Les Sérails de Londres (éd. 1911)/05

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Albin Michel (p. 39-46).

CHAPITRE V

Moyens qu’emploie Mme Mitchell pour tirer profit de son commerce. Aventures de Miss Palmer. Sa connoissance avec Mme Mitchell. Situation allarmante suivie d’une découverte très extraordinaire. Conséquence agréable de cette affaire en faveur de Miss Palmer.

Pour varier le sujet, nous allons transporter la scène dans la maison de Mme Mitchell ; son principal commerce étoit moins avec la noblesse qu’avec les bourgeois, et souvent avec leurs épouses ; elle avoit le plus grand soin de leur donner des marchandises choisies ; elle considéroit que la réputation de sa maison dépendoit de cette circonstance ; elle étoit constamment à l’affût des jeunes personnes qui se dégoûtoient de la rigueur de leurs parents, ou qui, par un faux pas irréparable, se refugioient chez leurs amies, et abandonnoient le sentier de la chasteté pour prendre le chemin de la destruction.

Miss Palmer étoit la fille d’un gros négociant de Londres ; il était veuf ; voulant établir sa fille avant de se remarier, il avoit trouvé pour elle, comme il se l’imaginoit, un parti très avantageux dans la personne d’un marchand Portugais extrêmement riche. Cette jeune personne entroit dans sa dix-septième année ; elle étoit fort jolie et très grande pour son âge. Elle avoit les yeux d’un beau bleu, qui exprimoient modestement les émotions de son âme, et qui auroient enflammé le cœur d’un hermite, et lui auroient fait oublier sa cellule et ses vœux célibataires ; en un mot, toute sa personne étoit calculée pour inspirer au plus haut degré possible la passion la plus tendre.

Son mari futur avoit près de cinquante ans ; la nature ne l’avoit favorisé ni d’une figure agréable ni d’une tournure satisfaisante : comme il avoit passé le printemps et l’été de sa vie dans les climats brûlants, qui ne sont pas très favorables au teint, le sien étoit bien différent de celui des Européens ; pendant le cours de ses voyages il avoit contracté un genre de caractère dur, qui sembloit être étranger aux passions les plus nobles, et aux sentiments délicats du cœur. Il n’est pas étonnant qu’un tel homme ne plût pas à Lucy ; elle refusa d’obéir aux ordres de son père ; mais ses mandats étoient irrévocables ; les sollicitations et les plus tendres supplications de cette belle fille ne purent le faire changer de résolution ; en vain elle demanda, à genoux, quelques jours de répit pour se préparer à ce terrible sacrifice ; celui de son mariage fut irrévocablement fixé, avec injonction de se tenir prête au jour indiqué : dans cet état embarrassant, elle prit un parti désespéré ; elle résolut de s’échapper, et elle mit son projet à exécution la nuit avant le jour de ses noces.

Sa marchande de modes logeoit à l’extrémité de la ville vers Berkelet-Square. C’étoit une femme qui possédoit ces artifices femelles calculés, pour tromper l’innocence, et qui sacrifioit son sexe pour un petit gain. Elle s’étoit attiré la confiance de Lucy Palmer par sa flatterie, ses assiduités et ses affections apparentes d’attachement : ce fut donc chez cette amie imaginaire qu’elle se rendit ; elle avoit emporté avec elle les hardes et le linge qui lui étoient nécessaires, et l’argent qu’elle avoit amassé de ses épargnes. Mme Crisp (ainsi s’appeloit cette marchande de mode) reçut Lucy très amicalement ; elle la caressa comme si elle eut été son enfant. Dès qu’elle eût appris toutes les circonstances de son aventure, et la cause de sa démarche téméraire, elle approuva fort sa conduite, et lui dit qu’elle auroit agit précisément de la même manière si elle se fût trouvée dans une situation pareille ; « surtout, ajouta-t-elle, si elle eût été assurée de se confier à une amie, telle qu’elle se flattoit d’être à son égard. »

La consolation que Miss Palmer reçut de cette femme artificieuse soulagea beaucoup la fugitive infortunée ; elle reprit bientôt sa gaieté ordinaire.

Peu de jours après son évasion, Mme Crisp l’engagea à venir avec elle rendre une visite à une de ses amies particulières, qu’elle lui représenta comme une femme de bonne société et très aimable.

Lucy se laissa aisément persuader, d’autant plus qu’elle avoit été forcée de garder la maison pendant plusieurs jours, de crainte d’être aperçue ; car son père avoit envoyé son signalement dans les papiers publics, et promettoit une récompense considérable à quiconque la découvriroit.

Mme Crisp fit venir une voiture et dit au cocher de les conduire au Pall-Mall. Mme Mitchell les reçut avec beaucoup de politesse. Cette dame avoit été informée d’avance par son amie Crisp, de l’histoire de Miss Palmer, et elle espéroit d’être bientôt en possession de ce trésor.

Le thé, le café, les confitures, et des rafraîchissements de toute espèce, furent donnés avec la plus grande profusion. Miss Palmer devoit s’en retourner avant le souper. Mme Mitchell les engagea très fort à passer la nuit chez elle ; elle leur objecta, pour raison valable, que le temps étoit extrêmement vilain, et qu’il seroit presqu’impossible de leur procurer une voiture. Lucy refusa d’abord de demeurer, mais elle fut bientôt vaincue par Mme Crisp, qui lui dit que c’étoit pour elles une invitation d’autant plus heureuse qu’elle avoit entièrement oublié que l’on devoit, le lendemain matin, mettre son appartement en couleur. Ce stratagème eut l’effet désiré, c’est-à-dire qu’il décida Lucy à passer la nuit chez la mère Mitchell.

Miss Palmer se disposoit à se lever le lendemain de bonne heure, lorsque Mme Crisp, son compagnon de lit, lui conseilla de rester couchée jusqu’à son retour, vu que la maîtresse de la maison, ne déjeûnoit qu’à onze heures, et qu’elle alloit, pendant cet intervalle de temps, porter plusieurs ajustements à la duchesse de A...s. Lucy demeura donc dans l’appartement jusqu’au moment où Mme Mitchell la fit prier de passer dans sa chambre, où le déjeûner étoit servi. Le tems de ce repas fut long. Mme Mitchell pressa Lucy de prendre des liqueurs, mais elle s’en excusa poliment.

À la fin, le moment du dîner arriva, et Mme Crisp n’étoit pas encore venue. Lucy commença alors à devenir pensive, sans avoir le moindre soupçon du piège qu’on tendoit à sa vertu. Mme Mitchell reçut dans ce moment une lettre de Mme Crisp, qui l’informoit qu’elle s’étoit trouvée très mal chez Madame la duchesse, qu’il lui étoit impossible de venir reprendre la jeune personne, et qu’elle lui demandoit, comme une faveur particulière, de la garder chez elle, et d’en avoir le plus grand soin jusqu’à ce qu’elle fût en état d’être transportée chez elle. Mme Mitchell n’eût pas plutôt fait la lecture de cette lettre à Miss Palmer, qu’elle but à la meilleure santé de Mme Crisp, et engagea Lucy de suivre son exemple. Cette jeune personne accepta avec une sorte de répugnance la proposition ; elle n’eut pas plutôt avalé la liqueur, qu’elle s’aperçut que c’étoit un verre d’eau-de-vie, qui lui fit un si prompt effet sur ses sens, que ses yeux s’appesantirent aussitôt de sommeil, et qu’elle ne s’éveilla que lorsque Mme Mitchell vint la prévenir qu’un de ses amis particuliers étoit en bas, et désiroit de lui parler. Miss Palmer ne fut pas plutôt revenue à elle, qu’elle s’imagina que c’étoit Mme Crisp qui la faisoit demander.

Dès que Mme Crisp se vit en possession de la personne de Miss Palmer, elle se transporta, sur-le-champ, chez la mère Mitchell, pour l’informer de l’hôte aimable qu’elle avoit chez elle, dont elle lui fit la parfaite description de sa beauté et de ses perfections. Mme Mitchell remarqua immédiatement l’avantage précieux qu’elle pourroit retirer de cette intéressante demoiselle. Elle répondit qu’elle avoit dans la ville un ami intime, négociant très riche, qui, désirant depuis longtemps posséder un pareil objet, lui avoit, à ce sujet, donné carte blanche : que si elle vouloit se prêter à la circonstance, elle lui donneroit, outre son droit de courtage, un beau présent. Les conditions furent agréées, le plan exposé et mis, comme on le voit, à exécution. Mme Mitchell avoit donc écrit dès le matin au négociant, qui lui avoit répondu qu’il se rendroit ponctuellement le soir chez elle, pour voir la belle inconnue.

Dans cette crise, on jugea nécessaire d’amener de loin la fourberie. Afin de prévenir les soupçons et les rougeurs de la modestie, on conduisit Lucy dans une chambre sombre, où le négociant ne pouvoit pas être aperçu. Miss Palmer en y entrant s’écria : « Bon Dieu ! Madame Crisp, que vous avez été long-tems à revenir… que je suis aise de vous voir. » — « Et moi aussi », répliqua le négociant qui, saisissant la belle innocente par la main, la jetta sur un sopha, et prit avec elle des libertés qui, bientôt, convainquirent Lucy de sa situation réelle, et de son danger imminent ; elle se débattit et appela en vain au secours ; à la fin ses forces lui manquèrent, et elle dit d’une voix balbutiante : « Sauvez-moi… Oh ! sauvez-moi… Si vous êtes un homme, un chrétien, ou un parent ! » La mère Mitchell croyant que le sacrifice étoit suffisamment fait, parut avec des lumières ; le sourire d’approbation et de désapprobation étoit peint sur sa figure ; le cruel spoliateur se précipita en bas de la couche de l’incest… c’étoit son père !

Quelle situation extraordinaire, critique et terrible. M. Palmer tomba aux genoux de sa fille, et, les larmes aux yeux, la supplia de lui pardonner ce traitement barbare et inattendu, l’étonnement d’une pareille découverte, confondit tellement la raison de Lucy, qu’elle perdit l’usage de tout sentiment. On la transporta, sans connaissance, dans la maison de son père. Lorsqu’elle revint à elle, elle trouva, sur une chaise qui étoit près de son lit, une lettre cachetée, dont voici la teneur :

« Ma chère, douce, innocente et trop injuriée fille,

« Quelle apologie puis-je faire pour les injures et les insultes répétées que vous avez reçues de moi ? Vous étiez, en effet, sur le bord de l’abîme, et peu s’en est fallu que votre père n’ait été le destructeur de sa fille. Combien je suis heureux de découvrir, par ces différentes circonstances, et d’après mes plus strictes recherches, que vous êtes toujours vertueuse !… Puissiez-vous toujours l’être est ma prière la plus fervente !

« Pour l’expiation de mes fautes, de mes erreurs, de mes crimes, et de mes vices, vous trouverez inclus des billets de banque pour la somme de six mille livres sterlings : disposez-en à votre gré. Épousez l’homme que votre cœur aura choisi ; qu’il puisse apprécier votre mérite et vos vertus ! Alors je doublerai cette somme pour votre dot. Vous voir parfaitement heureuse est tout mon espoir.

« Je suis, plus que les mots ne peuvent l’exprimer, etc. »