Les Sérails de Londres (éd. 1911)/14

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Albin Michel (p. 108-114).

CHAPITRE XIV

Abrégé des mémoires de la signora Fr...si. Sa connaissance avec le lord S… Son affection pour le capitaine B....p. Les fatals effets de sa générosité ; elle est enfermée pour dette ; elle trouve le signor Tend...ci dans la même situation. Histoire d’un auteur ; elle lui rend service. Préparation d’un duel : événement risible.

Nous ferons injustice à la signora Fr...i, si nous oublions de la placer au rang des personnes dont nous avons parlé ; elle avoit environ vingt ans, lorsqu’elle fut regardé par les connoisseurs comme une des plus belle brune de l’Europe. Elle chantoit à l’Opéra dans les oratorios et les concerts particuliers, et elle étoit jugée une des premières cantatrices ; elle avoit un avantage sur la plupart des Italiens, c’est qu’elle prononçoit l’anglais avec la plus grande pureté que nous ayons jamais entendu dans aucun chanteur étranger : en effet, une prononciation vicieuse, ne peut jamais en musique produire des sons véritablement harmonieux. Cette remarque fut justement faite par un gentilhomme dans un concert où l’on exécuta le Carmen Seculare ; les chanteurs, dont la plus grande partie étoit des étrangers, y écorchèrent la langue anglaise sans miséricorde.

Le but de la signora Fr...si, étoit de se recommander, par son talent, au lord S....h, qui étoit un amateur reconnu aussi bien que professeur. La signora Fr...si n’eut jamais aucune prétention extraordinaire à la chasteté ; et les douceurs qu’elle recevoit de son lord étoient, outre son bon sens et sa politesse, des témoignages additionnels qui plaidoient en sa faveur ; aussi, peu de mois après leur connoissance, elle mit au monde un beau garçon ; ce qui prouve que le lord et la signora, dans leur exécution, avoient toujours été de l’accord le plus parfait. Il fut certainement très heureux pour milord que ses talents aient été aussi étendus ; autrement le duo auroit été très dissonant, et n’auroit pas produit le moindre effet. En un mot, la signora Fr...si étoit si parfaitement habile dans sa partie, qu’il lui falloit nécessairement, pour bien l’accompagner, un amant doué de qualités très rares.

Ce fils fut employé dans la marine, et nous croyons qu’il vit encore, car nous ne voyons point son nom sur la liste mortuaire des officiers marins.

Quoique la signora Fr...si céda aux demandes du lord S...h, il avoit trop d’occupation pour la visiter aussi souvent qu’elle y étoit disposée, pour exécuter les hymnes de Paphos ; en conséquence, elle admit pour le seconder le capitaine B...r, qui étoit un beau gentilhomme, et tout à fait de son goût. Comme le capitaine n’avoit pas d’autres moyens pour se soutenir, lui et une nombreuse famille, que sa paye, la signora lui transferoit souvent les dons que le lord lui faisoit ; et quelquefois sa bourse particulière étoit, dans des temps d’urgence, mise à contribution ; car les huissiers qui connoissoient la liaison du capitaine avec la signora, ne l’épargnoient pas, lorsque son tailleur ou son boucher avoient de la difficulté à obtenir le paiement de leurs mémoires. D’après ces exemples de générosité, Fr...si se trouvoit sans cesse dans le besoin, quoiqu’elle gagna des sommes considérables à chanter dans différents concerts particuliers. Elle fit connoissance avec un certain libraire, pas bien éloigné de Ludgate-Hill, qui fournit avec profusion à ses besoins ; mais elle continua toujours de se trouver dans la gêne, au point qu’elle se vit enfermée pour dettes. Elle passa, dans sa retraite, le temps assez agréablement ; comme Tend...ci se trouvoit pour le même sujet dans cet endroit, ils furent fréquemment visités par tous les artistes de l’Opéra, et ils faisoient de petits concerts dans leurs appartements respectifs.

Elle fit, dans sa prison, la connoissance d’un malheureux auteur, qui, après avoir joué pendant deux ans à cache-cache, fut, conformément au jugement des baillis, enfin attrapé. Pendant plusieurs mois, il avoit renversé l’ordre du temps, c’est-à-dire, qu’il faisoit de la nuit le jour ; il se levoit ordinairement vers les six heures du soir, se rendoit au café, où il prenoit son déjeûner sous la dénomination de thé de l’après-dîner : dès qu’il avoit lu les papiers, il alloit se promener jusqu’à près de minuit ; il se transportoit ensuite chez Juppe, où on lui servoit à dîner au lieu du souper ; il y restoit tant que la maison étoit ouverte, et il y buvoit deux ou trois pintes de bierre. Si l’on fermoit avant le temps fixe de son coucher, il visitoit Brown-Bear, où d’autres maisons de nuit, afin de compléter le reste de sa soirée. Il est remarquable que, pendant près d’un an, un bailli, qui constamment avoit un ordre contre lui, ne pût jamais le découvrir, quoiqu’ils fussent si proches voisins, qu’ils demeuroient sur le même plancher, et occupassent les chambres adjacentes ; mais le poëte avoit changé son nom, et c’étoit si bien déguisé par sa mise, qu’il eut été impossible de le reconnoître d’après la description de sa première splendeur. De sorte qu’ils se rencontroient souvent ensemble dans l’escalier, et que M. S...r et M. Sm...th se faisoient, en passant, des compliments de civilité. L’indigence de M. S...r étoit si grande, que tout son linge ne consistoit qu’en une chemise, ou plutôt en un lambeau de chemise, ce qui le réduisoit à la nécessité d’être lui-même son blanchisseur. À la fin, il composa un ouvrage qui lui produisit une somme considérable ; et l’on peut dire que sa bonne fortune causa sa ruine ; car s’étant alors proprement habillé, et paroissant dans son premier éclat, M. Sm..th, qui avoit eu connaissance de ses démarches, le suivit bientôt au café de Bedford, et là, il le salua, pas tout à fait aussi honnêtement qu’il avoit coutume de le faire lorsqu’ils se rencontroient dans l’escalier de leur logement, quoique, par son apparence, il sembla avoir plus de titre à une conduite plus polie, que celle qu’il lui faisoit auparavant, lors de sa médiocrité.

L’entrevue fut surprenante, lorsque M. Sm..th découvrit que son ancien voisin étoit justement la personne qu’il cherchoit ; et S....r ne fut pas moins étonné de se trouver son prisonnier après avoir été aussi longtemps en son pouvoir, sans le moindre trouble ou poursuite, au point qu’il se croyoit, pour ainsi dire, tout à fait débarrassé de ses recherches.

La générosité de la signora Fr...si se montra en cette occasion, et elle invita M. S...r de manger avec elle pendant tout le temps de sa détention ; cette invitation lui fut d’un grand secours, car il ne possédoit, pour exister pendant quelques mois, qu’une pièce de quatre sols.

Tend...ci, qui se croyoit un potentat dans la

Gravure de l’édition originale des Sérails de Londres.

prison, s’introduisit un après-dîner dans l’appartement de la signora Fr...si ; et quoique relativement à la règle des prisonniers, le couteau arrêta la porte, ce qui étoit la marque que le devoir conjugal avec ou sans licence, ne devoit pas être interrompu, il enfonça la porte, il entra dans la chambre à coucher, et surprit M. S...r dans les bras de sa bienfaitrice et de sa dulcinée. M. S...r ressentit sur-le-champ une telle insulte, et il appella Tend...ci un j... f.... ; cette expression mortifia plus le demi-eunuque, que toute autre phrase que S...r auroit prononcé ; il en appella au jugement de la signora, qui lui répliqua malicieusement : « Non, non, vous chantez comme un ange, aussi bien couché que levé ; » il ne fut cependant pas content de cette réponse, et il insista pour en voir satisfaction. S...r consentit de la lui donner ; alors Tend...ci apporta une paire de pistolets chargés. Fr...si voyant que l’affaire devenoit trop sérieuse, et ne voulant pas perdre aucun de ses amants, parce qu’ils avoient tous les deux, suivant elle, leurs agréments respectifs, appella à son aide toute sa rhétorique pour les dissuader de l’action téméraire qu’ils alloient entreprendre ; mais ce fut en vain ; ils étoient trop résolus de se venger l’un et l’autre. En conséquence, Tend...ci, qui étoit de la croyance romaine, se retira dans son appartement, pour dire quelques Ave maria, afin que ses bottes fussent bien graissées pour le voyage qu’il alloit vraisemblablement faire, et M. S...r, de son côté, qui étoit un homme d’une propriété considérable, malgré qu’il fut enfermé dans un séjour misérable, et qu’il attendit un acte d’insolvabilité pour en sortir, se rendit dans sa chambre pour faire son testament en faveur d’un enfant naturel qui étoit alors dans l’hôpital des Enfants-Trouvés. Il est bon cependant de remarquer que ses legs consistoient en quelques manuscrits précieux qu’il avoit composé pendant sa retraite.

Les champions, en se retirant, avoient laissés les pistolets sur la table de la signora Fr...si. En les voyant, elle pensa que le seul moyen d’empêcher l’effusion du sang, étoit de les décharger, ce qu’elle fit avant le retour des combattants ; cependant elle laissa l’amorce, parce qu’il ne pouvoit s’ensuivre aucun accident fâcheux.

Tend..ci et S...r de retour, saisirent avec empressement leurs pistolets dans le dessein de vider leur différend. La signora Fr...si étoit présente pour voir leur jeu. Ils tirèrent ensemble, mais aucun des pistolets ne partit ; alors la signora jetta des éclats de rire, en leur disant : « Je vois que vous êtes tous les deux dans la même situation ; malgré votre bravade, vous trembliez furieusement l’un et l’autre dans votre peau. »