarrées, de têtes à tonsures, à cheveux courts ou rasés, à chapeaux rouges, à bonnets carrés, à mitres pointues, même à longues barbes, est l’étendard du pontife de Rome, qui, appliquant au sacerdoce la prééminence de sa ville dans l’ordre civil, a érigé sa suprématie en point de religion, et a fait un article de foi de son orgueil.

« À sa droite tu vois le pontife grec, qui, fier de la rivalité élevée par sa métropole, oppose d’égales prétentions, et les soutient contre l’Église d’Occident par l’antériorité de l’Église d’Orient. À gauche, sont les étendards de deux chefs récents[1], qui, secouant un joug devenu tyrannique, ont, dans leur réforme, dressé autels contre autels, et soustrait au pape la moitié de l’Europe. Derrière eux sont les sectes subalternes qui subdivisent encore tous ces grands partis, les nestoriens, les eutychéens, les jacobites, les iconoclastes, les anabaptistes, les presbytériens, les viclefites, les osiandrins, les manichéens, les méthodistes, les adamites, les contemplatifs, les trembleurs, les pleureurs et cent autres semblables ; tous partis distincts, se persécutant quand ils sont forts, se tolérant quand ils sont faibles, se haïssant au nom d’un Dieu de paix, se faisant chacun un paradis exclusif dans une religion de charité universelle, se vouant réciproquement dans l’autre monde à des peines sans fin, et réalisant dans celui-ci l’enfer que leurs cerveaux placent dans celui-là. »

Après ce groupe, voyant un seul étendard de couleur hyacinthe, autour duquel étaient rassemblés des hommes de tous les costumes de l’Europe et de l’Asie : « Du moins, dis-je au Génie, trouverons-nous ici de l’humanité. — Oui, me répondit-il, au premier aspect, et par cas fortuit et momentané : ne reconnais-tu pas ce système de culte ? » Alors apercevant le monogramme du nom de Dieu en lettres hébraïques, et les palmes que tenaient en main les rabbins : « Il est vrai, lui dis-je, ce sont les enfants de Moïse dispersés jusqu’à ce jour, et qui, abhorrant toute nation, ont été partout abhorrés et persécutés. — Oui, reprit-il, et c’est par cette raison que, n’ayant ni le temps ni la liberté de disputer, ils ont gardé l’apparence de l’unité ; mais à peine, dans leur réunion, vont-ils confronter leurs principes et raisonner sur leurs opinions, qu’ils vont, comme jadis, se partager au moins en deux sectes principales[2], dont l’une, s’autorisant du silence du législateur, et s’attachant au sens littéral de ses livres, niera tout ce qui n’y est point clairement expliqué, et, à ce titre, rejettera, comme invention des circoncis, la survivance de l’ame au corps, et sa transmigration dans des lieux de peines ou de délices, et sa résurrection, et le jugement final, et les bons et les mauvais anges, et la révolte du mauvais génie, et tout le système poétique d’un monde ultérieur : et ce peuple privilège, dont la perfection consiste à se couper un petit morceau de chair, ce peuple. atome, qui, dans l’océan des peuples, n’est qu’une petite vague, et qui veut que Dieu n’ait rien fait que pour lui seul, réduira encore de moitié, par son schisme, le poids déjà si léger qu’il établit dans la balance de l’univers. »

Et me montrant un groupe voisin, composé d’hommes vêtus de robes blanches, portant un voile sur la bouche, et rangés autour d’un étendard de couleur aurore, sur lequel était peint un globe tranché en deux hémisphères, l’un noir et l’autre blanc : « Il en sera ainsi, continua-t-il, de ces enfants de Zoroastre, restes obscurs de peuples jadis si puissants : maintenant persécutés comme les juifs, et dispersés chez les autres peuples, ils reçoivent, sans discussion, les préceptes du représentant de leur prophète ; mais sitôt que le mobed et les destours seront rassemblés, la controverse s’établira sur le bon et le mauvais principe ; sur les combats d’Ormuzd, dieu de lumière, contre Ahrimanes, dieu de ténèbres ; sur leur sens direct ou allégorique sur les bons et mauvais génies ; sur le culte du feu et des éléments ; sur les ablutions et sur les souillures ; sur la résurrection en corps ou seulement en ame, et sur le renouvellement du monde existant, et sur le monde nouveau qui lui doit succéder. Et les Parsis se diviseront en sectes d’autant plus nombreuses, que dans leur dispersion les familles auront contracté les mœurs, les opinions des nations étrangères.

« À côté d’eux, ces étendards à fond d’azur, où sont peintes des figures monstrueuses de corps humains doubles, triples, quadruples, à tête de lion, de sanglier, d’éléphant, à queue de poisson, de tortue, etc., sont les étendards des sectes indiennes, qui trouvent leurs dieux dans les animaux, et les âmes de leurs parents dans les reptiles et les insectes. Ces hommes fondent des hospices pour des éperviers, des serpents, des rats, et ils ont en horreur leurs semblables ! Ils se purifient avec la fiente et l’urine de vache, et ils se croient souillés du contact d’un homme ! Ils portent un réseau sur la bouche, de peur d’avaler, dans une mouche, une ame en souffrance, et ils laissent mourir de faim un paria ! Ils admettent les mêmes divinités, et ils se partagent en drapeaux ennemis et divers.

« Ce premier, isolé à l’écart, où tu vois une figure à quatre têtes, est celui de Brahma, qui, quoique dieu créateur, n’a plus ni sectateurs ni temples, et qui, réduit à servir de piédestal au Lingam, se contente d’un peu d’eau que chaque matin le brâmane lui jette par-dessus l’épaule, en lui récitant un cantique stérile.

« Ce second, où est peint un milan au corps roux et à la tête blanche, est celui de Vichenou, qui, quoique dieu conservateur, a passé une partie de sa vie en aventures malfaisantes. Considère-le sous les formes hideuses de sanglier et de lion, déchirant des entrailles humaines, ou sous la figure d’un cheval, devant venir, le sabre à la main, détruire l’âge présent, obscurcir les astres, abattre les étoiles, ébranler la terre, et faire au grand serpent un feu qui consumera les globes.

« Ce troisième est celui de Chiven, dieu de destruction, de ravage, et qui a cependant pour emblème le signe de la production : il est le plus méchant des trois, et il compte le plus de sectateurs. Fiers de son caractère, ses partisans méprisent, dans leur dévotion[3], les autres dieux, ses égaux et ses frères ; et par une imitation de sa bizarrerie, professant la pudeur et la chasteté, ils couronnent publiquement de fleurs, et arrosent de lait et de miel l’image obscène du Lingam.

« Derrière eux viennent les moindres drapeaux d’une foule de dieux, mâles, femelles, hermaphrodites, qui, parents et amis des trois principaux, ont passé leur vie à se livrer des combats, et leurs adorateurs les imitent. Ces dieux n’ont besoin de rien, et sans cesse ils reçoivent des offrandes ; ils sont tout-puissants, remplissent l’univers ; et un brâmane, avec quelques paroles, les enferme dans une idole ou dans une cruche, pour vendre à son gré leurs faveurs.

« Au delà, cette multitude d’autres étendards que, sur lin fond jaunâtre qui leur est commun, tu vois porter des emblèmes différents, sont ceux d’un même dieu, lequel, sous des noms divers, règne chez les nations de l’Orient. Le Chinois l’adore dans Fôt, le Japonais le révère dans Budso, l’habitant de Ceylan dans Bedhou et Boudah, celui de Laos dans Chekia, le Pégouan dans Phta, le Siamois dans Sommona Kodom, le Tibétain dans Boudd et dans La : tous, d’accord sur le fond de son histoire, célèbrent sa vie pénitente, ses mortifications, ses jeûnes, ses fonctions de médiateur et d’expiateur, les haines d’un dieu son ennemi, leurs combats et son ascendant. Mais discords entre eux sur les moyens de lui plaire, ils disputent sur les rites et sur les pratiques, sur les dogmes de la doctrine intérieure et de la doctrine publique. Ici, ce bonze japonais, à la robe jaune, à la tête nue, prêche l’éternité des âmes, leurs transmigrations successives dans divers corps ; et près de lui le sintoïste, niant leur existence séparée des sens, soutient qu’elles ne sont qu’un effet des organes auxquels elles sont liées, et avec qui elles périssent, comme le son avec l’instrument. Là, le Siamois, aux sourcils rasés, l’écran talipat à la main, recommande l’aumône, les expiations, les offrandes ; et cependant il croit au destin aveugle et à l’impassible fatalité. Le hochang chinois sacrifie aux âmes des ancêtres ; et près de lui le sectateur de Confutzée cherche son horoscope dans des fiches jetées au hasard, et dans le mouvement des cieux. Cet enfant, environné d’un essaim de prêtres à robes et à chapeaux jaunes, est le grand Lama, en qui vient de passer le dieu que le Tibet adore. Un rival s’est élevé pour partager ce bienfait avec lui ; et sur les bords du lac Baikal, le Calmouque a aussi son dieu comme l’habitant de La-sa ; mais d’accord en ce point important, que Dieu ne peut habiter qu’un corps d’homme, tous deux rient de la grossièreté de l’Indien, qui honore la fiente de la vache, tandis qu’eux consacrent les excréments de leur poutife.

Après ces drapeaux, une foule d’autres que l’œil ne pouvait dénombrer, s’offrant encore à nos regards : « Je ne terminerais point, dit le Génie, si je te détaillais tous les systèmes divers de croyance qui partagent encore les nations. Ici les hordes tartares adorent, dans des figures d’animaux, d’oiseaux et d’insectes, les bons et les mauvais génies, qui, sous un dieu principal, mais insouciant, régissent l’univers ; dans leur idolâtrie, elles retracent le paganisme de l’ancien Occident. Tu vois l’habillement bizarre de leurs chamans, qui, sous une robe de cuir garnie de clochettes, de grelots, d’idoles de fer, de griffes d’oiseaux, de peaux de serpents, de têtes de chouettes, s’agitent en convulsions factices, et, par des cris magiques, évoquent les morts pour tromper les vivants. Là, les peuples noirs de l’Afrique, dans le culte de leurs fétiches, offrent les mêmes opinions. Voici l’habitant de Juida, qui adore Dieu dans un grand serpent, dont par malheur les porcs sont avides… Voilà le Téleute, qui se le représente, vêtu de toutes couleurs, ressemblant à un soldat russe ; voilà le Kamtschadale qui, trouvant que tout va mal dans ce monde et dans son climat, se le figure un vieillard capricieux et chagrin, fumant sa pipe, et chassant en traîneau les renards et les martres ; enfin, voilà cent nations sauvages qui, n’ayant aucune des idées des peuples policés sur Dieu, ni sur l’ame, ni sur un monde ultérieur et une autre vie, ne forment aucun système de culte, et n’en jouissent pas moins des dons de la nature dans l’irréligion où elle-même les a créées.



  1. Luther et Calvin.
  2. Les saducéens et les pharisiens.
  3. Quand un sectateur de Chiven entend prononcer le nom de Vichenou, il s’enfuit en se bouchant les oreilles et va se purifier.