Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap22 8

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§ VIII. Huitième système. Monde-Machine, culte du Démi-Ourgos ou Grand-Ouvrier.


« Jusque-là les théologiens, en s’exerçant sur les substances déliées et subtiles, de l’éther et du feu-principe, n’avaient cependant pas cessé de traiter d’êtres palpables et perceptibles aux sens, et la théologie avait continué d’être la théorie des puissances physiques, placées tantôt spécialement dans les astres, tantôt disséminées dans tout l’univers ; mais à cette époque, des esprits superficiels, perdant le fil des idées qui avaient dirigé ces études profondes, ou ignorant les faits qui leur servaient de base, en dénaturèrent tous les résultats par l’introduction d’une chimère étrange et nouvelle. Ils prétendirent que cet univers, ces cieux, ces astres, ce soleil, n’étaient qu’une machine d’un genre ordinaire ; et à cette première hypothèse appliquant une comparaison tirée des ouvrages de l’art, ils élevèrent l’édifice des sophismes les plus bizarres. « Une machine, dirent-ils, ne se fabrique point elle-même : elle a un ouvrier antérieur, elle l’indique par son existence. Le monde est une machine : donc il existe un fabricateur. »

« De là, le démi-ourgos ou grand-ouvrier, constitué divinité autocratrice et suprême. Vainement l’ancienne philosophie objecta que l’ouvrier même avait besoin de parents et d’auteurs, et que l’on ne faisait qu’ajouter un échelon en ôtant l’éternité au monde pour la lui donner. Les innovateurs, non contents de ce premier paradoxe, passèrent à un second ; et appliquant à leur ouvrier la théorie de l’entendement humain, ils prétendirent que le démi-ourgos avait fabriqué sa machine sur un plan ou idée résidant en son entendement. Or, comme leurs maîtres, les physiciens, avaient placé dans la sphère des fixes le grand mobile régulateur, sous le nom d’intelligence, de raisonnement, les spiritualistes, leurs mimes, s’emparant de cet être, l’attribuèrent au demi-ourgos, en en faisant une substance distincte, existante par elle-même, qu’ils appelèrent mens ou logos (parole et raisonnement). Et comme d’ailleurs ils admettaient l’existence de l’ame du monde, ou principe solaire, ils se trouvèrent obligés de composer trois grades ou échelons de personnes divines, qui furent 1° le démi-ourgos ou dieu-ouvrier ; 2° le logos, parole et raisonnement ; et 3° l’esprit ou l’ame (du monde). Et voilà, chrétiens ! le roman sur lequel vous avez fondé votre Trinité ; voilà le système qui, né hérétique dans les temples égyptiens, transporté païen dans les écoles de l’Italie et de la Grèce, se trouve aujourd’hui catholique orthodoxe par la conversion de ses partisans, les disciples de Pythagore et de Platon devenus chrétiens.

« Et c’est ainsi que la divinité, après avoir été dans son origine l’action sensible, multiple, des météores et des éléments ;

« Puis la puissance combinée des astres considérés sous leurs rapports avec les êtres terrestres ;

« Puis ces êtres terrestres eux-mêmes par la confusion des symboles avec leurs modèles ;

« Puis la double puissance de la nature dans ses deux opérations principales de production et de destruction ;

« Puis le monde animé sans distinction d’agent et de patient, d’effet et de cause ;

« Puis le principe solaire ou l’élément du feu reconnu pour moteur unique ;

« C’est ainsi que la divinité est devenue, en dernier résultat, un être chimérique et abstrait ; une subtilité scolastique de substance sans forme, de corps sans figure ; un vrai délire de l’esprit, auquel la raison n’a plus rien compris. Mais vainement dans ce dernier passage veut-elle se dérober aux sens : le cachet de son origine lui demeure ineffaçablement empreint ; et ses attributs, tous calqués, ou sur les attributs physiques de l’univers, tels que l’immensité, l’éternité, l’indivisibilité, l’incompréhensibilité ; ou sur les affections morales de l’homme, telles que la bonté, la justice, la majesté, etc. ; ses noms mêmes, tous dérivés des êtres physiques qui lui ont servi de types, et spécialement du soleil, des planètes et du monde, retracent incessamment, en dépit de ses corrupteurs, les traits indélébiles de sa véritable nature.

« Telle est la chaîne des idées que l’esprit humain avait déjà parcourue à une époque antérieure aux récits positifs de l’histoire ; et puisque leur continuité prouve qu’elles ont été le produit d’une même série d’études et de travaux, tout engage à en placer le théâtre dans le berceau de leurs éléments primitifs, dans l’Égypte : et leur marche y put être rapide, parce que la curiosité oiseuse des prêtres physiciens n’avait pour aliment, dans la retraite des temples, que l’énigme toujours présente de l’univers ; et que, dans la division politique qui long-temps partagea cette contrée, chaque État eut son collège de prêtres, lesquels tour à tour auxiliaires ou rivaux, hâtèrent, par leurs disputes, les progrès des sciences et des découvertes.

« Et déjà il était arrivé sur les bords du Nil ce qui depuis s’est répété par toute la terre. À mesure que chaque système s’était formé, il avait suscité dans sa nouveauté des querelles et des schismes : puis, accrédité par la persécution même, tantôt il avait détruit les idoles antérieures, tantôt il se les était incorporées en les modifiant ; et les révolutions politiques étant survenues, l’agrégation des États et le mélange des peuples confondirent toutes les opinions ; et le fil des idées s’étant perdu, la théologie tomba dans le chaos, et ne fut plus qu’un logogriphe de vieilles traditions, qui ne furent plus comprises. La religion, égarée d’objet, ne fut plus qu’un moyen politique de conduire un vulgaire crédule, dont s’emparèrent tantôt des hommes crédules eux-mêmes et dupes de leurs propres visions, et tantôt des hommes hardis et d’une ame énergique, qui se proposèrent de grands objets d’ambition.