Aller au contenu

Les Sérails de Londres (éd. 1911)/04

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 32-38).

CHAPITRE IV

Description des visiteurs de la maison de Charlotte. État curieux de différents prix avec plusieurs de ses pratiques. Visite du capitaine Toper qui jette le couvent dans le plus grand embarras.

Les visiteurs du sérail de Charlotte étoient des pairs débiles, qui comptoient plus sur l’art et les effets des charmes femelles que sur la nature ; ils avoient usés leurs passions régulières, si on peut les appeler telles ; et ils étoient obligés d’avoir recours, non seulement à la pharmacie, mais encore à l’aide factice de l’invention femelle ; des Aldermans impotents, et autres Lévites riches, qui s’imaginoient que leurs capacités amoureuses n’étoient pas en décadence, tandis qu’ils manquoient de force et de zèle pour pouvoir, sans secours, remplir leurs dévotions envers la déesse de Cypris.

Charlotte considéroit de telles pratiques comme des amis choisis, qui, pour posséder des vierges, oublioient la valeur de l’or. Comme ces amoureux visoient à la jeunesse et à la beauté, elle avoit toujours un magasin de vestales qui, par leurs embrassements innocens, leur procuroit un plaisir inexprimable. Kitty Young et Nancy Feathers étoient de nouvelles figures que l’on ne connoissoit pas dans la ville, et qui, avec une certaine préparation, pouvoient aisément passer pour des vierges ; elles jouèrent donc le rôle de vestales, et donnèrent, pendant plusieurs mois, des preuves de leur immaculées virginités.

Voici, à cette occasion, un échantillon de l’état des prix.

Dimanche 9 janvier.
Une jeune fille pour l’Alderman Drybones. Nell Blossom, âgée d’environ dix-neuf ans, qui, depuis quatre jours, n’a fréquenté personne, et est dans son état de virginité.
20 guinées.
Une jeune fille de dix-neuf ans, pas plus âgée, pour le baronet Harry Flagellum. Nell Hardy de Bow-Street-Bet Flourish de Berners Street, ou Miss Birch, elle-même, de Chapel Street.
10 guinées.
Une bonne réjouie pour lord Spasm-Black Moll de Hedge Lane, jouissant d’une santé vigoureuse.
5 guinées.
Colonel Tearall, une femme modeste. La servante de Mme Mitchell, arrivant du pays et n’ayant point encore paru dans le monde.
10 guinées.



Gravure de l’édition originale des Sérails de Londres.

Doctor Frettext, après l’office, une jeune personne complaisante, affable, d’une peau blanche et ayant la main douce, Poll Nimblewrist, d’Oxford, Martket ou Jenny Speedyhand de May-fair.
2 guinées.
Lady Loveit, arrivant des eaux de Bath, trompée dans ses amours avec lord Alto, désire se rencontrer mieux, et d’être bien montée cette soirée, avant de se rendre sur la route de la duchesse de Basto.
Le capitaine O’Thunder ou Sawney Rawbone.
50 guinées.
Son excellence le comte Alto, une femme à la mode, pour la bagatelle seulement pendant une heure, Mme O’Smirk arrivant de Dunkerque ou Miss Graeful de Paddington.
10 guinées.
Lady Pyebald, pour jouer une partie de piquet, prendre les tétons et autre chose, sans en venir à d’autre fin qu’à la politesse. Mme Tredrille de Chelsea.
5 guinées.

Cet échantillon de prix donnera une idée de la manière dont Charlotte conduisoit ses affaires. On sera peut-être embarrassé de savoir comment elle s’y prit pour procurer, dans le même temps, à chacune de ses pratiques, un appartement suffisant pour les satisfaire conformément à leurs différents amusemens favoris. Elle étoit trop bonne directrice de sa maison pour que ses amis ne fussent pas assortis relativement à leurs prix. Le Doctor fut donc placé au troisième ; Lady Loveit eut la chambre dans laquelle il y avoit un sopha et un lit de camp ; l’Alderman Drybonnes, la chambre des épreuves qui, quoique petite, étoit élégante, et ne servoit que pour ces sortes de cérémonies ; le baronet Harry Flagellum, la salle des mortifications, qui étoit pourvue de tout ce qui étoit nécessaire à cet effet ; lord Spasm, la chambre française à coucher ; le Colonel passa dans le parloir ; le Comte alla dans le salon de chasteté et lord Pyebald, dans la salle de jeu. Tandis que Charlotte faisoit toutes ses dispositions, elle fut interrompue par l’arrivée d’un jeune gentilhomme qui venoit souvent dans la maison, et à qui elle avoit donné la plus grande satisfaction à ses amusements. Il entra avec sa gaieté ordinaire ; il demanda à Charlotte une bouteille de vin de Champagne ; il la pria de lui faire compagnie et de boire avec lui ; elle y consentit, et lui dit qu’étant, dans ce moment très occupée, elle espéroit qu’il ne la retiendroit pas long-temps. Après avoir porté deux ou trois santés constitutionnelles, conformément à la charte du séminaire, il dit à Charlotte qu’il venoit pour une affaire très importante, dans laquelle elle devoit être le principal agent. « J’allai, la nuit dernière, chez Arthur, et, par un malheur inexprimable, je fus enragé de voir que mon partner étoit mon rival heureux au jeu et au lit. Je gageai avec lui mille guinées que, dans le mois, il attraperoit une certaine maladie à la mode.

Eh bien ! milord, dit Charlotte, comment puis-je vous aider dans cette affaire ?

Je vous dirai, répliqua-t-il, qu’à ma connoissance, mon rival a une liaison criminelle avec ma femme. Procurez-moi donc, pour demain soir, une personne qui ait grandement cette maladie, afin que je sois complètement en état de me venger de l’infidélité de ma femme, et de la bonne fortune de mon rival.

Dieux ! s’écria Charlotte, qui s’imaginoit qu’il vouloit l’insulter et jeter du discrédit sur sa maison. Vous m’étonnez, milord, et me traitez bien mal, moi qui ai toujours pris le plus grand soin de votre santé. Je ne connois point, et je ne reçois point chez moi des femmes de cette espèce.

Il étoit temps pour milord d’en venir à une explication plus particulière, pour la convaincre de la vérité, il tira de sa poche son portefeuille, et lui présenta un billet de banque de trente livres sterling. Cet espèce d’avocat fit sur Charlotte son effet ordinaire ; elle l’écouta avec plus d’attention, et promit de lui procurer un objet conforme à ses souhaits. Le lendemain la consommation heureuse s’ensuivit, et, au bout de quinze jours, le mari injurié fut convaincu que la double inoculation avoit eu tout l’effet qu’il en avoit désiré. Quelque temps après, l’associé de son lit parut en public ; milord lui demanda le prix de la gageure, qu’il paya immédiatement afin de ne pas entrer en discussion sur cette affaire.

Nous voyons dans quelle variété de services, Charlotte étoit obligée de s’engager ; elle étoit nécessitée de produire des vierges qui, depuis longtemps, ne l’étoient plus ; des femelles disposées à satisfaire de toutes les manières possibles le caprice imaginaire de la chaire ; des maîtres de poste pour les dames, capables de donner les leçons les plus sensibles à la garantie d’une minute près.

Vers neuf heures du soir, Charlotte, après avoir arrangé tout son monde, étoit occupé à préparer un bon souper, lorsqu’une des servantes, en allant chercher de la bière, laissa imprudemment la porte de la rue ouverte. Le capitaine Toper, la tête un peu échauffée, sortoit de la taverne ; il entre sans être entendu, il monte, il ouvre la porte de la chambre des postes : le capitaine O’Thunder, par un oubli national, avoit oublié de mettre le verrou, et Lady Loveit étoit trop pressée pour avoir pensé à une pareille bagatelle. Le capitaine Toper apperçoit, sur le sopha, O’Thunder et la dame en défi amoureux ; elle étoit entièrement livrée à ses désirs passionnés, et ressembloit beaucoup à Vénus de Médicis.

Leur surprise fut extrême de voir entrer Toper, qui, au lieu de se retirer, fixoit avec ravissement les charmes de la dame et s’écria avec extase : « C’est un ange, grands Dieux ! » M. O’Thunder, quoique Irlandais, étoit si confondu et si honteux, qu’il ne savoit que dire ni que faire ; à la fin il s’écrie : « Il est impertinent d’interrompre ainsi les gens dans leurs amusements particuliers. » En disant ces mots, il saute en bas du sopha, il saisit Toper par le col, et l’assomme d’une grêle de coups de poing. La dame jette des cris affreux ; chacun, effrayé du bruit, sort avec précipitation de sa retraite ; le doctor Fret-Text court, ou plutôt roule en bas des escaliers avec sa culotte à moitié déboutonnée, et sa chemise à moitié pendante ; Poll Nimblewrits, sans fichu et ses jupons à moitié relevés ; l’Alderman Drybones paroît avec un torrent de tabac qui ruisseloit de son nez dans sa bouche. Le comte Alto exprime sa surprise en disant : « Diantre, quel fracas pour une maison si bien réglée. » Le lord Pyebald vient avec ses cartes dans sa main, grandement mortifié d’avoir perdu son coup quoiqu’il ne joua rien. Le colonel Tearall, avec sa modeste dame, paroissent presque in puris naturalibus, croyant que le feu est dans la maison. Le lord Spasm tremble comme la feuille, et, n’ayant point de force, s’appuie sur Lady Loveit. La pauvre Charlotte s’évanouit, elle craint que sa maison et la réputation de Lady Loveit ne souffrent de ce scandale.

Il fut aussitôt résolu, par toutes les parties, que le capitaine Toper seroit invité de sortir ; et, dans le cas de refus, que l’on l’y forceroit.

O’Thunder se chargea de cet emploi s’il en étoit nécessaire ; mais le capitaine Toper, qui étoit roué de coups, ne balança pas à se retirer.