Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap22 13

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§. XIII. Christianisme, ou culture allégorique du soleil, sous ses noms cabalistiques de Christ-en ou Christ, et d’Yêsus ou Jésus.


« En constituant un peuple séparé. Moïse avait vainement prétendu le défendre de l’invasion de toute idée étrangère : un penchant invincible, fondé sur les affinités d’une même origine, avait sans cesse ramené les Hébreux vers le culte des nations voisines ; et les relations indispensables du commerce et de la politique qu’il entretenait avec elles en avaient de jour en jour fortifié l’ascendant. Tant que le régime national se maintint, la force coërcitive du gouvernement et des lois, en s’opposant aux innovations, retarda leur marche ; et cependant les hauts lieux étaient pleins d’idoles, et le dieu soleil avait son char et ses chevaux peints dans les palais des rois et jusque dans le temple d’Yâhouh ; mais lorsque les conquêtes des sultans de Ninive et de Babylone eurent dissous le lien de la puissance publique, le peuple, livré à lui-même, et sollicité par ses conquérants, ne contraignit plus son penchant pour les opinions profanes, et elles s’établirent publiquement en Judée. D’abord les colonies assyriennes, transportées à la place des tribus, remplirent le royaume de Samarie des dogmes des mages, qui bientôt pénétrèrent dans le royaume de Juda ; ensuite Jérusalem ayant été subjuguée, les Égyptiens, les Syriens, les Arabes, accourus dans ce pays ouvert, y apportèrent de toutes parts les leurs, et la religion de Moïse fut déjà doublement altérée. D’autre part les prêtres et les grands, transportés à Babylone et élevés dans les sciences des Kaldéens, s’imburent, pendant un séjour de cinquante ans, de toute leur théologie ; et de ce moment se naturalisèrent chez les Juifs les dogmes du génie ennemi (Satan), de l’archange Michel, de l’ancien des jours (Ormuzd), des anges rebelles, du combat des cieux, de l’ame immortelle et de la résurrection ; toutes choses inconnues à Moïse, ou condamnées par le silence même qu’il en avait gardé.

« De retour dans leur patrie, les émigrés y rapportèrent ces idées ; et d’abord leur innovation y suscita les disputes de leurs partisans les Pharisiens, et de leurs opposants les Sadducéens, représentants de l’ancien culte national. Mais les premiers, secondés du penchant du peuple et de ses habitudes déjà contractées, appuyés de l’autorité des Perses, leurs libérateurs et leurs maîtres, terminèrent par prendre l’ascendant sur les seconds, et les enfants de Moïse consacrèrent la théologie de Zoroastre.

« Une analogie fortuite entre deux idées principales favorisa surtout cette coalition, et devint la base d’un dernier système, non moins étonnant dans sa fortune que dans les causes de sa formation.

« Depuis que les Assyriens avaient détruit le royaume de Samarie, des esprits judicieux, prévoyant la même destinée pour Jérusalem, n’avaient cessé de l’annoncer, de la prédire ; et leurs prédictions avaient toutes eu ce caractère particulier, d’être terminées par des vœux de rétablissement et de régénération, énoncés sous la forme de prophéties : les hiérophantes, dans leur enthousiasme, avaient peint un roi libérateur qui devait rétablir la nation dans son ancienne gloire ; le peuple hébreu devait redevenir un peuple puissant, conquérant, et Jérusalem la capitale d’un empire étendu sur tout l’univers.

« Les événements ayant réalisé la première partie de ces prédictions, la ruine de Jérusalem, le peuple attacha à la seconde une croyance d’autant plus entière, qu’il tomba dans le malheur ; et les Juifs affligés attendirent avec l’impatience du besoin et du désir, le roi victorieux et libérateur qui devait venir sauver la nation de Moïse et relever l’empire de David.

« D’autre part, les traditions sacrées et mythologiques des temps antérieurs avaient répandu dans toute l’Asie un dogme parfaitement analogue. On n’y parlait que d’un grand médiateur, d’un juge final, d’un sauveur futur, qui, roi, dieu conquérant et législateur, devait ramener l’âge d’or sur la terre, la délivrer de l’empire du mal, et rendre aux hommes le règne du bien, la paix et le bonheur. Ces idées occupaient d’autant plus les peuples, qu’ils y trouvaient des consolations de l’état funeste et des maux réels où les avaient plongés les dévastations successives des conquêtes et des conquérants, et le barbare despotisme de leurs gouvernements. Cette conformité entre les oracles des nations et ceux des prophètes, excita l’attention des Juifs ; et sans doute les prophètes avaient eu l’art de calquer leurs tableaux sur le style et le génie des livres sacrés employés aux mystères païens : c’était donc en Judée une attente générale que celle du grand envoyé, du sauveur final, lorsqu’une circonstance singulière vint déterminer l’époque de sa venue.

« Il était écrit dans les livres sacrés des Perses et des Kaldéens, que le monde, composé d’une révolution totale de douze mille, était partagé en deux révolutions partielles, dont l’une, âge et règne du bien, se terminait au bout de six mille, et l’autre, âge et règne du mal, se terminait au bout de six autres mille.

« Par ces récits, les premiers auteurs avaient entendu la révolution annuelle du grand orbe céleste, appelé le monde (révolution composée de douze mois ou signes, divisés chacun en mille parties ;) et les deux périodes systématiques de l’hiver et de l’été, composée chacune également de six mille. Ces expressions, toutes équivoques, ayant été mal expliquées, et ayant reçu un sens absolu et moral au lieu de leur sens physique et astrologique, il arriva que le monde annuel fut pris pour un monde séculaire, les mille de temps pour des mille d’années ; et supposant, d’après les faits, que l’on vivait dans l’âge du malheur, on en inféra qu’il devait finir au bout de six mille ans prétendus.

« Or, dans les calculs admis par les Juifs, on commençait à compter près de six mille ans depuis la création (fictive) du monde. Cette coïncidence produisit de la fermentation dans les esprits. On ne s’occupa plus que d’une fin prochaine ; on interrogea les hiérophantes et leurs livres mystiques, qui en assignèrent divers termes ; on attendit le réparateur ; à force d’en parler, quelqu’un dit l’avoir vu, ou même un individu exalté crut l’être et se fit des partisans, lesquels privés de leur chef par un incident vrai sans doute, mais passé obscurément, donnèrent lieu, par leurs récits, à une rumeur graduellement organisée en histoire : sur ce premier canevas établi, toutes les circonstances des traditions mythologiques vinrent bientôt se placer, et il en résulta un système authentique et complet, dont il ne fut plus permis de douter.

« Elles portaient, ces traditions mythologiques : « Que dans l’origine, une femme et un homme avaient, par leur chute, introduit dans le monde le mal et le péché. (Suivez la pl. III.) »

« Et par-là elles indiquaient le fait astronomique de la vierge céleste et de l’homme bouvier (Bootes), qui, en se couchant héliaquement à l’équinoxe d’automne, livraient le ciel aux constellations de l’hiver, et semblaient, en tombant sous l’horizon, introduire dans le monde le génie du mal, Ahrimanes, figuré par la constellation du serpent.

« Elles portaient, ces traditions : « Que la femme avait entraîné, séduit l’homme. »

« Et en effet, la vierge se couchant la première semble entraîner à sa suite le bouvier.

« Que la femme l’avait tenté en lui présentant des fruits beaux à voir et bons à manger ; qui donnaient la science du bien et du mal. »

« Et en effet, la vierge tient en main une branche de fruits qu’elle semble étendre vers le bouvier ; et le rameau, emblème de l’automne, placé dans le tableau de Mithra, sur la frontière de l’hiver et de l’été, semble ouvrir la porte et donner la science, la clef du bien et du mal.

« Elles portaient : « Que ce couple avait été chassé du jardin céleste, et qu’un chérubin à épée lamboyante avait été placé à la porte pour le garder. »

« Et en effet, quand la vierge et le bouvier tombent sous l’horizon du couchant, Persée monte de l’autre côté, et, l’épée à la main, ce génie semble les chasser du ciel de l’été, jardin et règne des fruits et des fleurs.

« Elles portaient : « Que de cette vierge devait naître, sortir un rejeton, un enfant qui écraserait la tête du serpent, et délivrerait le monde du péché. »

« Et par-là elles désignaient le soleil, qui, à l’époque du solstice d’hiver, au moment précis où les mages des Perses tiraient l’horoscope de la nouvelle année, se trouvait placé dans le sein de la vierge, en lever héliaque à l’horizon oriental, et qui, à ce titre, était figuré dans leurs tableaux astrologiques sous la forme d’un enfant allaité par une vierge chaste, et devenait ensuite, à l’équinoxe du printemps, le bélier ou l’agneau, vainqueur de la constellation du serpent, qui disparaissait des cieux.

« Elles portaient : « Que, dans son enfance, ce réparateur de nature divine ou céleste vivrait abaissé, humble, obscur, indigent. »

« Et cela, parce que le soleil d’hiver est abaissé sous l’horizon, et que cette période première de ses quatre âges ou saisons, est un temps d’obscurité, de disette, de jeûne, de privations.

« Elles portaient : « Que, mis à mort par des méchants, il était ressuscité glorieusement ; qu’il était remonté des enfers aux cieux, où il régnerait éternellement. »

« Et par-là elles retraçaient la vie du soleil, qui, terminant sa carrière au solstice d’hiver, lorsque dominaient Typhon et les anges rebelles, semblait être mis à mort par eux ; mais qui, bientôt après, renaissait, résurgeait dans la voûte des cieux, où il est encore.

« Enfin ces traditions, citant jusqu’à ses noms astrologiques et mystérieux, disaient qu’il s’appelait tantôt Chris, c’est-à-dire le conservateur ; et voilà ce dont vous, Indiens, avez fait votre dieu Chrisen ou Chris-na ; et vous, chrétiens, Grecs et Occidentaux, votre Cris-tos, fils de Marie ; et tantôt, qu’il s’appelait Yès, par la réunion de trois lettres, lesquelles, en valeur numérale, formaient le nombre 608, l’une des périodes solaires : et voilà, ô Européens ! le nom qui, avec la finale latine, est devenu votre Iês-us ou Jésus, nom ancien et cabalistique attribué au jeune Bacchus, fils clandestin (nocturne) de la vierge Minerve, lequel, dans toute l’histoire de sa vie et même de sa mort, retrace l’histoire du dieu des chrétiens, c’est-à-dire de l’astre du jour, dont ils sont tous les deux l’emblème. »

À ces mots, un grand murmure s’éleva de la part des groupes chrétiens : mais les musulmans, les lamas, les Indiens les rappelèrent à l’ordre, et l’orateur achevant son discours :

« Vous savez maintenant, dit-il, comment le reste de ce système se composa dans le chaos et l’anarchie des trois premiers siècles ; comment une foule d’opinions bizarres partagèrent les esprits, et les partagèrent avec un enthousiasme et une opiniâtreté réciproques, parce que, fondées également sur des traditions anciennes, elles étaient également sacrées. Vous savez comment, après trois cents ans, le gouvernement s’étant associé à l’une de ses sectes, en fit la religion orthodoxe, c’est-à-dire dominante, à l’exclusion des autres, lesquelles, par leur infériorité, devinrent des hérésies ; comment et par quels moyens de violence et de séduction cette religion s’est propagée, accrue, puis divisée et affaiblie ; comment, six cents ans après l’innovation du christianisme, un autre système se formera encore de ses matériaux et de ceux des juifs, et comment Mahomet sut se composer un empire politique et théologique aux dépens de ceux de Moïse et des vicaires de Jésus

« Maintenant, si vous résumez l’histoire entière de l’esprit religieux, vous verrez que dans son principe il n’a eu pour auteur que les sensations et les besoins de l’homme ; que l’idée de Dieu n’a eu pour type et modèle que celle des puissances physiques, des êtres matériels agissant en bien ou en mal, c’est-à-dire en impressions de plaisir ou de douleur sur l’être sentant ; que, dans la formation de tous ces systèmes, cet esprit religieux a toujours suivi la même marche, les mêmes procédés ; que dans tous, le dogme n’a cessé de représenter, sous le nom des dieux, les opérations de la nature, les passions des hommes et leurs préjugés ; que dans tous, la morale a eu pour but le désir du bien-être et l’aversion de la douleur ; mais que les peuples et la plupart des législateurs, ignorant les routes qui y conduisaient, se sont fait des idées fausses, et par-là même opposées, du vice et de la vertu, du bien et du mal, c’est-à-dire de ce qui rend l’homme heureux ou malheureux ; que dans tous, les moyens et les causes de propagation et d’établissement ont offert les mêmes scènes de passions et d’événements, toujours des disputes de mots, des prétextes de zèle, des révolutions et des guerres suscitées par l’ambition des chefs, par la fourberie des promulgateurs, par la crédulité des prosélytes, par l’ignorance du vulgaire, par la cupidité exclusive et l’orgueil intolérant de tous : enfin, vous verrez que l’histoire entière de l’esprit religieux n’est que celle des incertitudes de l’esprit humain, qui, placé dans un monde qu’il ne comprend pas, veut cependant en deviner l’énigme ; et qui, spectateur toujours étonné de ce prodige mystérieux et visible, imagine des causes, suppose des fins, bâtit des systèmes : puis, en trouvant un défectueux, le détruit pour un autre non moins vicieux ; hait l’erreur qu’il quitte, méconnaît celle qu’il embrasse, repousse la vérité qui l’appelle, compose des chimères d’êtres disparates, et, rêvant sans cesse sagesse et bonheur, s’égare dans un labyrinthe de peines et de folies. »